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DÉCROCHEURS

une contre-histoire de la modernité

un imaginaire possible pour le XXIe siècle

01 - introduction

temps de lecture : 8 minutes

Franz von Lenbach (1836-1904)

Un jeune berger (Hirtenknabe)

peinture à l’huile sur toile, 107 x 154 cm

Sammlung Schack, Bayerische Staatgemäldesammlungen, Munich

En 2019, j’assiste à une intervention de Cyril Dion exprimant son désarroi face à l’absence d’un véritable récit porteur d’un imaginaire en faveur de l’écologie contemporaine.

Un récit, une narration – qui consisterait à projeter dans le passé une histoire à venir, la mettant en perspective pour la rendre lisible, voire désirable. Un récit capable d’incarner une époque et ses enjeux, une idée ou un projet, construit collectivement afin d’en maîtriser les contours, peut-être, et surtout, permettant susciter l’adhésion des masses.

Ce récit est indispensable pour faire passer une problématique de l’actualité à la culture, nous incitant collectivement à en adopter les postures et les idées. Un récit dont on puisse s’approprier les figures et les mythes, un récit dans lequel puiser les comportements et les modes de relation propices à notre épanouissement. Un récit qui fasse œuvre de communauté.

Voilà, en substance, ce qui semblait animer la recherche de Cyril Dion.

Narquois, je me dis alors qu’il était assez attendu, pour un réalisateur, d’être à l’affût de ce qui pourrait constituer sa matière première. Évidemment, les cinéastes ont besoin de récits écrits par d’autres, et fabriquent de la culture en dispersant la substance de ces œuvres qui leur ont semblé remarquables. On dit qu’ils partagent ; on peut penser qu’ils dissipent: de l’énergie et des idées. Et que cette dissipation est indispensable à la dynamique du savoir.

En filigrane, une autre idée me travaillait : si l’un de nos défis est de réaliser que la nature nous échappe et que sa puissance – nous qui sommes si sensibles aux manifestations de force – dépasse largement notre imagination et nos représentations, alors en faire un récit désirable ne sera pas simple. Aujourd’hui, la nature semble capable de manifestations plus impressionnantes que celles que l’on puisse nommer : on manque de mots.

Johnny Lindner / Pixabay

À la même époque, je menais de mon côté une réflexion intitulée: L’Image Pertinente, inspirée par certaines avant-gardes du XXᵉ siècle (le Futurisme, De Stijl et le Constructivisme notamment). Je m’interrogeais sur la contribution possible des artistes contemporains à nous aider dans l’interprétation de la crise de notre rapport à notre milieu, caractéristique de notre époque.

Historiquement, il me semble que les artistes ont souvent joué un rôle crucial dans l’interprétation et l’assimilation des enjeux de leur temps. Mais aujourd’hui, force est de constater que les propositions sont rares, surtout au regard de l’importance croissante du sujet et de l’effervescence éditoriale qu’il suscite.

Lazar Lissitzky dit El Lissitzky (1890-1941)

Клином красным бей белых! (Battez les blancs avec le Coin Rouge!), 1919

affiche

Puis, fin 2023, en relisant des documents sur le Monte Verità, j’ai redécouvert l’histoire d’Ida Hofmann, d’Henri Oedenkoven, de Gusto Gräser et d’autres – un sujet qui alimente bien des fantasmes dans le petit monde de l’art contemporain.

C’est à Harald Szeemann, figure majeure de l’art européen depuis les années 1970, et à sa curiosité obsessionnelle pour tout ce qui déjoue nos attentes en matière d’art (comme l’art brut, par exemple), que l’on doit la résurgence de ce motif dans l’imaginaire de l’art contemporain. Si son approche privilégie souvent l’ésotérisme du "génie du lieu" plutôt que l’organisation des sanatoriums du XIXᵉ siècle, c’est précisément cette perspective qui m’a éclairé.

