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DÉCROCHEURS

une contre-histoire de la modernité

un imaginaire possible pour le XXIe siècle

03 - clairière

​temps de lecture : 72 minutes, 77 illustrations

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Jules Coignet (1798-1860)

Les Peintres sur le motif dans la forêt de Fontainebleau (détail)

peinture à l’huile sur toile, vers 1820

Musée des peintres de Barbizon

villages
l'académie Suisse
l'académie Léon Cogniet
Barbizon
vapeur, fumée, vitesse

L’École des Beaux-Arts
 

Les académies dont il va être question dans les pages suivantes sont pour beaucoup décrites en opposition à l’ École des Beaux-Arts de Paris, et c’est ce qui fera leur postérité. Il convient donc de préciser comme préalable quelques détails du fonctionnement de cette académie officielle.

Fondée en 1648 sous l'impulsion de Colbert, l'École des Beaux-Arts de Paris fut l'instrument d'un contrôle de l'État sur l'art et les artistes. Réorganisée en profondeur par Napoléon, elle devint, surtout après la Restauration, un passage quasi obligatoire pour toute carrière artistique officielle.

L'Académie des Beaux-Arts, branche de l'Institut de France, en était le cœur. Composée de quarante membres élus à vie, elle sélectionnait les jeunes talents, les formait dans ses ateliers privés et les préparait au concours d'entrée, extrêmement sélectif. Le cursus qui suivait était d'une rigueur technique incontestable, mais laissait peu de place à la créativité et à l'interprétation personnelle, privilégiant une stricte conformité aux canons classiques.

L'enseignement reposait avant tout sur le dessin, dont l'importance primordiale était symbolisée par le grand atrium de l'École, peuplé de moulages de statues antiques. Le programme était ponctué de nombreux concours, le plus prestigieux étant le Prix de Rome. Réservé de fait aux élèves de l'École, ce concours exigeait des candidats qu'ils produisent, en 70 jours et sur un sujet biblique ou historique imposé, une grande composition soigneusement dessinée.

Le lauréat était récompensé par un séjour de cinq ans à la Villa Médicis à Rome. Là, il étudiait et copiait les chefs-d'œuvre antiques et de la Renaissance, envoyant régulièrement ses travaux à Paris pour être évalué.

Ce système, bien que formant des techniciens hors pair, est celui contre lequel les avant-gardes du XIXe siècle, des Romantiques aux Impressionnistes, allaient progressivement se rebeller.

Les écoles, ateliers ou académies privées, vont proposer un modèle alternatif à celui, vieillissant, de l’École des beaux-Arts, et produire une passerelle entre la peinture dissidente (celle du paysage) et les bohèmes parisiennes en formation.

L’Académie Suisse (1815-1879)

Un creuset de la modernité artistique à Paris
 

Origines et fonctionnement

En 1815, au cœur de l’île de la Cité, un ancien modèle de Jacques-Louis David, Martin-François Suisse (1781-1859), ouvre un atelier libre au numéro 4 du quai des Orfèvres.

Fils d’un perruquier parisien d’origine allemande (son nom, "Suisse", est une francisation de Schweitzer), il crée un lieu atypique : sans examens ni professeurs attitrés, moyennant une modeste cotisation de 10 francs-or (environ quarante euros actuels)  par mois, les artistes accèdent à des modèles vivants et travaillent en toute liberté.

Le pont Saint-Michel et l’académie Suisse (bâtiment d’angle blanc)

carte postale, 1904

L'académie était située dans une maison rouge et sordide, où un couloir sombre menait à un escalier usé et sale, débouchant sur une porte au deuxième étage. Suisse y aménagea un appartement en location, où une grande pièce servait d'atelier d'art et les deux autres pièces devenaient son logement personnel.

L’atelier, sans fioritures, baignait pourtant dans une lumière généreuse grâce à un imposant quinquet de vingt lampes. Quatre-vingts tabourets et bancs – rarement inoccupés, quelle que fût la saison – formaient un amphithéâtre improvisé. Les murs, peu à peu jaunis par la nicotine, s’ornaient d’études académiques laissées en guise de paiement par des élèves sans le sou.

Pour une modeste cotisation, chacun pouvait y pratiquer son art librement, du fusain à la sculpture. Suisse fournissait des modèles – masculins trois semaines sur quatre, féminins la dernière – dont le coût, mutualisé, soulageait les bourses les plus modestes. Certains étudiants, en quête d’anatomie réaliste, franchissaient même le seuil de la morgue toute proche, vers le Pont Saint-Michel, pour y croquer des corps sans bourse délier.

Point de cours formels ici, mais l’œil avisé de Suisse, ancien modèle et fin dessinateur, guidait les poses. Cet homme jovial et érudit, surnommé Le Père Suisse, captivait ses protégés avec des anecdotes sur David ou Delacroix, tout en leur déclamant des vers classiques.

L’ambiance y est bohème, bruyante ; Zola la décrit comme comme Un capharnaüm où les rires couvraient le grattage des crayons (Emile Zola : L’œuvre, 1886). Dans une grande pièce mal éclairée, les rapins s’entassent sur des tabourets inégaux, croquant des modèles et comparant leurs propositions.

Une pépinière de génies

L’Académie Suisse devient un carrefour artistique où se croisent les futurs maîtres du XIXᵉ siècle :

  • Les précurseurs : Corot (1822-23), Daumier (1823), Courbet (1839).

  • Les impressionnistes en gestation : Pissarro (1855-58), Monet (1860-61), Renoir, Bazille et Sisley, qui fréquentent aussi l’atelier Gleyre.

  • Le teigneux : Cézanne (1862-64), qui y peint à grands traits de fusain, dans un style brutal, selon les mots de ses contemporains, et qui rencontrera là celui qui deviendra son grand ami : Achille Emperaire

  • Le passeur : Carolus-Duran (1859-1861) qui créera sa propre école et incitera ses élèves à rejoindre les peintres de paysage à Barbizon.

D’autres noms illustres y feront leurs armes : Manet, Degas, Fantin-Latour, ou encore le Suisse Arnold Böcklin.

Camille Corot (1796-1875)

Quai des Orfèvres et pont Saint-Michel

peinture à l’huile sur papier contrecollé sur toile, 46 x 64 cm, 1833

Paris, musée Carnavalet, Inv. P1378

La proximité de Suisse avec de jeunes artistes talentueux lui a donné une excellente position pour devenir marchand d'art. Il achetait donc leurs œuvres à bas prix et les revendait à un prix considérablement élevé. Nicolas François Octave Tassaert a été l'un de ceux dont les œuvres ont le plus contribué à la fortune de Suisse.

Gustave Courbet (1819-1877)

Portrait de Charles Suisse

peinture à l’huile sur toile, 59 x 49 cm, 1861

Metropolitan Museum of Art, New-York

Transmission et métamorphose

À la mort de Martin-François Suisse en 1859, son neveu Charles Suisse reprend les rênes jusqu’en 1871. Mais l’atelier décline avec la fin du Second Empire. Le sculpteur italien Filippo Colarossi le rachète, le rebaptise Académie Suisse-Cabressol, puis le transfère en 1870 rue de la Grande-Chaumière, où il devient l’Académie Colarossi – désormais ouverte aux femmes.

Héritage

Plus qu’un simple atelier, l’Académie Suisse fut un lieu de rencontres et de débats, elle a permis l’éclosion du réalisme (Courbet), préparé l’impressionnisme (Monet-Pissarro), et offert à Cézanne un refuge pour ses audaces.

Mais comme l’écrivit un ancien élève :

Ici, on apprend à peindre sans règles… sauf les siennes.

L'Académie Léon Cogniet (1794-1880)

L'Atelier du Juste Milieu

Léon Cogniet (1794-1880

Autoportrait

peinture à l’huile sur toile, 60 x 50 cm, 1818

Musée des Beaux-Arts d’Orléans, inv. PE.237

Un maître entre tradition et modernité

Léon Cogniet (1794-1880), peintre néo-classique et romantique, incarne la figure du professeur éclectique du XIXe siècle.

Fils d’un artisan en papiers peints, il entre à l’École des Beaux-Arts en 1812, où il côtoie Delacroix, Géricault et Michallon dans l’atelier de Guérin.

Prix de Rome en 1817 pour Hélène délivrée par Castor et Pollux, il peint un portrait de Michallon puis séjourne à la Villa Médicis jusqu’en 1822, y peignant des paysages inspirés de Valenciennes.

Léon Cogniet (1794-1880

Portrait d’Achille-Etna Michallon

peinture à l’huile sur toile, 46 x 37 cm, 1818

Musée des Beaux-Arts d’Orléans, Inv. PE.270

De retour à Paris, il devient une vedette des Salons avec des toiles comme Marius sur les ruines de Carthage (1824) ou Le Tintoret peignant sa fille morte (1843), qui lui vaut les éloges de Baudelaire – malgré une critique en demi-teinte : 

M. Cogniet ignore les caprices hardis de la fantaisie,

produisant dans ces lignes le cadre qui fera l’identité de Cogniet.

Léon Cogniet (1794-1880)

Tintoret peignant sa fille morte

peinture à l’huile sur toile, 143 x 163 cm, 1843

Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Inv. BX E 456

L’Atelier : Une École Mutuelle

En 1831, Cogniet ouvre son atelier au 9 rue de la Grange-aux-Belles, puis un second, au numéro 50 de la rue des Marais Saint-Martin, réservé aux femmes, qu’il confie à sa sœur Marie-Amélie. Léon Cogniet n’a donc pas seulement été l’incubateur prudent d’artistes en devenir, il a également créé un lieu d’acceptation et de reconnaissance pour des femmes désireuses de devenir artistes, catégorie dont la visibilité s’était estompée depuis la Révolution Française, et qui allait bientôt organiser sa propre société : l'Union des Femmes Peintres et Sculpteurs, en 1881.

Catherine-Caroline Cogniet (1813-1892)

L’Atelier de jeunes filles artistes de Léon Cogniet

1836

Musée des Beaux-Arts d’Orléans, Inv. 818

Même si elles sont admises dans les ateliers, les conventions en vigueur mettent les étudiantes à l'écart des circuits sociaux masculins (cafés, vie « bohème ») comme des discussions artistiques et de l'émulation qui y existent. Certaines femmes artistes intégrées dans la société bourgeoise peuvent tenir des salons mondains pour faire exister leur art. Le Salon « officiel », celui de la Société des artistes français, reste très sélectif à l'égard des femmes peintres et l'hégémonie des hommes y est forte. Au total, « une troupe invisible de femmes » (selon l'expression de Marguerite Yourcenar reste globalement à l'écart de la professionnalisation artistique.


 

Contrairement à l’Académie Suisse, son enseignement est structuré mais tolérant :

  • Discipline : issue des Cours de dessin au lycée Louis-le-Grand (1831-1876) et à l’École polytechnique (1847-1861).

  • Liberté : pas de dogme esthétique. Ses élèves vont du réalisme de Rosa Bonheur au néo-grec de Jean-Paul Laurens.

  • Communauté : Ernest Vinet parlera de l’atelier de Cogniet comme d’Une école mutuelle où les anciens forment les nouveaux . Parmi les "moniteurs" nommés par Cogniet on trouve : Ernest Meissonier, Evariste-Vital Luminais, qui observent Degas, qui y croquer ses premiers chevaux.

L'audace discrète

Artiste chéri de la monarchie de Juillet, Léon Cogniet incarne à merveille le Juste Milieu cher à Louis-Philippe - cette politique qui se voulait un équilibre fragile entre révolution et conservatisme. Comme le roi bourgeois, Cogniet navigue entre tradition et modernité avec une élégance calculée.

Léon Cogniet (1794-1880)

L’Expédition d’Égypte sous les ordres de Bonaparte

peinture à l’huile sur toile, 376 x 580 cm, 1835

Musée du Louvre, Paris, Inv. 3287

Les commandes officielles et celles de portraits mondains assoient la respectabilité de Cogniet: son Expédition d'Égypte glorifie Napoléon sans heurter le nouveau régime, tandis que son portrait de la veuve Clicquot - dont le visage orne encore les bouteilles de champagne - fait de lui le chroniqueur de l'élite industrielle naissante.

Pourtant, derrière ce conformisme apparent, l'artiste cultive des paradoxes savoureux. En 1827, il scandalise les bien-pensants avec sa Femme du Pays des Esquimaux , sujet exotique qui détonne parmi les nymphes en usage à l’académie. En 1831, il prend fait et cause pour les insurgés polonais contre le tsar, tout en peignant pour Louis-Philippe des allégories patriotiques.

Léon Cogniet (1794-1880)

Femme du Pays des Esquimaux

peinture à l’huile sur toile, 42 x 36 cm, 1827

Cleveland Museum of Art, Inv. 1980,249

Sa pédagogie elle-même bouscule les codes : confiant la direction de son atelier féminin à sa sœur Marie-Amélie, il offre aux femmes une formation professionnelle inédite – qui va bien au-delà du simple "agrément" artistique qu'on leur concède alors aux fins d’enrichir leur trousseau.

Sous des dehors de bourgeois conformiste, Cogniet pratique l'art de la subversion prudente - exact reflet de cette monarchie de Juillet qui se voulait révolutionnaire et conservatrice à la fois. Un équilibre difficile, comme en témoigne ce mot d'un critique:

 Il peint l'Histoire avec les mains d'un notaire et le regard d'un poète.

