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Photo du rédacteurMarie-Cécile Burnichon

Eyes Wide Shut : les dessins micro-politiques de Sylvain Sorgato

Les cartons de Sylvain commençaient à devenir encombrants. Prêté le temps d’un week-end, le deux-pièces a été transformé en réserve. Encouragée par le « Jette un œil, fais-toi plaisir » griffonné à mon attention, j’ouvre les boîtes et découvre des séries entières de dessins.

De format A4, ils sont tous encadrés d’une baguette noire et invariablement constitués d’un contenu iconique plus ou moins identifiable et d’un sous-titre manuscrit commençant toujours par « Myself as ». En les manipulant, je vois défiler, parmi tant d’autres, « Myself as the Christmas boy » (1993), « Myself as a Guerlain Instatan » (1993), « Myself as facing the future » (1992), sans doute une préoccupation d’actualité un an après l’obtention de son DNSEP à la Villa Arson, ou encore « Myself as Unknwon in 1888», hommage a Van Gogh, inconnu du grand public deux ans avant sa mort.

Voici donc, à partir de ce qui se présente comme des autoportraits, une étonnante radiographie des préoccupations de l’artiste, du pouls de l’époque, du ventre des média de masse et de la publicité.

La constance des dessins signale que Sylvain Sorgato emploie une méthode ou un protocole et c’est sans doute ce qui lui a permis de développer cette série pendant plus d’une dizaine d’années (1991-2003) sans jamais l’épuiser. Grand consommateur et admirateur d’histoire de l’art, Sylvain reprend donc un genre bien identifié, l’autoportrait, pour le retourner et lui faire parler autant du moi que du monde.

En lieu et place d’un autoportrait, c’est donc un portrait chinois de l’artiste (et de la décennie) que compose cette série.


autoportrait futuriste

Avril 2001

Autour d’un café, l’artiste me dit qu’il dessine les yeux fermés.

Comme j’avais déjà senti son esprit frondeur et malicieux dans ses autoportraits, je suis tentée de ne pas le croire. A quoi peut lui servir cette méthode, puisqu’il ne s’agit pas seulement de manifester une dextérité éclatante (la maîtrise du trait) et sa capacité à traduire par le dessin ce qui se forme dans son esprit ? Certes, pendant l’exécution, il faut être rapide, concis, ne pas perdre le fil. Ce qui arrive sur la page est souvent une synthèse entre des souvenirs, des pensées, une rêverie, une fulgurance et la capacité du moment qu’a la main de transcrire le tout.

Mais est-ce que « les yeux fermés » n’indiquerait pas aussi la façon dont il faut regarder le dessin ?

En effet, avec ce protocole qui l’empêche de contrôler le résultat final, inutile de dire du dessin s’il est bien fait ou mal fait, ou bien fidèle. La question de la ressemblance à la réalité ou à la mémoire est ainsi évacuée.

Pour le dire autrement, ces autoportraits les yeux fermés ne sont pas à juger selon des critères esthétiques (faisant appel à la sensibilité) mais à apprécier comme un processus artistique.


« Dessiner les yeux fermés » pourrait être un énoncé conceptuel à lire dans les boîtes de George Brecht ou les instructions de Yoko Ono. Cette tendance qui se développe depuis la fin des années 50-tout début des années 60 et que l’on nomme officiellement comme tel à partir de 1966 constitue une grande source d’intérêt pour Sylvain Sorgato. Toutefois, dans son travail, l’œuvre existe non seulement quand le dessin a été réalisé mais elle s’incarne aussi dans un résultat particulier, immédiatement reconnaissable, qui n’est pas à la portée de tout un chacun. Ainsi, ce protocole diffère ici d’un énoncé d’art conceptuel.

Au dos d’un cadre, j’ai trouvé une enveloppe qui révèle l’attention que porte l’artiste à l’espace et aux conditions de l’exposition. En plus d’un certificat d’authenticité de l’œuvre, elle contient un protocole extrêmement précis qui organise la présentation de plusieurs cadres sur les cimaises, la transformant quasiment en une installation in situ.

Cette « méthode » préconise d’accrocher les dessins à partir d’un point, avec des intervalles réguliers, ce qui permet pas de ne pas pouvoir en anticiper le résultat final. Ce deuxième dispositif à l’aveugle désactive et annule le jugement sur la façon de présenter les dessins et éloigne ainsi toute préoccupation décorative, dans une filiation directe avec l’art conceptuel et minimal, notamment des peintres comme Daniel Buren ou Niele Toroni.