1Harald Szeeman (1933-2005), commissaire d’exposition suisse, directeur de la Kunsthalle de Berne de 1961 à 1969 et de la documenta de Kassel en 1972. Szeeman reste la figure prolixe et emblématique du commissariat d’exposition à la fin du XXe siècle.

Henri Oedenkoven et Ida Hofmann

encart paru dans le journal The Sketch, du 28 mars 1906

En explorant mes notes, j’ai compris qu’Ida Hofmann s’était engagée corps et âme avec Oedenkoven dans la création du Sanatorium Monte Verità, perché au-dessus d’Ascona, car elle y voyait l’opportunité de réaliser un mode de vie inspiré par certains idéaux progressistes et avant-gardistes de l’époque : une existence naturelle, harmonieuse, affranchie des miasmes industriels et des mensonges du capitalisme.

Dès 1899, Hofmann et Oedenkoven s’emparent ainsi de deux enjeux majeurs : notre relation à la nature et au capitalisme, adoptant un mode de vie holistique en accord avec leurs convictions.

Leur récit est celui d’une bourgeoisie bohème regardant non sans inquiétude une Europe en pleine industrialisation et urbanisation. Face au monde qui advient et dont les promesses semblent terrifiantes, le retour à la nature leur apparaît comme seule alternative viable, portée par un postulat : si l’harmonie du monde est brisée par la chute de l’homme dans la modernité, la rédemption collective est à trouver dans une sociabilité sobre et responsable.

C’est ainsi que j’ai entrepris de contextualiser l’aventure du Monte Verità, y découvrant les fragments discrets d’une histoire où s’entremêlent intensément l’art et les idées du XXᵉ siècle européen. Cette histoire s’est trouvée des antériorités datant du tout début du XIXème siècle, et son récit me semble produire un écho enrichissant lorsque partagé dans l’époque qui est la nôtre.

Je me suis donc essayé au travail qui consiste à ordonner les trésors trouvés sur ce chemin pour les restituer ensuite au plus grand nombre.

un Imaginarium

écologiste et post-capitaliste

Pour quiconque s’intéresse au monde contemporain, quelle que soit sa discipline – technique, scientifique, esthétique ou morale –, deux problématiques émergent des innombrables défis du quotidien : le partage des richesses et la pression environnementale.

Le partage des richesses est une question structurante depuis l’avènement de la modernité : depuis que l’artisanat s’est mué en industrie, que la financiarisation a pris son essor –, depuis que le capitalisme a promis l’égalité en échange de l’abolition du féodalisme, depuis que les classes laborieuses ont compris que cette promesse resterait lettre morte. L’histoire sociale, depuis la fin de l’Ancien Régime, est celle d’une lutte des classes en faveur d’un juste partage de la richesse produite collectivement, lutte dont l’intensité ne s’est jamais démentie.

Yuly Ganf (1898-1973)

Dans ce Restaurant, on ne sert qu’une seule personne

caricature parue dans le numéro 4 du journal satirique soviétique Krokodil, 1953

Si la lutte des classes structure les relations entre les groupes sociaux depuis deux siècles, la crise écologique introduit une fracture nouvelle : celle de l’humanité face aux limites du monde qu’elle a cru dominer.

La pression environnementale constitue une rupture inédite dans l’histoire de notre civilisation. Elle marque un renversement du rapport de force entre l’humanité – largement façonnée par son point de vue Occidental – et son environnement, jusqu’alors soumis. Non sans efforts, mais finalement soumis.

Nous devons désormais renoncer à une conception héritée du christianisme, selon laquelle la nature serait un don de Dieu à faire fructifier (comme le suggère la parabole des talents dans l’Évangile selon Matthieu). La technicisation du travail et l’extractivisme n’ont pas seulement augmenté l’exploitation des ressources : ils ont révélé leur finitude, exposant l’épuisement progressif d’un monde que nous avions cru sans limites, à la merci de notre voracité qui elle, semble sans limites.