Léon Cogniet (1794-1880)

Portrait de Marie-Amélie Cogniet

peinture à l’huile sur toile, 61 x 50 cm, 1818

Musée des Beaux-Arts d’Orléans, Inv. PE.241

 

Postérité Paradoxale

À sa mort en 1880, Cogniet laisse 1 240 dessins et 167 peintures au musée d’Orléans.

Si Paul Mantz juge son œuvre « indistincte », ses élèves – de Bonnat à Meissonier – portent sa marque : celle d’un métier impeccable allié à une curiosité sans préjugés.

Marie-Edmée Pau raconte :

On tremblait quand il entrait dans l’atelier. Puis il s’asseyait, examinait chaque étude en silence… et repartait sans un mot.
 

L’atelier Cogniet fut un laboratoire du XIXe siècle : suffisamment académique pour rassurer les institutions, suffisamment ouvert pour accueillir des talents inclassables.

Une incarnation de l’équilibre impossible entre tradition et modernité.

Villages

Conspirant depuis les ateliers et académies privées de maîtres pourtant bien installés, les artistes formulent, contre l’Académie, une critique sociale explicite. Ils s’adressent aux institutions avec une volonté claire d’émancipation : vous ne faites pas ce qu’il faut - Vous ne tenez pas les promesses de 1789 — celles d’une modernité véritable, fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité.

Lantara et Bruandet, figures de la marginalité au tournant du XVIIIe siècle, ont créé des formes restées vivantes dans la culture populaire. On les a dites « kitsch » à tort : il ne s’agit pas d’un mauvais goût emprunté, mais d’une réappropriation. Le peuple, ici, ne copie pas : il fait sien ce que les élites, par ignorance, moquent.

Il existe une histoire de l’art et des avant-gardes qui ne passe ni par les musées, ni par les manifestes. Une histoire souterraine, errante, composite. Une histoire d’individus qui se retirent, de vies qui se réinventent à la lisière du monde bourgeois. Une histoire de clairières, de cabanes, de jeûne, de danse nue. Une généalogie alternative de la modernité, dont l’un des points de départ pourrait bien être ce hameau en lisière de forêt : Barbizon.

Barbizon enfante un modèle que Grez-sur-Loing propulse vers l’avant, tel un tremplin. Des artistes étrangers y affluent, échangent, s’en inspirent puis l’adaptent dans leur pays d’origine. Cet enthousiasme devient euphorique lorsqu’il rencontre la Bohème qui enflamme les cabarets parisiens : au Chat Noir, au Moulin Rouge, chez La Goulue, dans les danses ondoyantes de Loïe Fuller, on célèbre une vie incandescente et libre, parfois tragique.

Derrière les feux de la rampe, c’est toujours la même quête qui transparaît : celle d’une vie autre, d’un ailleurs à inventer.

Un désir d’évasion.

L'École de Barbizon

Dans les années 1830, à l’orée de la forêt de Fontainebleau, tandis que Paris bruisse des promesses et des désordres de la Révolution industrielle, un groupe de jeunes peintres formés entre l’Académie Suisse et celle de Léon Cogniet déserte les salons feutrés de la capitale. Ils gagnent Barbizon, un modeste village niché aux lisières des bois, pour y planter leurs chevalets face aux chênes centenaires, aux futaies sombres et aux ciels mouvants.

Jean-François Millet y peint les paysans, non plus comme des figures morales ou mythologiques, mais comme des présences réelles, presque sacrées, incarnant une forme de dignité silencieuse.

Théodore Rousseau, quant à lui, s’attarde sur les mousses, les troncs noueux, les lumières tamisées qui filtrent entre les feuillages. De leurs regards conjugués naît une esthétique nouvelle : celle d’une nature vécue, d’une vie simple, en retrait du tumulte des machines et de la froideur académique. Ce n’est pas encore une révolution sociale, mais déjà une révolution du regard. Barbizon marque un premier refus — discret, pictural, mais décisif.

Comme pour l’impressionnisme, le terme École de Barbizon ne vient pas des peintres eux-mêmes, mais d’un critique d’art, David Croal Thomson, qui le forge tardivement en 1891, soit près de soixante-dix ans après les débuts du mouvement.

Melun et Barbizon

Carte Topographique de la France, 1836

 

Situé au nord de la forêt de Fontainebleau, Barbizon devient progressivement le point de ralliement d’artistes ayant transité par les académies privées parisiennes, portés par une ambition commune : peindre au plus près du motif, immergés dans leur sujet.

L’initiative en revient en général à Camille Corot, considéré comme le premier à avoir arpenté régulièrement les sentiers de la forêt à la recherche de paysages authentiques — vrais, dépouillés de toute fioriture ou de toute rhétorique.

Ce qui fait la différence entre Lantara et Corot, et qui lui vaudra la postérité qu’on lui connaît, c’est sa conscience artistique. Pour Corot, aller peindre en forêt n’a rien de fortuit, rien d’une fuite : il s’agit d’y déclarer que la nature doit cesser d’être un décor ou une allégorie, la nature est un monde à part entière, et doit devenir sujet souverain.

Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875)

Forêt de Fontainebleau

peinture à l’huile sur toile, 175 x 242 cm, 1834

Washington National Gallery of Art, Inv. 1963.10.109

 

The Hay Wain

L’année 1824 marque un tournant : les tableaux de John Constable, exposés au Salon de Paris, suscitent l’enthousiasme.

Bien qu’admise sur les cimaises du Salon de 1824, l’exposition du Hay Wain de Constable a fait l’objet de critiques dédaigneuses de la part de l’Académie officielle et de la plus grande admiration de la part des artistes issus des académies Suisse et Cogniet, et devenant alors la pierre de touche des divergences entre les uns et les autres.

Les scènes rurale de Constable, empreintes d’un réalisme tendre, ravivent l’intérêt pour le paysage, que Corot incarne bientôt sur la scène française.

John Constable (1776-1837)

The Hay Wain (La Charrette de Foin)

peinture à l’huile sur toile, 130 x 185 cm, 1821

National Gallery, Londres, Inv. NG 1207

 

L’économie de la liberté

Dans le sillage de Corot, quantité de peintres, aux ambitions diverses, prennent le chemin de Barbizon. Là, ils trouvent dans la forêt un sujet identifié par leurs pairs, traité par des artistes que reconnaissent les académies privées, au premier rang desquels on trouve Achille-Etna Michallon.

Peindre à Barbizon, c’est choisir une forme d’indépendance : on emporte avec soi le strict nécessaire, et l’on travaille sans autre jugement que le sien. Le paysage devient pour eux un territoire d’exploration, une affirmation de liberté, dont il faut assumer l’économie, qui ne va pas sans une certaine sobriété.

Jules Coignet (1798-1860)

Les peintres sur le motif en forêt de Fontainebleau

peinture à l’huile sur toile, 23 x 17 cm, 1825

Musée départemental des peintres de Fontainebleau, Barbizon, Inv. 91.3.1

 

Terroir

En 1831, le Bouchon Ganne devient l’Auberge Ganne — témoin de la présence de plus en plus régulière des peintres, et bientôt pivot de la vie artistique du village. C’est là que Diaz de la Peña rencontre Théodore Rousseau. On y croise aussi Jules Dupré, Constant Troyon, Célestin Nanteuil ou encore Antoine-Louis Barye. L’endroit devient lieu de rencontres, de discussions, d’échanges.

Cette immersion dans le paysage est aussi une plongée dans un terroir. À Barbizon, les peintres découvrent un art de vivre qui prolonge celui de peindre : une vie simple, rurale, accordée aux rythmes de la nature. Peindre dehors, c’est travailler dans le silence, loin du tumulte des villes enfumées, et c’est aussi pouvoir peindre sans dépendre de la fortune. Pas d’atelier aux plafonds vertigineux, pas de grandes toiles tendues sur d’immenses châssis. Une planche, un chevalet, un carnet, et l’on s’installe. La forêt suffit.

À l’écart, dans la Nature

L’École de Barbizon initie un mouvement populaire, attentif à un sujet qui n’est pas façonné par l’homme : celui de la nature. Pour ceux qui s’y consacrent, elle devient le lieu d’une redécouverte — celle d’un monde presque immobile, habité par une humanité discrète, à l’image des villages alentour. Cette distance permet aux artistes d’établir avec les affaires du monde la distance qui leur convient. Les auberges et les cabarets, comme celui de la mère Antony à Marlotte, peint par Renoir en 1866, résonnent des conversations d’une époque que traverse aussi la Révolution de 1848.

Pierre-Auguste Renoir (1841-1919)

Le Cabaret de la Mère Antony

peinture à l’huile sur toile, 194 x 131 cm, 1866

Nationalmuseum, Stockholm, Inv. NM 2544

 

Nature et Travail

À partir de cette date, les peintres de Barbizon élargissent leur regard : à la nature, ils associent désormais la paysannerie et les travaux des champs. Jean-François Millet, avec son tableau emblématique Des Glaneuses, inaugure un tournant social-réaliste. Il ne s’agit plus seulement de peindre la nature, mais aussi ceux qui la cultivent. Le geste quotidien, humble, devient le sujet. L'œuvre célèbre la dignité du travail sans emphase, sans drame : dans la retenue, la justesse, la lumière.

Jean-François Millet (1814-1875)

Des Glaneuses

peinture à l’huile sur toile, 83 x 110 cm, 1857

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 592

 

Des plein-airistes en pagaille

Mais l’attrait pour Barbizon, bientôt relayé par les critiques, les marchands et les collectionneurs, transforme peu à peu le refuge en destination à la mode.

anonyme

Peintres plein-airistes dans la forêt de Fontainebleau

caricature parue dans L’Illustration du 30 novembre 1849

Roger-Viollet / TopFoto

En 1849, presque immédiatement après les massacres qui ont mis fin à l’insurrection parisienne de 1848, Paris est frappé par une épidémie de choléra qui fit près de 19 000 morts. L’ambiance en ville est donc plutôt maussade, et l’envie d’en quitter le périmètre peut être pressante.

À partir de 1849, l’ouverture de la ligne de chemin de fer reliant Paris à Fontainebleau produit un véritable mouvement de foule. La presse s’en amuse et invente une étiquette moqueuse : les « peintres plein-airistes ».

Dès 1855, l’école n’est plus du tout un cercle restreint de peintres en rupture, mais un phénomène artistique dont la renommée attire les foules : une tendance dirait-on aujourd’hui. Les chemins de fer, qui connaissent alors une expansion fulgurante, jouent un rôle décisif dans cette mutation : grâce à la ligne Paris-Lyon, puis à la ligne Paris-Moret, le village devient accessible à toute une génération de jeunes artistes, d’amateurs et de curieux. Barbizon est désormais à moins de deux heures en train de la capitale.

Edmond-Jules Goncourt raconte dans Manette Salomon (1867)

"Des vergers touchaient le bois, le village naissait à la lisière. De petites maisons aux volets gris, aux toits de tuile, élevées d'un étage, avec l'avance d'un auvent sous lequel causaient à l'ombre des femmes sur des sièges rustiques, des murs aux chaperons de bruyères sèches, d'où sortaient et se penchaient des verdures de jardin, des façades de fermes avec leurs grandes portes charretières, commençaient la longue rue. »

Des peintres venus d’Allemagne, des Pays-Bas ou des États-Unis - aguichés par la notoriété d’une retraite dont le Salon parisien et les Expositions Universelles font l’éloge entre personnes bien informées - rejoignent Barbizon puis Grez-sur-Loing. La notoriété du lieu dépasse les frontières. En 1850 on ne fait pas plus « branché » que Barbizon.

Honoré Victorin Daumier (1808-1879)

Les Paysagistes — Le premier copie la nature, le second copie le premier

Lithographie, 23 x 19 cm, 1865

Les Artistes – Charivari du 12 mai 1865

Los Angeles County Museum of Art, Inv. M.91.82.324

Dans les wagons de seconde et troisième classe, dans les gares rurales et les gares de triage, c’est tout un imaginaire du déplacement moderne qui se met en place. Daumier, avec son œil vif et satirique, saisira mieux que quiconque les visages fatigués des passagers, la promiscuité des compartiments et l’humanité bousculée par la vitesse. La révolution ferroviaire, loin de n’être qu’un progrès technique, redessine les contours de la géographie artistique, accélère les exodes, et transforme à jamais la relation entre la ville, la campagne… et le peintre.

Avec cette affluence nouvelle, les premiers adeptes du silence et de la solitude sont peu à peu contraints de fuir ce qu’ils avaient eux-mêmes révélé. Ils se dispersent, traversent les clairières pour retrouver plus loin ce que Barbizon leur avait offert : la proximité avec la nature, la simplicité du quotidien, le murmure des saisons. Chailly-en-Bière et Bourron-Marlotte deviennent les nouveaux lieux de retraite d’un paysage en perpétuel recul.

Charles Desavary (1837-1885)

Portrait de Camille Corot peignant à Saint-Nicolas-les-Arras

négatif verre au collodion humide, 17,5 x 13,5 mm, ca. 1875

RMN-Grand-Palais (Musée d’Orsay), Inv. DO 1982 141

Après la guerre franco-prussienne, vers 1875, le Réalisme devient la préoccupation dominante et l’École de Barbizon perd de son intérêt. Mais elle laisse derrière elle une expérience fondatrice : celle d’une peinture née en immersion, attentive à la vérité sensible du monde, détournée de la ville, de ses dogmes, de ses fumées, et portée vers une ruralité réhabilitée.