Septembre 2006

Avec les publicités de la rentrée qui inondent la boîte aux lettres, je reçois une enveloppe matelassée qui renferme un petit cadre chromé aluminium : le dessin d’un chariot de supermarché est sous-titré « Add art to your cart » (Mettez donc de l’art dans votre chariot).

Injonction prémonitoire puisque dans un mois la Foire Internationale d’Art Contemporain (Fiac) est de retour. Diantre ! Le Myself as a disparu. Et ce n’est pas tout. A mon habitude, j’observe, je décrypte puis je démonte : ce dessin a été imprimé. Double Diantre !!

Un dessin à l’ère de sa reproductibilité technique ? Est-ce encore du dessin ?

Toujours réalisé à l’aveugle, il est à présent exécuté avec un stylet numérique, passant du stade analogique au stade numérique. Par le jeu des calques que propose cette technologie, l’artiste a désormais la possibilité de colorer les traits esquissés sans les voir.

La véritable révolution copernicienne – mais qui nous fait sans doute revenir à Platon - réside dans le fait que dorénavant, le dessin peut exister en plusieurs exemplaires : sa forme initiale ou matricielle est un fichier numérique qui dispose d’innombrables incarnations : impression de diverses dimensions, sur du papier, du tissu. Ainsi s’ouvre un nouveau territoire qui n’a pas encore de législation (le tirage est néanmoins limité à cinq exemplaires) ni d’us et coutumes. « Himself as an adventurer ?! »



2008-2009

En 2008, en pénétrant dans le salon d’exposition de Console, puis en 2009 dans le Vestibule de la Maison Rouge, je suis aspirée par une myriade de cadres de taille différente dont la disposition systématique décuple la colorimétrie des dessins, des passepartout et des encadrements.

Bien que l’accrochage continue de se référer aux protocoles conceptuels précédemment décrits, le résultat visuel rappelle la présentation des tableaux suprématismes de Malevitch pour l’exposition 0,10 à Petrograd en 1915, suspendus aux cimaises depuis un mètre du sol jusqu’au plafond. De telles synthèses temporelles n’effraient pas Sylvain Sorgato.

Donc, dans le vortex généré par ces images acidulées, il nous faut trouver l’épicentre, ou la « matrice ». Dans une vitrine, un ensemble de carnets dans lesquels l’artiste griffonne quotidiennement, fonctionnent comme la base de données de sa machine à dessiner. Il y puise des sujets pour les tracer sur la tablette, à l’aveuglette une seconde fois.

Sur toutes ces années, je m’amuse à repérer les invariants, comme par exemple, les références à la musique des années 80 et 90 chargée de rébellion et de contestation, à percevoir cette attention bienveillante pour ce qui l’entoure (« Any floral mutation », « Little mistakes that make things strange »). Et à noter les glissements. A quelques exceptions près, les dessins convergent vers une critique de la société du spectacle (« Please and Decrease», « Single Star », « First Prize ») et de la consommation à tous crins («Synthesize content »), une mise en garde contre le formatage des esprits (« Close your rebel eyes », « Cropped for Fame », « Miss mess »), contre l’emprise du marché sur le monde de l’art et contre l’affadissement de la création artistique (« More art to sell, less art to see », « Art as a mimic of art »…). En lisant des propositions qui pourraient être celles d’un manifeste et qui sont là proprement et silencieusement encadrées, avec des couleurs éclatantes qui en annulent la dimension critique, je réfléchis à l’humilité et la discrétion de ces messages. Pas de grandiloquence.

A l’inverse, dans une veine burlesque, Wim Delvoye a érigé le post-it au titre de monument, en référence au Mont Rushmore, en gravant dans les falaises (il trace numériquement sur des clichés) les messages aussi futiles que ceux qu’on laisse sur la table quand on sort promener le chien (« Outwalking the dog, back soon, Tina ») ou pour donner des informations sur le dîner (« Honey, lasagna in the fridge, love you, S. »), selon une de ses problématiques favorites qui vise à proposer à l’éternité ce qui est futile ou vernaculaire.

Si chaque élément de la population « dessins de Sylvain » a son autonomie, il me semble que ce qui leur donne de la voix, c’est la présentation simultanée de plusieurs d’entre eux, l’expérience d’une totalité organisée qui les complète et les recharge individuellement, un peu à l’image des fractales.