1La parabole des talents (Matthieu 25:14-30) est un récit biblique dans lequel Jésus illustre la notion de responsabilité et de fructification des dons reçus: Un maître confie des "talents" (unités monétaires ou compétences) à trois serviteurs avant un voyage : cinq à l’un, deux à un autre, un au dernier. À son retour, les deux premiers ont fait fructifier leurs talents, tandis que le troisième, par peur, a enterré le sien. Le maître loue les deux premiers, mais condamne le troisième pour sa passivité.

Cette prise de conscience a bouleversé notre relation à la nature, provoquant une révolution comparable à l’abolition de l’esclavage : tout comme il a fallu reconnaître que les Noirs n’étaient pas des "créatures sauvages" mais des êtres humains à part entière, nous devons aujourd’hui accorder des droits à ce qui fut longtemps perçu comme une ressource inépuisable, un capital sans âme ni conscience, mis à notre disposition par une Providence indifférente au sort que nous lui avons méthodiquement fait. Je ne crois pas que les enjeux soient équivalents, mais je ne crois pas qu’il soit possible de se soustraire à la dynamique qui conduit à l’élargissement du cercle des ‘sujets dignes de droits’.

Théodore Géricault (1791-1824)

Étude de Portrait (Joseph)

peinture à l’huile sur toile, 47 x 38 cm, 1818

Paul Getty Museum, Los Angeles, inv. 85.PA.407

Pour affronter ce colossal changement de paradigme, nous disposons de trois outils aux temporalités distinctes : la thermodynamique, la génétique et la culture.


Le premier relève du temps long – celui de la Terre – et régit les adaptations soumises aux lois physiques.


Le second, plus rapide, permet aux organismes de s’ajuster par des mutations génétiques.


Le troisième, quasi instantané, est la culture : elle incarne notre capacité à nous adapter à des environnements mouvants. C’est l’expérience d’un séjour en immersion à l’étranger ; c’est le savoir transmis aux générations suivantes ; ce sont les habitudes adoptées face aux bouleversements de notre quotidien.

Cet ouvrage se concentre sur le troisième outil : la culture. Les récits qui suivent mettent en lumière des individus qui, face aux mutations de leur époque – l’industrialisation de masse, l’urbanisation, la rupture avec la nature –, ont choisi des voies alternatives. Ils ont refusé de se conformer aux courants majoritaires, préférant des modes de vie guidés par des aspirations humaines, spirituelles et morales, plutôt que par les impératifs du commerce, de l’industrie ou de l’autorité patriarcale.

D’où le titre donné à ce travail : Décrocheurs.

Gusto Gräser écrivant, vers 1950

Il ne s’agit ni de proposer des modèles ni d’établir une doctrine. L’histoire de ces marginaux illustre un débat si profondément ancré dans des concepts malmenés – l’universalité, la détermination individuelle – qu’il a engendré les polarisations et les fractures les plus violentes du XXᵉ siècle européen, dont l’ombre plane encore.
Ces récits saisissent un moment décisif où des idées radicales ont trouvé leur expression dans des pratiques concrètes. Leur pertinence contemporaine est saisissante : ils révèlent une Europe en tension entre la fin du XIXᵉ siècle et les années 1950, traversée par des contradictions que nous reconnaissons encore aujourd'hui.

À distance, ces expériences ne constituent pas un modèle à reproduire – elles forment plutôt un laboratoire d'essais et d'erreurs. Leur valeur réside dans leur diversité même : comme autant de réponses divergentes à une même question, elles éclairent sous des angles multiples le double défi qui nous occupe toujours – définir la place de l'humain dans son environnement, et imaginer une organisation sociale plus juste.

En définitive, les figures et les faits évoqués ici constituent des sources d’inspiration pour quiconque cherche à interroger le monde d’aujourd’hui.

site mis à jour en novembre 2025

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