Barbizon offre ainsi le prototype d’un nouveau mode de vie artistique, qui essaimera ailleurs — notamment en vallée de Chevreuse, à Cernay-la-Ville, où des colonies d’artistes s’établiront à leur tour, entre 1835 et 1914, dans la lignée directe de cette première insurrection douce : celle d’un regard posé sur la nature.

Vapeur, fumée, vitesse

Le Chemin de Fer

Entre 1837 et 1875, la France connaît l’une des plus grandes transformations de son territoire : l’irruption du chemin de fer. Ce bouleversement, aussi logistique qu’imaginaire, entraîne l’essor d’une société mobile, accélérée, et modifie en profondeur le rapport des artistes au paysage.

L’aventure ferroviaire française commence en 1837 avec l’inauguration de la première ligne entre Paris et Saint-Germain-en-Laye. Mais c’est en 1842 que le projet prend une tournure décisive : une loi organise le réseau en étoile autour de la capitale, selon un schéma dit de "l’étoile de Legrand".

L’État finance la construction des infrastructures, tandis que des compagnies privées assurent l’exploitation.

Ce modèle mixte permet une croissance rapide, mais il fragilise aussi le système. L’engouement spéculatif des années 1845-1847, que l’on appellera bientôt la "railway mania", se termine par un krach financier retentissant, marqué notamment par la faillite de la Compagnie Paris-Lyon en 1847.

anonyme

Le Chemin vers la ruine

revue Fun du 6 juillet 1867

Hathi Digital Library University of Minnesota

1847

 

En France, l'État doit mettre sous séquestre la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans le 4 avril 1848, la Compagnie du chemin de fer de Bordeaux à La Teste le 30 octobre 1848, la Compagnie du chemin de fer de Marseille à Avignon le 21 novembre 1848, et la Ligne de Sceaux le 29 décembre 1848. La Compagnie du chemin de fer de Paris à Lyon, est nationalisée en 1848, deux ans seulement après sa création.

La crise est considérée comme l'un des multiples facteurs, avec les mauvaises récoltes de 1847, les multiples scandales politiques de l'année 1847 (comme l'affaire Teste-Cubières) et la campagne des banquets, du renversement de la Monarchie de Juillet de Louis-Philippe au profit de la Deuxième République lors de la Révolution de 1848.

Pendant les trois mois de la Révolution de 1848, il est proposé que l'État rachète la totalité des chemins de fer pour créer une société nationale. Défendue par le poète et député Alphonse de Lamartine, chef de l'opposition, la nationalisation avait été proposée en Angleterre avant même le krach de 1847.

développement du réseau ferré français en 1870

à partir de l’Étoile de Legrand

Le régime de Napoléon III relance le projet sur des bases plus solides. Dès 1852, le pouvoir impérial restructure le secteur en accordant à quelques grandes compagnies des concessions durables. C’est l’époque de la création des lignes Nord, Est, Ouest, Paris-Orléans et Midi. En 1857 naît la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée (PLM), incarnation spectaculaire d’un réseau centralisé, au service des échanges nationaux mais aussi du tourisme balnéaire naissant.

Honoré Daumier (1808-1879)

Il faut que vous fassiez un peu de place à sept voyageurs…

Vous prenez trop vos aises dans votre compartiment !

lithographie illustration parue dans un numéro de 1852 de Charivari

À cette époque, la France connaît une véritable frénésie ferroviaire : en 1865, une loi favorise les lignes d’intérêt local, soutenues par les communes. En 1867, le réseau national dépasse les 21 000 kilomètres, dont près des deux tiers sont déjà exploités.

Mais cette croissance effrénée masque de profondes fragilités. Dès les années 1870, l’expansion se heurte à des limites économiques. Les lignes locales prolifèrent, sans toujours répondre à une logique de rentabilité. Le réseau de l’Ouest, par exemple, accumule plus de mille kilomètres de voies déficitaires. En 1871, une nouvelle loi autorise les Conseils généraux à prendre en charge des lignes inter-départementales, au prix d’une certaine confusion dans la gestion : on voit ainsi émerger des tracés improbables, comme celui reliant Bordeaux au Mans, difficilement justifiable au regard des flux réels de voyageurs ou de marchandises.

Honoré Daumier (1808-1879)

Les Trains de Plaisir (un peu trop gai)

lithographie illustration parue dans un numéro de 1852 de Charivari

Fer Peint

Ce développement chaotique, à la fois triomphant et désordonné, a profondément modifié le paysage – et la manière de le peindre. Le train ouvre aux artistes des espaces jusqu’alors peu accessibles. Corot, Rousseau et leurs disciples peuvent désormais gagner sans peine la forêt de Fontainebleau ou les rives isolées de la Seine. Ils découvrent des lumières nouvelles, des configurations inédites de ciel et de sol, qu’ils s’attachent à restituer sur le motif. Turner lui-même, plus tôt encore, avait saisi depuis un wagon les effets de la vitesse et des atmosphères mouvantes, dans son célèbre Pluie, Vapeur et Vitesse de 1844. Plus tard, Monet poursuivra ce regard moderne en peignant les gares, comme autant de cathédrales industrielles : ses nombreuses versions de la  Gare Saint-Lazare condensent l’iconographie du fer, de la fumée et du progrès.

Paul-César Helleu (1859-1927)

La Gare Saint-Lazare

peinture à l’huile sur toile, 103 x 159cm, 1885

collection privée

Le mélange étourdissant que constitue cette expérience de la puissance fascinante de ce mélange d’acier et de vapeur c’est Octave Mirbeau qui en parle le mieux, dans un commenatire au sujet d’un tableau de Paul-César Helleu :

"Les trains en partance, ceux qui arrivent, essoufflés, lourds, dévorant les rails, surgissent de la gueule noire que simulent les arches des ponts. Des tourbillons énormes de fumée, vomis par le tuyau des locomotives, remplissent le tableau, flottent sur les parapets, tachent le ciel, rampent le long des maisons. Un parfum de charbon, âcre, se dégage de tout cela. On sent l’air déchiré par l’haleine des pistons et la toux des machines. Le tableau est dans une tonalité bleue, d’un bleu-gris dans lequel se noie la fumée et que troue le point rouge des disques allumés. En somme, l’impression est excellente."

Claude Monet (1840-1926)

La Gare Saint-Lazare

peinture à l’huile sur toile, 75 x 105 cm, 1877

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 2775

Le train ne change pas seulement les paysages visibles ; il transforme aussi les conditions de production de la peinture. Il devient plus facile d’emporter son matériel — chevalets portatifs, boîtes de couleurs, tubes de peinture fraîchement inventés — et de s’installer dehors pour peindre en plein air. Le voyage devient un outil du métier.

Enfin, le réseau ferroviaire favorise la diffusion des œuvres. Les expositions voyagent plus aisément, les Salons s’étendent à de nouveaux publics, et les peintres peuvent vendre leurs toiles sur les lieux mêmes de leur inspiration. Daubigny, par exemple, tire profit des circuits touristiques en proposant ses vues des bords de l’Oise aux visiteurs de passage.

Honoré Daumier (1808-1879)

Parisiens regrettant vivement d’avoir eu l’idée d’aller voir la mer sans parapluie

lithographie

illustration parue dans le numéro du 28 août 1852 de Charivari

Théophile Gautier écrira en 1855 que « Le chemin de fer a tué le pittoresque… mais il l’a rendu accessible ». Ainsi, le chemin de fer, s’il est le symptôme d’une modernité ambivalente (entre utopie du progrès et endettement chronique), participe aussi à une démocratisation de la nature peinte. Il fait entrer le paysage dans une ère nouvelle, où l’art devient, littéralement, transportable.

Transportable ?

À la fin du XIXᵉ siècle, le voyage de Paris à Barbizon ressemble à ça :

Gare de départ à Paris : l’embarquement s’effectuait depuis Paris-Gare de Lyon, desservie par la compagnie PLM (Paris‑Lyon‑Méditerranée) dès 1847.

  • un train PLM menait jusqu’à Melun, où il fallait changer pour un tramway local.

  • le Tramway Sud de Seine-et-Marne (TSM), surnommé le "Tacot de Barbizon", exploitait une ligne partant de Melun jusqu’à Barbizon, inaugurée en mars 1899, desservant Chailly‑en‑Bière avant d’atteindre Barbizon.

  • Le trajet de Paris à Melun prenait environ 40 à 60 minutes selon les horaires et les types de service.

  • La portion de tramway de Melun à Barbizon, sur une trentaine de kilomètres, était lente et ponctuée de nombreux arrêts : elle durait probablement entre 1h30 et 2h, selon les conditions (trafic, correspondances).

Dans l’ensemble, on peut estimer une durée totale de 2 heures à 3 heures pour effectuer le trajet de Paris à Barbizon à la fin du XIXᵉ siècle.

Honoré Daumier (1808-1879)

Les Trains de Plaisir (wagon de deuxième classe)

lithographie

illustration parue dans un numéro de 1864 du Charivari

Les wagons étaient répartis en trois classes aux niveaux de confort très différents : le billet de troisième classe donnait accès à des bancs en bois dans un wagon sans compartiments et dépourvu de vitrage. Les voyageurs étaient donc directement exposés aux fumées produites par la locomotive..

Honoré Daumier (1808-1879)

Les Trains de Plaisir (dix assauts infructueux)

lithographie

illustration parue dans un numéro de 1864 du Charivari

À l’arrivée, la forêt devait sembler fraîche, lumineuse, calme, accueillante...

Chailly-en-Bière

Chailly-en-Bière n’a pas donné son nom à l’École de Barbizon, mais nombreux sont les artistes qui l’ont préférée au célèbre hameau. Bien des figures majeures de la peinture française ont séjourné dans ce village distant de Barbizon de seulement 1 500 mètres, et souvent de manière prolongée : Corot, Courbet, Huet, Decamps, Rousseau, Monet, Renoir, Sisley, Pissarro…

C’est dans les auberges du Cheval Blanc et du Lion d’Or qu’ils posent leurs cartons et leurs chevalets, délaissant délibérément l’auberge Ganne, pourtant au cœur de la vie artistique de Barbizon.

Gustave Courbet (1819-1877)

Vue de la Forêt de Fontainebleau

peinture à l’huile sur toile, 82 x 102 cm, 1855

Rijkmuseum, Amsterdam

Dès 1831, Jean-Baptiste Camille Corot découvre Chailly. Il y revient avec Théodore Rousseau dès 1833.

La pension est alors de quarante sous par jour, (chandelle comprise) ce qui est aussi un argument.

Trente ans plus tard, en 1863, une autre génération d’artistes s’y installe : Claude Monet, Frédéric Bazille et Auguste Renoir, sur les conseils d’Alfred Sisley.

L’année suivante, Camille Pissarro les rejoint. Mais la bohème a ses travers : Claude Monet, incapable de régler sa note, est mis à la porte du Cheval Blanc. Il trouve refuge au Lion d’Or, plus cher, mais plus accueillant envers les artistes sans le sou.

Comme à Pont-Aven ou au Pouldu, les artistes décorent les murs et meubles de dessins et peintures. Contrairement à une idée romancée, ces œuvres ne servaient pas à régler leurs dettes, mais étaient offertes en cadeau à leurs hôtes, lesquels mesurent bien la valeur de ces gestes.

Chailly devient un lieu d’inspiration. Claude Monet peint avec enthousiasme ses alentours, en particulier la route de Paris à Fontainebleau, les meules de foin, les cours de ferme. Sa toile Cour de Ferme à Chailly témoigne de la vie rurale du XIXᵉ siècle.

Claude Monet (1840-1926)

Cour de ferme à Chailly

peinture à l’huile sur toile,54 x 80 cm ,1865

collection particulière, cat. Raisonné Wildenstein 1996, vol.2, n° W55

Certains, comme Narcisse Diaz de la Peña, s’éloignent du village pour aller s’enivrer des plaines environnantes. Louis Cognard, plus éclectique, alterne vues de rues, champs, mares et cours de ferme.

Narcisse Díaz de la Peña (1807-1876)

Forêt de Fontainebleau

peinture à l’huile sur toile, 84 x 111 cm, 1868

Dallas Museum of Art, Inv. 1991.14.M

Tous les artistes qui font de Chailly leur motif ne sont pas des géants du siècle. De nombreuses « petites mains » de la peinture paysagiste en livrent des visions sincères, touchantes, parfois documentaires. Ferdinand Chaigneau, formé à la peinture d’Histoire à l’école des Beaux-Arts de Paris, immortalise les troupeaux de moutons qui peuplent les plaines, dans les pas de Charles Jacque, auteur d’un Troupeau de moutons dans la plaine de Chailly. Charles Ferdinand Ceramano préfère les scènes agricoles : récoltes de betteraves, meules, bovins, fermes…

Et puis, parmi cette nébuleuse de peintres dont les noms résonnent parfois faiblement aujourd’hui il faut nommer Gustave Le Gray, figure essentielle non pas de la peinture, mais de la photographie.