Novembre 2010

Dans un ancien espace industriel en attente de réhabilitation, Antoine de Galbert a laissé le terrain libre à Sylvain Sorgato pour qu’il puisse expérimenter l’agrandissement de ses dessins.

Parmi le dédale de salles organisées autour d’un patio, l’artiste a pensé un parcours qui permet au visiteur de n’avoir qu’un seul dessin à la fois dans son champ de mire. Il faut donc se déplacer, parcourir le lieu du sous-sol au dernier étage pour connaître le face-à-face avec les œuvres.

Le résultat est saisissant. L’agrandissement confère aux dessins un autre statut : d’images, ils deviennent telles des affiches (le terme « tableau » ne me semble pas approprié), susceptibles de parler à plusieurs alors que le dessin encadré proposait davantage un conciliabule. Se déployant aux murs, ils intègrent dans leurs teintes celles qu’ils trouvent dans l’épiderme des parois. Par ces nouvelles dimensions, ils gagnent en autorité, leur titre claque comme une formule de Barbara Kruger.

Contre toute attente, le motif - tiré d’un carnet et agrandi au mur via un passage par la tablette numérique - sollicite à nouveau la main pour être réalisé, et pour la première fois, impose à l’artiste d’avoir les yeux grands ouverts pour se mettre dans les pas de ce qu’il a initialement dessiné les yeux fermés.

Bien que je me sois souvent demandée si les dessins de Sylvain n’étaient pas promus à un destin warholien, c’est-à-dire voués à être reproduits en grande quantité sur divers supports pour se diffuser dans le monde et l’infuser, ces agrandissements laissent penser que c’est peut-être cette échelle qui leur permettra d’exister pleinement dans l’espace public ou urbain.

Qu’un dessin à l’aveugle mais l’esprit bien ouvert occupe un panneau d’affichage me semble un juste retour des choses.


Pour un artiste qui cherche à repenser les conditions (les cadres) de son activité, il n’est pas étonnant que la vente de l’oeuvre donne lieu à un protocole particulier.

Cette dernière a bien sûr évolué avec les technologies employées par Sylvain Sorgato. Ainsi, depuis qu’il dessine avec une tablette numérique, c’est un fichier informatique (accompagné d’une impression) que l’artiste cède à l’acheteur. Cette dématérialisation rejoue d’une certaine façon le protocole conceptuel selon lequel acquérir une œuvre consiste le plus souvent à en détenir les conditions de possibilités et les modalités d’existence.

Mais ici, elle le dépasse en octroyant à l’acquéreur le choix de la forme finale de l’oeuvre. Vous pensiez acheter un dessin, l’accrocher, et hop, c’est terminé ?! Et bien, non, Sylvain Sorgato vous offre le frisson de la décision. Il incite à penser la relation entre l’œuvre et le lieu où elle pourrait être présentée, à évaluer ce que vous attendez d’elle (une décoration, un statement artistique, un mémento...). Ceci, sans imposer aucun droit de regard sur le choix du collectionneur, à l’exception de celui qui porterait atteinte à la création, en vertu du droit incessible de la propriété intellectuelle.

Jusqu’à présent, à la faveur de conditions générales de vente encore libres de toute jurisprudence, les nouveaux propriétaires s’emparent des infinies possibilités du fichier numérique pour solliciter l’artiste, obtenir ses conseils, complétant ainsi la transaction commerciale d’une dimension symbolique et l’œuvre d’une aura transitionnelle.

En laissant ouverte la possibilité d’inscrire dans le monde ce qu’il en a prélevé, Sylvain Sorgato fait le pari d’un certain type de don, afin que l’art ne se résume pas à un marché.


Texte rédigé à l'occasion de la parution de la publication Under the Leaves, VOG, Fontaine, été 2011.


illustrations :

Sylvain Sorgato

Myself as destined to classic status, 1991

marqueur sur papier layout 80 grammes, 21 x 29,7 cm


Myself as Niele Toroni, 1991

marqueur sur papier layout 80 grammes, 21 x 29,7 cm


Add art to your cart, 2006

encre numérique, dimensions variables

collection privée


Success can wait, 2010

agrandissement mural, peinture acrylique, dimensions variables

vue de l'exposition Success can wait, c/o Antoine de Galbert, Paris


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