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Sylvain Sorgato as a Stupid Boy (1991-2003)

Les dessins de Sylvain Sorgato font la jonction entre deux séries rhétoriques de l’histoire de l’art : celle de la mémoire aveugle et celle de l’autoportrait masqué. Toute l’habileté réside sans doute dans le fait d’avoir traduit cette rencontre en un rapport : entre une méthode de travail, un genre et une thématique, entre une forme et un contenu.


autoportrait futuriste

Commençons par la méthode : les dessins sont réalisés rapidement, le plus souvent avec un stylo feutre et toujours les yeux fermés. La dextérité est telle que chacun peut être répété, avec assez peu de différences. Ils savent saisir des gestes, des poses, des attitudes et semblent paradoxalement croqués sur le vif par quelque prolixe caricaturiste. Ils affectionnent les types (le normal, le fat, la coquette …) et les genres (l’odalisque, le penseur …). Une certaine façon de condenser des traits typiques, de dire l’essentiel en quatre coups de crayon est, comme toujours dans la caricature, riens moins que spéculative. L’idée est ici auto-ironie (comme chez les romantiques), et toujours susceptible de duplication, de retransmission. Ce dessin à l’aveugle né de la défiance de tout contrôle visuel, au même titre que que le dessin automatique surréaliste, s’en distingue cependant par sa dimension répétitive implicite. Comme le happening qui (chez Allan Kaprow) comporte un scénario, il n’est donc pas expression brute, mais mise en scène du souvenir. Dans le moment où, les yeux fermés, l’artiste se concentre sur la pose du Roi du Dahomey (qui essaie lui-même de ressembler à quelque monarque occidental), il se ressouvient de tous les clichés du genre qu’il a dans la tête, les ramasse, et les restitue dans l’unicité d’un geste.

 Tout dessin à l’aveugle, en faisant confiance aux images mentales, à l’idée plutôt qu’à l’observation, s’origine dans l’idéalisme platonicien. Comme celui-ci il situe la vérité du côté du souvenir et juge que le prix à payer pour y accéder est l’épreuve de la perte du monde sensible (la perte de la vue). A vrai dire, l’image mentale est paradoxale. Car ce que fixe idéalement Sylvain Sorgato se situe en un lieu et un temps tout proche, dans son environnement, dans sa vie de tous les jours, – à savoir l’univers de la culture de masse, de la télévision et du show business, auquel il semble avoir été nourri, si tant est qu’il ait cessé d’en têter le biberon ! Dans le ciel des idées, ces héros, – ces demi-dieux qui devraient nous faire toucher au sublime – s’appellent Mathilda May ou Little Richard. Les yeux fermés, la mémoire télescope le temps ; moins qu’elle ne convoque un quelconque passé, elle s’attache au contraire à éterniser un présent, celui des média – entreprise totalement vaine, héroïque en cela même, puisque vouée à l’échec de tous les fétiches consommés, dont la destinée est moins la pérennité (celle de l’art) que l’obsolescence inéluctable. Le paradoxe est donc double : une mémoire du présent et un présent sans mémoire.

Les artistes du Pop’Art, Andy Warhol en tête, ont bien exploré cette nouvelle configuration, où le jeu entre l’art, le souvenir, le présent et la culture ambiante se trouve redistribué. Beaudelaire en avait détecté les prémices. Si objets et attitudes (la mode) sont d’emblée pénétrés par la mort, le monde s’offre alors comme une immense Vanité. Le sentiment de la perte du passé, la mélancolie de l’artiste, s’attache désormais au plus proche.


Mais qu’en est-il de la seconde tradition évoquée : celle de l’autoportrait masqué. Une formule myself as, par quoi débute chaque titre de dessin, sert d’embrayeur universel. Chaque fois, elle ancre l’image dans le genre de l’autoportrait ; elle fait de chaque personnage, objet ou situation, un « c’est de Sylvain Sorgato qu’il s’agit, du moins essaie-t-il de nous le faire croire ». Bref, on nous ferait, jusqu’à plus soif, le coup du déguisement.

On relèvera tout d’abord la figure du saltimbanque dont Jean Starobinsky a montré la récurrence dans l’art moderne. Debout sur un tabouret ou ironiquement « as normal », on ne peut s’empêcher de penser que Sorgato fait le clown, comme avant lui Christian Boltanski dans ses saynètes comiques où Urs Lüthi renvoyant au spectateur son image grimaçante. L’identification va tout autant à des personnages, (tel groupe de la musique industrielle la plus stupide) qu’à des situations (l’artiste ficelé dans un coffre de voiture ou se masturbant dans un coin). L’extraversion perverse allant, bien sûr, jusqu’à l’homosexualité du « Myself as the antique Roman girl picking flowers ». Car si « je est un autre » et ne se vit qu’à travers des identifications de substitution, il doute aussi de la différence des sexes (ce trait affleure également chez Lüthi).

Ces identifications successives à de nouveaux dieux éphémères, ou a des situations perverses cueillies au rayon de la presse spécialisée », ne véhiculent aucun des signes habituels de la souffrance ou du cri expressionniste. Il y a pourtant là, comme on l’a vu, une épreuve du présent. Et ce parcours de masques est un chemin de croix inavoué, une passion christique par défaut. C’est ce genre d’épreuve que Walter Benjamin, in fine, mit en évidence dans la « sensation du choc », la perte consentie de l’aura chez Baudelaire. Ce serait, si l’on veut, le côté exorciste et rédempteur de Sylvain Sorgato.


Mais, en définitive, ne sommes-nous pas les auditeurs d’un conte ? Comme dans la tradition orale, les différentes versions s’engendrent par des opérations de transformation : glissements et agglutinations. Voici donc la fable de l’artiste aveugle dessinant son impossible image, la fable de ce dessinateur fou qui, les yeux bandés, partit au pays des masques et les adapta à son visage, la fable du pays des miroirs sans tain. Cette fable a quelque ressemblance avec celle su singe artiste. Les deux ont une allure de parabole, comportent une leçon : cette démonstration répétée d’un savoir faire (et d’un savoir dire) qui ne doit rien aux méthodes de l’Ecole, à la réflexion et à la construction raisonnée, à la critique et à la perspective ; un savoir faire plutôt du côté de la bêtise, – comme si la connaissance du présent, ou du moins l’enregistrement de son émergence requérait le sacrifice du connu, de son épokè – l’indication que la vérité, à l’œuvre dans l’art, n’est en rien de raison.


Texte rédigé à l'occasion de l'exposition Myself as reduced to the minimum, Bruxelles, novembre 1992.


illustration :

Sylvain Sorgato

Myself as wearing 3d glasses, 1991

marqueur sur papier layout 80 grammes

21 x 29,7

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