Le regard de Le Gray

On a dit comment, avec l’emploi des clichés-verre, la photographie avaient pu former une sorte d’hybridation qui avait beaucoup intéressé Corot. A la même époque, toujours dans cette forêt de Fontainebleau décidément très fréquentée, Le Gray va concentrer sur les arbres ce qu’il développera ensuite dans ses marines : réunir le ciel et le paysage dans un même cliché, cohérent, ce qui est un défi technique pour l’époque.

Gustave Le Gray (1820-1884)

Chêne dans les rochers à Fontainebleau

Tirage sur papier salé à partir d’un négatif sur papier ciré , 25 x 36 cm, 1852

Metropolitan Museum of Art, New-York, Inv. 2005.100.46

Gustave Le Gray est l’un des pionniers absolus de la photographie artistique. Formé à l’École des Beaux-Arts, compagnon de voyage de Delacroix, professeur de Nadar, c’est lui qui élève la photographie au rang d’art, en expérimentant les flous, les contrastes, les ciels dramatiques. Dès les années 1850, il sillonne la forêt de Fontainebleau, les sentiers, les étangs, les clairières – et donc, très probablement, les abords de Chailly.

Gustave Le Gray (1820-1884)

Chêne creux à Fontainebleau

Tirage albuminé argentique à partir d'un négatif sur verre , 31 x 37 cm, 1855

Metropolitan Museum of Art, New-York, Inv. 2013.159.38

Ses paysages ont influencé jusqu’aux peintres : ses vues d’arbres isolés, sa manière de faire vibrer la lumière ont nourri l’imaginaire visuel des artistes de plein air et bluffé les amateurs de photographie par leur contraste et leur piqué. Contrairement aux photographes purement documentaires, Le Gray cherche l’atmosphère, le moment, l’intensité fugace – une quête qui fait écho à celle de Monet ou de Sisley.

À Chailly comme ailleurs, Le Gray se tient entre deux mondes : celui de la nature perçue comme révélation et celui de la modernité technique, de la chambre noire et du temps d’exposition. Sa présence parmi les artistes du paysage n’est pas anecdotique : elle révèle une mutation du regard, un glissement de la main vers l’œil, de la matière vers la lumière. Il ne peint pas Chailly, il le fixe sur plaques de verre. Mais c’est la même musique qu’il écoute : celle du vent dans les peupliers, du ciel dans la mare, du silence au bord du champ.

Autour de lui, d'autres anciens élèves de Léon Cogniet s’attachent eux aussi à traduire l’atmosphère des lieux : Pierre-Emmanuel Damoye, Adrien Moreau, Théodore Caruelle d’Aligny ou encore Félix de Vuillefroy, chacun à leur manière, se tournent vers les paysages calmes et structurés de Chailly. Ce sont des peintres modestes, parfois oubliés, mais leur regard enrichit le récit visuel du village.

Alfred Roll (1846-1919)

portrait d’Emmanuel Damoye, peintre paysagiste

dessin, 1889

fonds de la bibliothèque universitaire de Séville

Entre deux Mondes : Karl Bodmer

Puisque c’est bien de cela dont il s’agit.

Si Gustave le Gray s’avance comme une des contributions étonnantes du versant Chaillottin de l’école de Barbizon, l’autre apport aussi profond que significatif provient d’un artiste Suisse : Karl Bodmer.

anonyme

Karl Bodmer (1809-1893)

photoglyptie (woodburytype), 1877

Bibliothèque du Congrès, Washington D.C.

De l'Ethnographie Américaine à l'École de Barbizon

Karl Bodmer (1809-1893) incarne une figure singulière de l'art du XIXe siècle, dont le parcours atypique éclaire d'un jour nouveau la genèse de l'École de Barbizon. Son itinéraire : depuis les terres vierges du Missouri jusqu’aux sous-bois de Fontainebleau, révèle les mutations profondes de la sensibilité artistique européenne face aux bouleversements de la modernité naissante.


 

L'Expédition Américaine (1832-1834)

En 1832, quand Karl Bodmer, jeune artiste suisse de seulement 23 ans, embarque à Rotterdam sur le voilier Janus aux côtés du prince Maximilian zu Wied-Neuwied, l'Amérique du Nord demeure largement terra incognita pour les Européens.

Si Lewis et Clark ont ouvert la voie en 1803-1805, ils n'avaient emmené aucun artiste dans leur expédition. L'entreprise de Maximilian revêt donc un caractère inédit : un naturaliste et un illustrateur conjuguent leurs compétences pour documenter scientifiquement et artistiquement les territoires de l'Ouest.

Cette expédition dure 28 mois et s'inscrit dans l'esprit des Lumières tardives, animée par une curiosité encyclopédique et un désir de connaissance objective. Maximilian, adossé à son expérience brésilienne de 1815, souhaite comparer les peuples indigènes d'Amérique du Sud avec ceux du Nord. Bodmer, formé aux techniques de l'aquarelle et du dessin d'observation, devient son œil artistique et sa mémoire visuelle.

L'Immersion dans l'Amérique Indienne

Le périple les mène le long de l'Ohio, du Mississippi et surtout du Missouri, jusqu'aux confins du Dakota du Nord et du Montana. Cette remontée vers les sources représente bien plus qu'un voyage géographique : c'est une plongée dans un monde encore totalement préservé de l'influence européenne, où survivent des civilisations millénaires dont l’expédition de Maximilian zu Wied-Neuwied sera souvent le premier contact avec l’occident.

Karl Bodmer (1809-1893)

Mato-Tope, chef Mandan, en robe d’État

aquarelle sur papier, 1834-1841

Metropolitan Museum of Art, New-York

Les tribus rencontrées - Mandan, Minitaree (Hidatsa), Sioux, Omaha, Assiniboine, Piekann, Blackfeet, Cree - vivent leurs dernières heures de liberté. Bodmer arrive à un moment charnière : le commerce des fourrures commence à modifier profondément les structures sociales et culturelles de ces peuples, prélude à leur destruction programmée. La tragédie des Mandan, décimés à 90% par l'épidémie de variole de 1837-1838, quelques années seulement après le passage de l'expédition qui aura sans aucun doute introduit le virus dans la tribu, confère une dimension prophétique à son œuvre : ceux que Bodmer nous montre sont autres, et leur disparition imminente sera de notre fait. C’est une expérience nostalgique de l’altérité à laquelle on assiste : celle de la fin d’un peuple, celle de la fin d’un monde.

Karl Bodmer (1809-1893)

Paysage avec troupeau de bisons dans le haut-Missouri

aquarelle sur papier, 1833

Joslyn Art Museum, Omaha, Nebraska

L'Art de l'Observation Ethnographique

Bodmer développe une méthode d'observation d'une rigueur scientifique remarquable. Ses quelque 400 dessins et aquarelles ne relèvent pas de l'exotisme romantique mais d'une ethnographie visuelle avant la lettre. Chaque détail - parures, tatouages, coiffures rituelles, armes, outils, habitations - est saisi avec une précision documentaire qui fait aujourd'hui de son œuvre une source irremplaçable pour les descendants de ces peuples.

Cette approche se distingue radicalement de celle de George Catlin, son contemporain américain qui précède Bodner de seulement quelques mois. Là où Catlin, porté par des motivations voisines, cultive un style naïf empreint de romantisme, Bodmer pratique un hyperréalisme ethnographique.

Emil Her Many Horses, conservateur au National Museum of Indian American, souligne cette originalité : "Les œuvres de Bodmer sont phénoménales parce qu'il rend compte des Indiens tels qu'il les voyait, avec beaucoup de précision."

Karl Bodmer (1809-1893)

Femme Dacota et fille Assiniboin

aquarelle sur papier, 1834-1841

Amon Carter Museum of American Art, Fort Worth, Texas, Inv. 1965.169.41

Cette absence de préjugés, cette capacité à regarder sans projeter ses propres catégories culturelles, révèle chez Bodmer une qualité rare : l'empathie ethnographique. Ses portraits, d'une dignité saisissante, restituent la fierté et la complexité de ses modèles. Plus qu'un témoignage, ils constituent une reconnaissance artistique de l'humanité de l'Autre.

Dans le contexte de l’époque et du sujet traité ici, la question de la dignité des sujets représentés le relie directement à un artiste cité souvent : il s’agit de Jean-François Millet. La relation que Bodmer entretient avec les sujets qu’il illustre dans les années 1830 est celle qu’entretiendra Millet avec la paysannerie de Chailly en Bière vingt ans plus tard.

Jean-François Millet (1814-1875)

Femme avec un râteau

peinture à l’huile sur toile, 39 x 34 cm, 1856-1857

Metropolitan Museum of Art, New-York

Le Retour en Europe (1834-1849)

Le retour d'Amérique marque le début d'une longue période de maturation. Après le débarquement au Havre en août 1834, Bodmer passe deux années en Rhénanie avant de s'installer à Paris en 1836. Cette séquence géographique - Zurich, Coblence, l'Amérique, la Rhénanie, Paris - dessine un parcours initiatique où chaque étape enrichit sa vision artistique.

Les deux années rhénanes demeurent mystérieuses mais stratégiques. Bodmer y travaille probablement à l'exploitation de ses dessins américains, participant à l'élaboration du monumental Voyage à l'intérieur de l'Amérique du Nord (1839-1841) qui comprendra 81 gravures de sa main. Cette phase de travail en chambre, de distillation de l'expérience vécue, lui permet d'approfondir la signification de ce qu'il a vu.

Karl Bodmer (1809-1893)

Ustensiles et armes indiens

planche 48 du Volume 2 de 'Voyages dans l'intérieur de l'Amérique du Nord'

gravé par Du Casse, 1844

L'Insertion dans le Milieu Artistique Parisien

À Paris, Bodmer arrive avec un volume de près de 400 gravures et aquarelles plus étonnants les uns que les autres, et la curiosité que suscitent les trophées graphiques rapportés de l’expédition lui ouvrent quantité de portes, dont celle des Salons, et lui permet de nouer des amitiés aussi déterminantes que celles de Théodore Rousseau et Jean-François Millet. Ces deux artistes ont bel et bien reconnu quelque chose dans les observations de Bodmer, comme dans la simplicité de sa personne. Ces rencontres ne sont pas fortuites : elle révèlent des affinités profondes autour d'une conception renouvelée du rapport à la nature. Théodore Rousseau, déjà en rupture avec le paysage néoclassique, et Millet, en quête d'un art enraciné dans l'observation directe du monde rural, trouvent en Bodmer un compagnon de route idéal.

Ces treize années parisiennes (1836-1849) constituent une période de transition cruciale. Bodmer y mûrit sa réflexion sur l'expérience américaine tout en s'imprégnant des débats artistiques européens. L'industrialisation naissante, l'urbanisation accélérée, la place grandissante donnée à l’acier, et la mécanisation de l'agriculture transforment radicalement le paysage social et mental de l'époque. Face à ces mutations, un courant artistique émerge, en quête d'authenticité et de ressourcement dans la nature.

Karl Bodmer (1809-1893)

Au Bas-Réau, Forêt de Fontainebleau

gravure, vers 1850

Bibliothèque de l’Université de Leyde, Pays-Bas

Convergence des Quêtes (1849-1893)

En 1849, Bodmer rejoint Rousseau et Millet à Barbizon. Ce choix géographique revêt une dimension programmatique : délaisser Paris pour s'immerger dans la forêt de Fontainebleau, c'est affirmer une esthétique nouvelle fondée sur l'observation directe de la nature. Mais pour Bodmer, cette expérience de l’immersion produit une résonance particulière : après avoir côtoyé des peuples vivant en harmonie ancestrale avec leur environnement, il retrouve dans la forêt française un espace de méditation et de création préservé de l'artifice urbain.

Son installation au 38 de la Grande Rue de Barbizon marque le début de sa période la plus féconde. Abandonnant l'aquarelle pour la peinture à l'huile, il développe un style personnel qui synthétise l'observation ethnographique américaine et la sensibilité paysagiste européenne. Ses toiles forestières - Intérieur d'une forêt en hiver (médaille de seconde classe au Salon de 1850), ses représentations du fameux "Chêne Bodmer" - révèlent une approche nouvelle de la nature, empreinte d'animisme et de respect.

Claude Monet (1840-1926)

Le Chêne Bodmer dans la Forêt de Fontainebleau

peinture à l’huile sur toile, 96 x 129 cm, 1865

Metropolitan Museum of Art, New-York, Inv. 64-210

L'Influence de l'Expérience Américaine sur l'École de Barbizon

Bodmer n'arrive pas à Barbizon les mains vides : il apporte quinze années de réflexion sur une expérience unique : celle d'un contact direct avec des civilisations encore intactes.

En plus que d’exciter l’imaginaire des peintres réfractaires à l’académie et à l’autorité que l’on trouve là, cette expérience de l’altérité et de l’alternative sociale nourrit nécessairement les conversations de la "colonie" artistique. Dans les veillées de l'auberge Ganne, autour des chevalets dressés en forêt, Bodmer partage ses souvenirs des Grandes Plaines, évoque ces peuples qui ne distinguaient pas entre art et vie quotidienne, entre sacré et profane. Ces récits résonnent profondément avec les préoccupations de ses compagnons : comment retrouver l'authenticité perdue ? Comment renouer avec une relation non aliénée à la nature ?

Karl Bodmer (1809-1893)

Le matin, Cerf et Biches

gravure, 1872

National Gallery of Art, Washington D.C.

La Synthèse Esthétique : Primitivisme et Modernité

Bodmer apporte à Barbizon plus qu'un témoignage exotique : il offre un modèle alternatif de rapport au monde. Ses descriptions des rituels indiens, de leurs techniques artistiques, de leur cosmogonie animiste, nourrissent la réflexion collective sur les finalités de l'art. Cette influence se manifeste de plusieurs manières :

  • L'approche documentaire : La précision ethnographique de Bodmer influence la méthode d'observation des peintres de Barbizon. Comme lui scrutait les détails des costumes indiens, ils apprennent à observer minutieusement les variations de la lumière, les textures de l'écorce, les mouvements de la faune forestière et les gestes des travailleurs. La distance avec le sujet se raccourcit.

  • L'animisme forestier : L'expérience du sacré dans la nature, centrale chez les peuples amérindiens, trouve un écho dans la vénération quasi religieuse que vouent les peintres de Barbizon aux arbres remarquables. Le "Chêne Bodmer", immortalisé par Monet en 1865, devient un lieu de pèlerinage artistique. Cet arbre n’est plus seulement une ressource : il est un « être », et si il ne fait plus de doute qu’il abrite une « âme », il demeure la question de sa « conscience », et de la nôtre à son endroit. Le rapport au végétal est changé.

  • L'art de plein air : La pratique indienne de l'art intégré à la vie quotidienne, sans séparation entre l'atelier et le monde, inspire la révolution du plein air. Peindre directement dans la forêt, c'est soutenir cette continuité pressentie entre l'art et la vie que l’on tient comme susceptible d’enrichir le rapport au travail comme celui à son milieu.

La Reconnaissance Contemporaine

La carrière de Bodmer connaît une reconnaissance officielle : médailles aux Salons, chevalier de la Légion d'honneur en 1877, audience auprès de Louis-Philippe dès 1839, beaucoup de monde veut tirer à soi l’oeuvre de ce Suisse au voyages tellement étonnant. Mais cette consécration masque l'originalité profonde de sa contribution : avoir été le trait d'union entre deux conceptions du monde, l'une en voie de disparition, l'autre en gestation.

L'Influence sur la Génération Suivante

L'impact de Bodmer dépasse le cercle de Barbizon. Sa vision synthétique - précision documentaire et poésie de la nature - annonce les développements ultérieurs de l'art européen. L'hommage de Monet au "Chêne Bodmer" en 1865 témoigne de la transmission de cet héritage à la génération impressionniste. Plus largement, son exemple nourrit la réflexion sur les rapports entre art occidental et arts "premiers" qui fera irruption avec les avant-gardes du XXe siècle.

Un Précurseur de l'Anthropologie Visuelle

Bodmer anticipe également les développements de l'anthropologie visuelle. Là où Edward Curtis (1868-1952) photographiera les Indiens avec la conscience tragique de leur disparition, Bodmer les dessine dans leur plénitude encore intacte. Cette différence de temporalité confère à son œuvre une valeur testimoniale irremplaçable.

L'Actualité d'un Parcours Visionnaire

Bodmer le « passeur » apporte à Barbizon non seulement un témoignage sur des civilisations alternatives, mais un modèle de rapport au monde qui résonne profondément avec les préoccupations de ses compagnons artistes face à la modernité naissante.

Karl Bodmer incarne un moment charnière de l'histoire culturelle occidentale, quand la modernité naissante suscite une quête d'authenticité et de ressourcement dans l'altérité. Son parcours - de l'ethnographie américaine à l'École de Barbizon - révèle les mécanismes profonds par lesquels l'art européen du XIXe siècle se renouvelle au contact de l'Autre et de la nature.

Si l’on admet l’influence de Bodmer sur l'École de Barbizon, on apporte alors un éclairage inédit sur un aspect méconnu de ce mouvement : loin d'être une simple réaction nostalgique à l'industrialisation, on y peut entrevoir une synthèse créatrice entre tradition européenne et sagesse primitive, préfigurant les grandes mutations esthétiques du XXe siècle.

En cela, Karl Bodmer demeure d'une actualité saisissante : à l'heure où notre rapport à la nature se redéfinit face aux défis écologiques contemporains, son exemple nous rappelle que l'art peut être un vecteur privilégié de dialogue entre les civilisations et de réconciliation avec le monde naturel. Voire : que les cultures dont on aurait un peu rapidement soldé l’intérêt ou la pertinence en regard de la puissance de la nôtre, seraient encore susceptible de nous apporter des modèles de sociabilité et de rapport au monde alternatifs particulièrement utiles au moment ou une adaptation aussi profonde que nécessaire semble indispensable à la persistance de l’espèce qui est la nôtre.

Karl Bodmer (1809-1893)

Intérieur de Hutte de Chef Mandan

aquatinte, 1836

Retour en ville

L'expérience de Chailly-en-Bière se révèle d’une intensité étonnante, alimentée par la convergence de deux regards révolutionnaires sur le monde. D'un côté, Gustave Le Gray élève la photographie au rang d'art en fixant sur plaques de verre ces "moments d'intensité" que poursuivront plus tard les impressionnistes. De l'autre, Karl Bodmer apporte le souffle de l'altérité américaine, cette expérience ethnographique unique qui nourrit les conversations de la colonie artistique d'une sagesse primitive et d'un animisme forestier inédits.

Cette double révélation - technique avec Le Gray, anthropologique avec Bodmer - fait de Chailly bien plus qu'un simple pendant de Barbizon : un laboratoire d'avant-garde où se forge une nouvelle sensibilité. La précision documentaire du photographe résonne avec l'observation ethnographique du peintre-explorateur ; tous deux partagent cette capacité rare à regarder sans projeter leurs propres catégories, à saisir l'es choses et les sujets pour ce qu’ils sont.

L'intensité de cette expérience tient à sa nature transitoire : moment charnière entre deux mondes, deux techniques, deux conceptions de l'art. Quand Monet peint ses cours de ferme ou vénère le "Chêne Bodmer", quand Sisley guide ses camarades vers les auberges du village, ils héritent de cette double leçon - la révélation de la lumière et la sagesse de l'altérité - qui transformera définitivement leur regard.

L'effervescence créatrice de Chailly transformera profondément ses protagonistes. Ces artistes aux tempéraments déjà bien trempés - un Monet impétueux, un Renoir curieux, un Sisley raffiné - s'en retournent vers Paris le regard et l’esprit bouleversés, confirmés dans leurs intuitions les plus audacieuses. Ils ont goûté à l'authenticité du plein air, à la révélation de la lumière captée par Le Gray, à l'animisme forestier insufflé par les récits de Bodmer. Comment ces esprits libres, nourris d'expériences si intenses et si personnelles, pourraient-ils se plier docilement aux conventions d'un enseignement traditionnel ? Leur retour à l'atelier Gleyre s'annonce donc sous les auspices de la rébellion créatrice, porteurs qu'ils sont désormais d'une vision du monde que nulle académie ne saurait contenir.

L’atelier Charles Gleyre (1843–1874)

Au 69 de la rue de Vaugirard, dans un vaste atelier chauffé au poêle, un maître d’un autre temps enseigne la peinture à des générations de jeunes artistes. Charles Gleyre, peintre d’origine suisse aux tempes grisonnantes, revenu des soleils d’Orient avec un regard mélancolique, a remplacé Delaroche en 1843 comme professeur à l’École des Beaux-Arts de Paris, puis ouvert son propre atelier, sa propre académie.

L’origine Suisse de Charles Gleyre (né à Chevilly, dans le Canton de Vaud) qui crée une confusion avec Charles Suisse dont l’académie a été présentée dans les pages précédentes, mais qui n’avait aucune origine helvétique.

Officiellement reconnu par l’École des Beaux-Arts, son atelier privé fonctionne pourtant à sa manière : entre cadre académique et esprit frondeur.

collectif

Quarante-trois portraits de peintres de l’atelier Gleyre

(dont : Sisley et Renoir)

peinture à l’huile sur toile, 126 x 160 cm, 1856-1868

Musée des beaux-Arts de la ville de Paris, Inv. PPP899

Héritier d’Ingres, influencé par Chenavard, Gleyre est le peintre poète par excellence. Il n’a jamais remporté le Prix de Rome, mais son triomphe au Salon de 1843 avec Les Illusions Perdues lui assure une notoriété paisible.

Charles Gleyre (1843-1874)

Les Illusions Perdues

peinture à l’huile sur toile, 157 x 238cm, 1843

Musée du Louvre, Paris, Inv. 10039 – LP 5596

Gleyre n’enseigne pas la recherche de la gloire : il forme des esprits rigoureux et sensibles. Dans une lettre à son père, Jean-Léon Gérôme, l’un de ses premiers élèves, décrit une méthode structurée autour de trois principes :

  • l’étude quotidienne d’après l’antique

  • la correction individuelle respectant le tempérament de chaque élève

  • l’alternance rigoureuse entre dessin académique et peinture de composition.

George Du Maurier, qui en tire matière pour son roman Trilby (1894), évoque un maître qui circulait en silence entre les chevalets, posant parfois un doigt discret sur une ligne fausse, mais encourageant toujours les tentatives personnelles.

Cette pédagogie, paradoxalement libérale dans un cadre contraint, attire près de cinq cents élèves en trente ans. Selon Jules-Antoine Castagnary, Gleyre ne faisait payer que le loyer de l’atelier et les frais de modèles — hommes et femmes alternant, chose rare — refusant tout profit personnel. Le registre des ateliers agréés (1843–1870), conservé aux Archives de l’École des Beaux-Arts, précise que ses élèves pouvaient, après trois ans d’étude, se présenter au concours du Prix de Rome.

Et pourtant, c’est ici que naît l’une des plus tonitruantes ruptures de l’histoire de l’art.

Un jour de 1862, Gleyre s’arrête devant le chevalet d’un jeune Normand têtu : Claude Monet.

- Ce torse est trop lourd, ces pieds trop grands ! lance-t-il.

- Mais je ne peins que ce que je vois, rétorque l’élève.

À côté, Renoir esquisse un nu aux ombres bitumeuses.

- Vous êtes doué, mais vous peignez comme pour vous amuser.

- Bien sûr, sinon je n’en ferais pas.

Monet confie ensuite :

- Le soir même, je réunis Bazille, Renoir et Sisley au café Guerbois.

À ces jeunes gens, la peinture d’histoire paraît pétrifiée, calcifiée. Bazille, dans une lettre à ses parents , expose leur projet : louer un atelier, engager des modèles, et surtout peindre

des gens en habits modernes, sous un vrai soleil.

Renoir se souvient de cette tension :

Gleyre trouvait cela vulgaire, mais c’était précisément ce qui nous excitait.

 

Même le directeur de l’École, Charles Blanc, s’en inquiète : dans une circulaire de 1863, il reproche à Gleyre de

tolérer dans son atelier des pratiques contraires aux principes de l’École, notamment l’étude directe de la nature.

Charles Gleyre (1843-1874)

Autoportrait

peinture à l’huile sur toile, 51 x 40 cm, 1841

Château de Versailles, Inv. MV 5747 ; RF 2197

1863 : L’année de la rupture

En 1863, plusieurs événements convergent pour expliquer pourquoi Monet, Renoir, Bazille et Sisley — encore jeunes artistes en formation — choisissent de quitter l’atelier académique pour aller peindre en plein air. Ce tournant est à la fois artistique, social et institutionnel.

Le rejet de l’Académie et du Salon officiel

Le Salon, contrôlé par l’Académie des Beaux-Arts, impose un style rigide. Privilégiant les sujets historiques et les compositions léchées, il place le dessin au-dessus de la couleur. Pour les jeunes artistes, ce système est étouffant. Cette année-là, le Salon rejette un nombre exceptionnellement élevé d’œuvres. Parmi les recalés : Édouard Manet avec son Déjeuner sur l’herbe, à qui l’on reproche un excès de modernité.

Édouard Manet (1832-1883)

Le Déjeuner sur l’Herbe

peinture à l’huile sur toile, 207 x 265 cm, 1863

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 1668

Face à la polémique, Napoléon III autorise l’ouverture d’un Salon des Refusés. Ce contre-salon devient un événement capital : il attire des foules, provoque des débats passionnés, et met en lumière une autre manière de peindre — plus libre, plus contemporaine. Monet, Renoir et les autres, encore inconnus, sont profondément marqués par ce choc visuel et critique.

L’influence de la peinture de plein air

À la même époque, Camille Corot, Daubigny et les peintres de Barbizon démontrent que peindre sur le motif — directement face à la nature — offre une vérité nouvelle : lumière changeante, atmosphères fugitives, vie réelle. Cette approche s’oppose à l’idéalisation pratiquée en atelier et imposée par l’Académie.

Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875)

Souvenir de Mortefontaine

peinture à l’huile sur toile, 65 x 89 cm, 1864

Musée du Louvre, Paris, Inv. MI 692bis

Séduits par cette démarche, Monet, Renoir, Sisley et Bazille commencent, dès 1863, à quitter les murs de l’atelier pour explorer Fontainebleau, la Seine ou les bords de Marne, armés de chevalets portables, de tubes de couleur, et d’une ambition : peindre la vie moderne dans sa lumière réelle.

La camaraderie et l’esprit de groupe

Autour de 1863, ces jeunes peintres forment une communauté d’expérimentation et d’amitié. Leur vie est faite de discussions enflammées, de difficultés financières partagées, de séjours collectifs à Chailly, Honfleur ou La Grenouillère. Le plein air devient pour eux un espace de liberté et de fraternité, qui oppose sa fraîcheur à la pesanteur des académies.

Auguste Renoir (1841-1919)

La Grenouillère

peinture à l’huile sur toile, 66 x 81 cm, 1869

Nationalmuseum, Stockholm, Inv. NM 2425

L’émergence d’une esthétique nouvelle

Sortir de l’atelier, c’est aussi inventer un nouveau regard. En 1863, ces peintres commencent à délaisser les contours fermes, les clair-obscur dramatiques et les grands sujets historiques. Ce qu’ils cherchent, c’est capter l’instant, la lumière, le mouvement — autrement dit : quelque chose qui ait à voir avec le présent..

Cette année marque donc le point de départ d’un basculement esthétique, qui aboutira à l’Impressionnisme une décennie plus tard.

Cette année-là produit une faille dans l’ordre académique : une brèche par laquelle entre la modernité.

Honoré Daumier (1808-1879)

La Blanchisseuse

peinture à l’huile sur panneau, 49 x 33 cm, 1863

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 2630

Le legs de Gleyre

Monet reconnaît dans une lettre à Boudin (1862) :

Gleyre m’a appris à construire une figure, même si je rejette son idéalisme.

Renoir, selon son fils Jean (1926), gardera une profonde affection pour ce maître qui trouvait ses couleurs trop vives, mais saluait sa rapidité d’exécution.

Bazille, dans sa correspondance du 15 janvier 1863, note que Gleyre leur permettait d’aller copier les maîtres flamands au Louvre, malgré l’interdiction officielle de le faire.

Ironie du sort : Gleyre meurt en 1874 — l’année même où ses anciens élèves organisent la première exposition impressionniste.

Son enseignement rigoureux, son goût discret pour les libertés, son rejet du réalisme bourgeois autant que son amour de la forme auront préparé le terrain. Son atelier, surnommé « la République », forma autant le pompier Gérôme que les bohèmes de la lumière.

Le rapport d’inspection de 1867 conclut que

l’atelier Gleyre aura été le creuset où se forma paradoxalement la révolte contre nos principes.

 

Gleyre lui-même semble l’avoir pressenti.

De ceux qui quittaient l’atelier, s’estiment suffisamment formés , il disait :

Ils veulent la vie, pas la grandeur.

​​​Carolus Duran (1837–1917)

Passeur Mondain

Charles Auguste Émile Durant, plus connu sous le pseudonyme de Carolus Duran, naît à Lille le 4 juillet 1837, dans une famille modeste. Il débute à l’Académie de Lille auprès du sculpteur Jean‑Baptiste Cadet de Beaupré, puis avec François Souchon, un ancien élève de Jacques-Louis David. À Paris en 1853, il adopte le nom de Carolus Duran et fréquente l’Académie Suisse de 1859 à 1861, exposant pour la première fois au Salon en 1859, et se lie d’amitié à la même époque avec Édouard Manet, Henri Fantin-Latour et Félix Bracquemond.

anonyme

Carolus Duran

vers 1880

Harvard and Fogg Art Museum

Entre ville et forêt : un passage par Chailly‑en‑Bière

L’année 1861 est charnière pour Carolus-Duran: il séjourne à Chailly‑en‑Bière, à l’orée de la forêt de Fontainebleau, dans l’auberge du Lion d’Or, qui avait déjà accueilli Rousseau, Diaz de la Peña, Daubigny, Millet ou Corot. Pour Carolus Duran il ne s’agit pas un simple détour campagnard : ce passage montre son intérêt pour la colonie de Barbizon, où l’on venait peindre en plein air, chercher la lumière vraie, fuir les salons parisiens et les modèles figés. Exposé au Salon, Carolus-Duran n’en sera pas moins un enthousiaste défenseur de ces peintres, plongés dans le paysage.

Carolus-Duran (1837-1917)

Étang reflétant les nuages violacés du ciel ; au-delà, prairie et arbres

aquarelle, 9 x 14 cm, 1866

Musée du Louvre, Paris, Inv. RF 15455 Recto

Bien qu’il ne soit pas un pur « barbizonnien », Carolus Duran partage avec eux une sensibilité : la recherche de vérité dans la nature, un rejet du pathos académique, et une prédilection pour les atmosphères vivantes. L’influence du réalisme de Courbet, qu’il fréquente à Paris, croise ici celle, plus poétique, des paysagistes de la forêt. Ce moment à Chailly marque une étape dans sa trajectoire artistique : encore habité par le naturalisme français, mais déjà attiré par les raffinements de Vélasquez qu’il découvrira bientôt en Espagne.

Le monde de Chailly et de Barbizon n’est pas un décor. C’est un lieu de vie, un atelier à ciel ouvert, un milieu où l’on échange autant que l’on y peint. On y parle d’art, de politique, et aussi condition de l’artiste. C’est un creuset où se forme une nouvelle sociabilité artistique, pré‑bohémienne, dans laquelle Carolus Duran s’insère un temps, avant d’emprunter une voie plus mondaine. Mais ce détour forestier laisse chez lui une empreinte durable : le goût du naturel dans la pose, l’effet de la brise sur un visage, un souci de la spontanéité qu’on retrouvera dans ses portraits.

De Rome à Paris : la construction d’un style

Grâce à une bourse municipale, Carolus Duran séjourne à Rome de 1862 à 1866, puis en Espagne, où il copie Velázquez. Ce voyage lui permet de préciser une manière de peindre brillante et nerveuse, fondée sur la lumière et la fluidité.

En 1868, il épouse Pauline Croizette qui pose pour son célèbre tableau La Dame au gant (Salon de 1870), œuvre qui scelle son triomphe et fonde sa réputation de portraitiste de la haute société.

Carolus-Duran (1837-1917)

La Dame au Gant

peinture à l’huile sur toile, 228 x 164 cm, 1869

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 152

L’atelier Carolus Duran : un microcosme cosmopolite

En 1874, Carolus Duran ouvre son atelier d’hommes au 81 boulevard du Montparnasse, bientôt suivi d’un atelier pour femmes avec Jean‑Jacques Henner. Contrairement aux institutions rigides, son enseignement est libre : les élèves ne paient que le modèle et le chauffage.

anonyme

Carolus Duran donnant un cours de peinture à la Chase School of Art, New-York, 12 avril 1898

Musée d’Orsay, Paris, Inv. PHO1985-316

Chaque mardi et vendredi, sans faute, il passe dans l’atelier, commente, corrige, peint parfois devant ses élèves. On le dit chaleureux, flamboyant, direct, possible que ses visites de l’atelier aient été vécues par ses élèves comme un « show » très attendu. Carolus Duran s’y montre brillant. Un sténographe note ses remarques : un enseignement oral, vivant, jamais publié, mais resté dans les mémoires comme une école de regard plus que de dogme.

On y croise John Singer Sargent, Frank O'Meara, Ramon Casas, Theodore Robinson, Robert Alan Mowbray-Stevenson, Paul Helleu… Pour beaucoup, cet atelier fut un sas d’entrée dans le monde artistique français, cet atelier représente un lieu de synthèse entre rigueur et spontanéité, entre tradition européenne et modernité picturale. parfois même une alternative à l’École des Beaux‑Arts. Il est en cela l’héritier paradoxal des libertés barbizonniennes et du cosmopolitisme naissant de Montparnasse.

John Singer Sargent (1856-1925)

Portrait de Carolus-Duran

peinture à l’huile sur toile, 116x 96 cm, 1879

Clark Art Institute, Williamstown, Inv. 1955,14

Dans l’atelier Carolus Duran impose une méthode est aussi un tempérament : vivante, héritée des Vénitiens et de Vélasquez, fondée sur l’exécution directe, ce qu’on appelle le fa presto, littéralement « faire vite ».

Le fa presto n’est pas de la précipitation, mais un art de peindre dans l’élan, avec une économie de moyens et une attention portée à l’effet global, à la lumière et à la forme. On commence directement à la peinture, sans dessin préparatoire détaillé. On pose les grandes masses, les ombres, les volumes, en cherchant le rythme, l’énergie, la clarté. Cette méthode suppose une grande acuité visuelle immédiate : saisir l’ensemble avant le détail, capter l’impression avant de corriger la forme.

Cela correspond parfaitement à ce que recherchent les jeunes peintres de paysage formés à Barbizon ou désireux de peindre en plein air. Ils y trouvent un complément à leur démarche : un moyen d’appliquer à la figure ou au portrait les mêmes principes que ceux de la peinture de nature, la captation rapide de la lumière changeante, l’exécution vive avant que ne s’efface l’effet visuel.

C’est aussi un précurseur de l’attitude impressionniste : la vérité de l’instant prime sur l’achèvement laborieux. Le peintre doit être dans le monde, non au-dessus de lui. Carolus Duran, sans jamais se dire impressionniste, partage ce refus des lourdeurs de l’académisme et cette volonté d’inventer un langage pictural vivant : celui d’une peinture non dissimulée qui assume d’être peinte. De fait : la notoriété de Carolus Duran, sa culture de la peinture et sa capacité à détecter ce qu’il y a de pertinent dans les propositions inédites de peintres du paysage vont être d’un apport tout à fait significatif dans la maturation et la diffusion du projet paysagiste.

Une sensibilité à mi‑chemin entre forêt et salon

Ce qui reste de Barbizon dans l’art de Carolus Duran n’est pas tant le sujet que l’attitude. Dans ses portraits mondains, il persiste à chercher un geste naturel, une posture qui ne soit pas compassée, ni hiératique, une lumière franche, une lumière fraîche. Comme les peintres de la clairière, il privilégie le caractère de l'instantané.

Carolus-Duran (1837-1917)

Portrait équestre de Mademoiselle Croizette

peinture à l’huile sur toile, 340 x 312 cm,1873

Muba Eugène Leroy, Tourcoing, Inv. R927,1,1

Mais, là où les barbizonniens cherchaient la solitude, lui cherchera la scène. Là où Rousseau et Millet peignaient la paysannerie dans la poussière des chemins, Carolus-Duran accordera à la bourgeoisie une aura élégante.

Pourtant, son œuvre et son enseignement véhiculent un souffle venu de la forêt, de ce moment où les peintres décidèrent de quitter l’atelier pour marcher dans la lumière des sous‑bois.

Grez-sur-Loing

The Place to Be

Le succès de l’École de Barbizon, dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, ne se limite pas à la reconnaissance progressive de la peinture de paysage. Il suscite aussi un phénomène de dispersion : autour de la forêt de Fontainebleau, plusieurs villages deviennent à leur tour des refuges pour les artistes en quête de motifs naturels et de lumière. Chailly-en-Bière, voisine directe de Barbizon, en est un premier exemple. Mais c’est à Grez-sur-Loing, à partir des années 1880, que ce modèle prend une tournure nouvelle et résolument internationale.

Situé à quelques kilomètres de là, le village de Grez profite d’un atout logistique décisif : l’ouverture récente de la gare de Bourron-Grez, qui le rend aisément accessible depuis Paris. Deux auberges accueillent les artistes, souvent jeunes et sans le sou. L’ambiance y est simple, fraternelle, propice à la création. Grez devient en l’espace d’une quinzaine d’années, un carrefour cosmopolite de la peinture moderne.

La rue principale de Grez-sur-Loing

et l’Hôtel Chevillon vers 1860

Dès les années 1870, des figures venues d’horizons variés y font étape. On cite souvent Corot, Pissarro ou Constant Dutilleux comme des précurseurs, mais le véritable tournant vient avec l’arrivée d’une première vague anglo-américaine. Parmi eux : Francis Brooks Chadwick, William Coffin, Childe Hassam et surtout John Singer Sargent. Ce dernier, passé par l’atelier de Carolus Duran à Paris, joue un rôle décisif de vecteur esthétique et social : ses amitiés, ses allers-retours, sa renommée grandissante contribuent à inscrire Grez sur la carte des jeunes artistes du monde entier.

Francis Brooks Chadwick (1850-1943)

Rivière au printemps – le pont de Grez

peinture à l’huile sur toile, 1887

Musée d’Orsay, Paris

C’est également dans ce cercle que s’inscrit Frank O’Meara, peintre irlandais discret mais essentiel. Arrivé en 1872, lui aussi formé chez Carolus-Duran, O’Meara découvre Barbizon mais choisit Grez. Il y loue une maisonnette, y travaille jusqu’en 1888, et y développe une œuvre toute en subtilité, faite de paysages brumeux et d’élégies silencieuses. Sa mort précoce à 33 ans, quelques mois après son retour en Irlande, ajoute une note mélancolique à cette histoire.

John Lavery (1856-1941)

Sur le pont de Grez (Frank O’Meara)

peinture à l’huile sur toile, 1884

Le tableau Sur le pont près de Grez (1884) de John Lavery montre un jeune homme observant deux femmes aux vêtements traditionnels, révélant leur condition de paysannes. Les femmes se tiennent droites et immobiles, tandis que le citadin, les mains dans les poches et chaussé de bottes d'équitation, adopte une posture mêlant élégance et désinvolture. Une toile et une petite table pliante, outils de Frank O'Meara, peintre aquarelliste irlandais et contemporain de Lavery, sont appuyés contre le parapet du pont.

L’interaction entre les personnages reste indéterminée : les femmes observent-elles l’étranger avec curiosité ou séduction ? Le jeune homme reste passif, tandis que le contexte garde une distance respectueuse. À l’arrière-plan, la rivière, les arbres et les maisons bourgeoises de Grez encadrent la scène.

L'œuvre peut être lue comme une représentation de la relation entre artistes et habitants dans les colonies d’artistes. Les paysans deviennent à la fois sujets d’intérêt esthétique et modèles culturels. Les artistes documentent les légendes locales, l’architecture et les costumes traditionnels, contribuant ainsi à la préservation et à la valorisation du patrimoine rural.

La fascination des artistes pour le monde rural est paradoxale : ils considèrent ces populations comme « arriérées » tout en appartenant eux-mêmes aux groupes sociaux les plus instruits et mobiles de l’époque. Les jeunes peintres circulent à travers l’Europe, fréquente Rome et Naples, se rendent à Paris pour les Expositions universelles, puis rejoignent diverses colonies d’artistes. Grez-sur-Loing s’inscrit dans ce réseau de circulation culturelle. Le jeune artiste du XIXe siècle est un citoyen du monde, moderne et mobile.

Ces artistes sont économiquement autonomes, socialement responsables et politiquement engagés. Leur installation à la campagne répond à la fois à une recherche de sanctuaire et à des besoins de travail, d’étude et d’échanges.

Malgré l’isolement de la campagne, les artistes maintiennent des relations étroites et saisonnières avec les grandes villes – Paris, Londres, Berlin – où se concentrent musées, galeries, maisons d’édition et débats culturels. Même installés définitivement dans leur colonie, ils dépendent des villes pour la diffusion et la reconnaissance de leurs œuvres. La « navette » demeure nécessaire, et lorsqu’elle fait défaut, des « messagers » s’y substituent.

Les colonies offrent un cadre protégé permettant l’expérimentation de nouveaux modes de vie, souvent antérieurs à leur acceptation par la société : émancipation des femmes, végétarisme, structures communautaires inspirées des phalanstères ou du communisme, remise en question des rôles de genre, libéralisation de la sexualité. Dans des lieux comme Capri ou Taormine, l’homosexualité et la bisexualité peuvent se vivre ouvertement. Ces expérimentations influencent progressivement les mentalités bourgeoises. Les colonies sont donc bel et bien charpentées autour d’une préoccupation ou d’un habitus partagés. Ce qui va faire la caractéristique et la richesse de celle de Grez-sur-Loing c’est d’être constituée de regroupements par affinités nationales ou linguistiques : les italiens, puis les scandinaves, et enfin les japonais. Ces nationaux vont se structurer en groupes reserrés et autonomes (constituant souvent des couples puis des foyers) qui échangeront entre eux et feront de la palce du marché de Grez-sur-Loing à partir de 1880 un des rendez-vous les plus cosmopolites qui soit.
 

À partir de 1880, la colonie s’élargit encore. Des peintres scandinaves, comme Carl Larsson et Peder Severin Krøyer, s’y installent, parfois accompagnés d’écrivains (August Strindberg en tête). Puis, vers 1890, ce sont des artistes japonais, dont Kuroda Seiki et Akamatsu Keiichirō, qui viennent s’initier à la lumière de Grez. L’universalité de la peinture de plein air, l’ouverture des Salons parisiens, et la circulation croissante des artistes participent de cet engouement.

Carl Larsson (1853-1919)

Les potirons d’octobre

peinture à l’huile sur toile, 1883

Ce rayonnement international de Grez-sur-Loing ne peut s’expliquer sans prendre en compte le rôle des Expositions universelles, ces immenses vitrines du progrès industriel et culturel qui scandent la seconde moitié du XIXᵉ siècle. À partir de 1855, et surtout en 1867, 1878 et 1889, ces événements parisiens attirent des foules venues du monde entier — diplomates, industriels, artistes, mécènes. Les écoles nationales de peinture y sont représentées, comparées, célébrées ou discutées, et les jeunes peintres étrangers, fascinés par la vitalité artistique française, viennent y chercher un modèle.

Exposition Universelle 1889 de Paris

affiche publicitaire des chemins de fer Paris-Lyon-Méditérannée

lithographie en couleurs

C’est dans cette effervescence que Kuroda Seiki découvre la peinture de paysage occidentale, à travers les sections d’art des Expositions universelles et les musées parisiens. Kuroda, arrivé à Paris en 1884, fréquente l’atelier de Raphaël Collin et se rend à Grez à plusieurs reprises. Ce séjour lui permettra d’introduire, de retour au Japon en juillet 1893, une nouvelle esthétique de la lumière et du plein air, fondée sur les acquis de Grez-sur-Loing, et ouvrant la voie au yō-ga, la peinture « occidentalisante » japonaise. Après Krøyer, Kuroda montre parfaitement comment il est possible, de retour dans son pays d’origine, de capitaliser les approches post-impressionnistes acquises à Grez.

Kuroda Seiki (1866-1924)

Jachères à Grez

peinture à l’huile sur toile, ca. 1890

Tokyo National Museum

De même, les peintres scandinaves, attirés par l’ouverture du Salon à des styles plus novateurs, viennent à Paris pour exposer ou étudier. Leur passage par Grez fait alors partie d’un itinéraire artistique balisé, où l'on combine formation académique, expérimentations impressionnistes, et immersion dans des paysages idéalisés.

Ces mouvements ne sont donc pas spontanés : ils s’inscrivent dans un système d’échanges culturels favorisé par la modernité technique (le chemin de fer, la presse artistique, les galeries transnationales) et orchestré, à l’échelle mondiale, par les grandes foires internationales. Les Expositions universelles n’inventent pas les colonies d’artistes, mais elles les légitiment et les diffusent, en les inscrivant dans la géographie d’une modernité partagée.

À Grez-sur-Loing, la colonie d’artistes devient un véritable archétype : une forme souple, organique, née de la recommandation mutuelle — d’artiste à artiste, de pair à pair. Ce lieu bucolique, aux abords du Loing, offre aux peintres un climat de travail, un esprit de communauté, un creuset d’influences. Grez ne se contente pas d’accueillir l’Impressionnisme ; elle en prolonge l’élan, en diversifie les accents, et en assure la transmission internationale, bien au-delà de ce que le marché encore incertain de l’époque pouvait garantir.

Grez-sur-Loing devient ainsi l’un des foyers les plus féconds de la diaspora impressionniste — et l’un des modèles fondateurs de ce que l’on appellera, partout en Europe, les colonies d’artistes.

Grez-sur-Loing, tout comme Pont-Aven ou Giverny, devient à la fin du XIXᵉ siècle un relais entre Paris et le reste du monde. C’est un point de chute, un lieu de passage où se croisent les artistes venus des académies parisiennes et ceux qui, de plus en plus nombreux, arrivent d’Europe, d’Amérique ou d’Asie. Là, on échange des idées, on compare des usages, on invente des formes de vie.

Ce n’est pas seulement la peinture qui circule, mais un certain art de vivre ensemble.

Peder Severin Krøyer (1851-1909)

Le petit déjeuner des artistes

peinture à l’huile sur toile, 1884

Et c’est peut-être là que réside la singularité de Grez. Car si le paysage demeure ponctuellement le sujet des œuvres, on voit apparaître comme une attention nouvelle portée à la sociabilité : scènes de repas, intérieurs modestes, figures mélancoliques et silencieuses. On n’y célèbre donc plus un terroir ou un univers plein de mystères, mais une manière d’être au monde — et d’être ensemble. Le motif devient secondaire face à l’expérimentation d’une vie collective, simple, conviviale, souvent marginale.

anonyme

Groupe de peintres au pied du vieux pont

dans les jardins de l’hôtel Chevillon, vers 1870

Anthony Henley, René Bentz, Palizzi, R.A.M. Stevenson, Franck O’Meara, Ernest Parton, Willie Simpson.

La femme allongée sur les canots serait Fanny Osbourne

Depuis les ateliers des académies parisiennes jusqu’aux auberges de Seine-et-Marne, les artistes s’essaient à des formes de relations plus égalitaires, plus fraternelles, que celles proposées par la société bourgeoise ou académique. Ils inventent, par la pratique quotidienne et le partage de l’espace, des contre-modèles de sociabilité, échappant aux hiérarchies habituelles. Et c’est là peut-être la part la plus durable de leur œuvre : celle d’avoir démontré, par l’exemple, qu’une autre vie artistique — et sociale — était possible.

Grez-sur-Loing devient ainsi l’un des premiers foyers d’une sensibilité nouvelle, que l’on retrouvera bientôt ailleurs, sous des formes plus explicites : dans les colonies végétariennes et naturalistes de la Lebensreform, dans les communautés d’artistes comme Worpswede ou Monte Verità, dans les quêtes de retour à la nature ou les rêves d’une société libérée des carcans du progrès technique et des dogmes esthétiques. On peut voir dans ces colonies d’artistes, modestes en apparence, les prémices d’une révolution douce, où la peinture se fait mode de vie, et où la recherche esthétique ouvre à une réforme du monde.

Grez devient alors plus qu’un décor ou un motif : un laboratoire discret d’une contre-culture naissante, où les artistes s’essaient à d’autres façons d’être au monde : ensemble.

La Monarchie de Juillet (1830–1848)

Le Juste Milieu

Née des pavés insurgés des Trois Glorieuses, la Monarchie de Juillet s’ouvre dans l’éclat des promesses et les cendres d’un vieux monde. En trois journées décisives, les 27, 28 et 29 juillet 1830, Paris se soulève contre les ordonnances de Saint-Cloud, qui restreignent les libertés publiques, et chasse Charles X, dernier roi de la branche aînée des Bourbons. Le duc d’Orléans est alors proclamé « roi des Français » sous le nom de Louis-Philippe Ier — une formule nouvelle, signe d’un pacte rénové entre la monarchie et la nation.

Joseph-Désiré Court (1797-1865)

Louis-Philippe remet les drapeaux à la Garde Nationale de Paris le 29 août 1830

peinture à l’huile sur toile, 550 x 442 cm

Musée National du Château de Versailles, Inv. MV 2789-83-000213

Ce régime hybride, qui s’étend jusqu’en 1848, oscille sans cesse entre tradition et modernité, entre les souvenirs de la Restauration et l’appel pressant des idéaux républicains. La Charte constitutionnelle de 1830 cherche un équilibre délicat : elle renforce les pouvoirs du Parlement et limite l’absolutisme royal, mais maintient le suffrage censitaire, écartant de la vie politique l’immense majorité du peuple.

Sous Louis-Philippe, la France entre résolument dans l’ère industrielle. Le pays s’urbanise, se couvre de lignes de chemin de fer, adopte de nouveaux modes de production. Le développement économique — en particulier dans les transports et l’agriculture — donne au régime une base matérielle solide. Mais cette prospérité reste l’apanage d’une bourgeoisie triomphante. Les classes populaires, tenues à l’écart du pouvoir, voient leurs frustrations grandir.

Jean-Jacques Grandville (1803-1847)

Le Lion Bourgeois

encre brune et aquarelle sur papier, 29 x 18 cm, 1844

Les tensions se cristallisent : légitimistes, républicains, bonapartistes — ennemis d’hier — trouvent parfois un terrain d’entente contre une monarchie jugée illégitime ou inerte. La crise économique de 1847, qui aggrave la misère ouvrière, précipite la chute du régime. En février 1848, une nouvelle insurrection chasse Louis-Philippe, contraint à l’exil. La Seconde République est proclamée.

Félix Phillipoteaux (1815-1884)

Lamartine devant l’hôtel de ville de Paris le 25 février 1848 refuse le drapeau rouge

peinture à l’huile sur toile, 298 x 629 cm, 1848

Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Inv, PDUT 1468

Mais au-delà des bouleversements politiques, la Monarchie de Juillet est aussi un temps d’effervescence intellectuelle et artistique. Les grands Salons de peinture s’imposent comme des scènes majeures où s’expriment les tensions esthétiques du temps. Dès 1833, des artistes comme Ingres, Rousseau, Isabey ou Descamps y exposent sous l’œil acéré des critiques, dont un jeune Théophile Gautier. Les éditions suivantes, notamment celles de 1834 et 1835, font éclore des noms majeurs : Delacroix, Delaroche, Corot, Dupré, Caruelle d’Aligny… autant de figures qui redéfinissent les langages du paysage, du sublime et de l’histoire.

Cette période s’inscrit dans un souffle de curiosité universelle. L’Exposition industrielle de 1844, qui préfigure les futures expositions universelles, reflète la volonté de célébrer ensemble les savoirs, les inventions, les formes de beauté issues du progrès.

La Monarchie de Juillet fut, en somme, un moment charnière : un régime de compromis, tenté entre liberté et autorité, progrès et ordre. Mais elle échoue à contenir les aspirations profondes d’un peuple en quête de justice politique et sociale. Sa chute marque la fin des certitudes bourgeoises et annonce un siècle de luttes, d’utopies et de ruptures,

Le Printemps des Peuples

En février 1848, une révolution éclate à Paris. Le peuple se soulève contre la Monarchie de Juillet, un régime libéral en apparence, mais autoritaire dans les faits, qui depuis 1830 favorisait la bourgeoisie au détriment du peuple. Ce soulèvement met fin au règne de Louis-Philippe et conduit à la proclamation de la IIe République.

Mais la France n’est pas un cas isolé. Le mouvement s’inscrit dans une vague révolutionnaire qui traverse toute l’Europe : de Berlin à Vienne, de Milan à Prague, les peuples réclament plus de liberté, plus de justice, et souvent une unité nationale. C’est le « Printemps des Peuples », un moment d’espoir et de révolte face aux vieilles monarchies et aux inégalités sociales.

Ce bouleversement politique et social se reflète aussi dans les arts. Certains peintres refusent désormais de se tourner uniquement vers le passé. Ils s’intéressent à la société contemporaine, à la condition des ouvriers, des paysans, des marginaux. Leurs sujets ne viennent plus de la Bible ou de l’Antiquité, mais de la vie réelle, de l’histoire qui s’écrit sous leurs yeux.

L'art et la République : le Salon de 1848

Dans cette atmosphère d’élan démocratique, la Révolution française de 1848 bouleverse aussi le monde de l’art. La Seconde République proclame la liberté d’exposition et abolit le jury de sélection du Salon officiel : désormais, tout artiste peut y participer. C’est un moment inédit d’ouverture, où les hiérarchies de genre, de style et de technique vacillent.

Les murs du Salon se couvrent d’œuvres aux accents nouveaux. On y voit des sujets populaires, des scènes rurales, des portraits d’ouvriers, une peinture plus directe, plus humaine. Ce printemps-là, le Salon devient lui aussi une barricade, où se lit l’aspiration à une autre société — plus juste, plus sensible, moins soumise aux diktats académiques.

L’expérience ne durera qu’un temps : dès l’année suivante, un jury est rétabli. Mais l’événement a laissé une trace : il annonce la déprofessionnalisation de l’art officiel, la montée des salons indépendants et, à plus long terme, le développement de la contre-culture esthétique du XIXᵉ siècle.

Sortis de la bulle de l’atelier, affranchis du carcan de la peinture d’histoire, des artistes prennent position et s’engagent dans le présent. Daumier et Courbet seront de ceux-là, parmi les plus lucides et les plus engagés.

Honoré Daumier (1808-1879)

La Révolte

peinture à l’huile sur toile, 1848

The Phillips Collection, Washington, Inv. 801

Le reflux et la désillusion

Après l’effervescence, vient l’heure du retour à l’ordre : les ateliers nationaux qui avaient pour tâche de fournir du travail aux chômeurs sont supprimés en juin en France, provoquant une révolte ouvrière qui sera réprimée dans le sang et par le bagne1. À l’automne, la contre-offensive conservatrice se fait sentir partout :

  • En Autriche, l’armée mate les insurrections nationales.

  • En Italie, l’écrasement militaire revient au galop.

  • En Allemagne, Frédéric-Guillaume IV refuse la couronne unifiée… avant de céder aux pressions.

  • En France, Louis‑Napoléon Bonaparte est élu président (10 décembre), marquant un tournant autoritaire.

Il reste du Printemps des Peuples un cocktail d’espérances inachevées, de réformes sociales et constitutionnelles, mais aussi le souvenir d’une répression brutale. Certains y voient un échec, d’autres une lueur d’avenir :

  • L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises,

  • L’émancipation des serfs en Autriche,

  • Le réveil des nationalismes — italien, roumain, allemand…

Dans les arts, persiste le souvenir d’une brève période où la peinture se mit à l’unisson du peuple — à la fois miroir et moteur d’une révolution à fleur de peau. L’année 1848 a donc été, pour la politique comme pour l’esthétique, une ligne de faille. Rien, après elle, ne pourra se faire tout à fait comme avant.

C’est au sortir de la révolution de 1848 que Gustave Courbet, depuis la Brasserie Andler-Keller dans laquelle il retrouve Charles Baudelaire et y croise Henry Murger, va élaborer ce que sera le Réalisme en peinture.

Gustave Courbet (1819-1877)

Peindre en homme Libre

La forêt mystérieuse, dans laquelle les peintres de paysage nous avaient guidés, a fini par transformer ceux qui l’ont traversée. Les artistes en sont sortis avec une identité nouvelle, à la fois plus forte et plus riche, comme façonnée par une révélation inattendue : leur immersion solitaire dans la nature a élargi leur regard, faisant basculer l’environnement de simple « décor » ou « ressource » à celui de véritable « sujet ». Ainsi, la peinture de paysage a révélé une faculté essentielle de l’humanité : sa capacité à s’intégrer au monde, plutôt que de le dominer.

Cette aventure artistique n’a pas seulement changé leur rapport à la nature – elle a aussi transformé leurs relations entre eux. En s’aventurant dans les bois et les sous-bois, loin des ateliers traditionnels gouvernés par une hiérarchie pyramidale (ces fabriques dirigées par des maîtres surveillant des apprentis), ils ont découvert quelque chose de nouveau et l : la camaraderie. Portés par cette dynamique horizontale, les peintres de paysage sont devenus les artisans d’une nouvelle sociabilité artistique, et ont constitué une place inédite pour l’artiste dans la société, en tension entre travailleurs et auteurs.

Dès lors, leur regard singulier, leur autorité et leur respectabilité s’en trouvent renforcés. On voit se structurer des cercles de sociabilité où s’élaborent et se confrontent des idées nouvelles, modernes, parfois avant-gardistes – et qui permettent aussi à ancrer socialement la figure de l’artiste dans la société.

La seconde moitié du XIXᵉ siècle assiste ainsi à un double mouvement : d’un côté, la multiplication de clubs et d’associations rassemblant, hors de toute tutelle institutionnelle, peintres, poètes, écrivains, penseurs et même hommes politiques. Tous partagent une conviction commune : leur rôle est essentiel dans la construction d’une République capable de concrétiser les aspirations qu’elle inspire. De l’autre, les artistes s’organisent en fédérations ou syndicats, affirmant leur volonté de prendre une place active, engagée, au cœur de la vie collective, c’est-à-dire dans le réel.

C’est cette transition (de la forêt aux barricades) qui se joue alors.

Et s’il est un artiste qui l’incarne pleinement, c’est bien Gustave Courbet.

Figure emblématique du réalisme, Courbet incarne la rupture esthétique et politique du XIXᵉ siècle. Né à Ornans, dans le Doubs, il s’affirme dès ses débuts en dehors des canons académiques : refusant les modèles mythiques, historiques ou sacrés, il impose un art vivant, fondé sur l’observation directe des gens et du monde de son temps.

Désespéré

Gustave Courbet (1819-1877)

Le Désespéré

peinture à l’huile sur toile, 45 x 54 cm, 1843-1845

collection privée : Conseil Investissement Art BNP Paribas

Dans cet autoportrait, Courbet se peint face à nous, bouche entrouverte, regard fixe et troublant. Les yeux grands ouverts, les mains semblent tirer ses cheveux : la pâleur du visage tranche brutalement avec la noirceur de sa barbe et de ses cheveux, soulignée par une chemise immaculée. En bas, on distingue un foulard bleu nuit. Sans citer de modèle précis, Courbet exprime une insatisfaction mêlée d’effroi, projetant toute sa détresse à la surface du tableau — et donc au visage du monde. Il n’explicitera jamais la nature exacte de ce désespoir — peut-être par courtoisie, laissant chacun s’y reconnaître (ou non). Mais replacé dans le contexte de la fin de la monarchie de Juillet, de son « juste milieu qui se crotte », il est difficile de ne pas voir dans l’expression de ce jeune homme en prise avec la réalité le cri d’un lanceur d’alerte artistique.

Charles-Joseph Traviès de Villers (1804-1859)

Le juste Milieu se Crotte

lithographie, caricature parue dans La Caricature, 1832

Musée Carnavalet, Paris, Inv. G.19013

Enterrement

Gustave Courbet (1819-1877)

Un Enterrement à Ornans

peinture à l’huile sur toile, 315 x 668 cm, 1849-1850

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 325

Un enterrement c’est l’antithèse d’un Sacre. Si ces deux cérémonies obéissent à un protocole, le Sacre peut se réduire à une comédie du pouvoir – l’enterrement, lui, ne triche pas.

Avec Un Enterrement à Ornans (1850), Courbet frappe un coup d’éclat. Ce tableau-manifeste scandalise : l’artiste y dépeint des villageois en deuil, grandeur nature, sur un format monumental jusque-là réservé aux héros de l’histoire. La fosse ouverte domine le premier plan ; paysans, notables et prêtres s’y pressent côte à côte, sans distinction de rang. Refus de la pompe, refus de l’idéalisation : Courbet adopte une facture rugueuse, où la touche épaisse et visible assume la matérialité de la peinture. Plus de fini lisse – le pinceau laisse sa trace, comme l’empreinte organique du geste par lequel le tableau a pu voir le jour.

La critique s’enflamme. Comment ose-t-on traiter une « anecdote » villageoise avec la solennité d’une scène historique ? On accuse Courbet de « socialisme » et de mauvais goût. L’Illustration tonne contre cette « apologie du laid endimanché », ces « trivialités de costume prises au sérieux ». Pourtant, c’est précisément cette vérité crue qui fait œuvre révolutionnaire : la mort, ici, n’est pas un symbole – elle est un fait.

Honoré Daumier (1808-1879)

Ce Monsieur Courbet fait des figures beaucoup trop vulgaires,

Il n’y a personne dans la nature d’aussi laid que ça !

Lithographie, 1855

Musée Carnavalet, Paris, Inv. G.2033

Pavillon

Gustave Courbet (1819-1877)

Le Pavillon du Réalisme

Paris, 1855

En 1855, après avoir essuyé plusieurs refus au Salon, Courbet décide d’exposer seul. Il obtient le soutien financier du mécène Alfred Bruyas et fait édifier, avenue Montaigne, avec la permission du Ministère Public, un pavillon de bois et de briques dans lequel se tiendra l’Exposition du Réalisme.

Cette exposition sera le Manifeste du Réalisme par son auteur même, dont Courbet rédigera les intentions. L’artiste y présentera quarante-deux toiles qui seront à la fois une déclaration d’intentions et la rétrospective d’une œuvre qui plaide la cohérence. On y trouvera exposés notamment : les Casseurs de Pierre (1849, disparu), L’enterrement à Ornans (1850, Musée d’Orsay), Les Baigneuses (1853, Musée Fabre), L’Atelier du Peintre (1855, Musée d’Orsay), et le Portrait de M. Proudhon et de ses enfants (inachevé à cette date), soit un ensemble d’œuvres qui couvrent tout l’éventail des préoccupations de l’artiste : depuis le paysage naturaliste jusqu’au réalisme social, en passant par les portraits féminins qui ont choqué son époque et ceux de l’histoire que Courbet s’est lui-même choisis.

Ce « Pavillon du réalisme », première exposition indépendante dans l’histoire de l’art moderne, anticipe les démarches des impressionnistes vingt ans plus tard. Le peintre y proclame sa vision dans un texte d’introduction au réalisme :

Le titre de réaliste m’a été imposé […]. Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais encore un homme, […] faire de l’art vivant, tel est mon but.

Le manifeste est en partie rédigé avec son ami le critique Jules Champfleury. Charles Baudelaire, Clésinger, Henry Murger et d’autres habitués de la brasserie Andler-Keller — que Courbet fréquente dès 1848 et où il brille comme un chef de bande — partagent un moment cette ambition d’un art radical, populaire, incarné.

Peu à peu, cependant, Courbet s’isole. Son tempérament farouche, son refus des compromis, le rendent infréquentable. Il vend peu. Il laisse des ardoises dans les tavernes, quitte la brasserie Andler en 1863 pour Montmartre, où il fréquente Jules Vallès, Édouard Manet, Auguste Renoir, Claude Monet, mais aussi André Gill et les chansonniers révolutionnaires. Il assiste à la naissance d’une génération nouvelle qui, tout en lui rendant hommage, commence à s’éloigner de lui.

Chatte

Gustave Courbet (1819-1877)

L’Origine du Monde

peinture à l’huile sur toile, 46 x 55 cm, 1866

Musée d’Orsay, Paris, Inv. RF 1995 10

En 1866 Courbet peint un autre tableau qui, pour demeurer longtemps caché, fera de lui un artiste mondialement célèbre.

L’Origine du Monde est encore aujourd‘hui présenté comme un simple nu féminin (C’est ce que l’on trouve encore aujourd’hui dans les notices du Musée d’Orsay et de Wikipédia), une manière commode, pour le discours académique, de perpétuer ses pudeurs. Or le cadrage radical de Courbet dit tout autre chose : il ne s’agit pas d’un nu au sens classique, mais d’un gros plan frontal sur ce que la peinture académique, sous couvert de beauté idéale, a longtemps contourné. Ce que Courbet donne à voir, c’est le point aveugle du nu académique : non pas la figure féminine, mais le sexe lui-même — ce “buisson” que la tradition peignait en filigrane, toujours esquissé, jamais assumé. Le tableau dévoile, crûment, ce que l’idéalisme des salons avait toujours désiré sans oser le dire. Il révèle l’hypocrisie d’un regard masculin qui se cache derrière le canon pour mieux approcher ce qu’il prétend célébrer, pour mieux contrôler ce dont il s’interdit l’aveu.

Édouard Dantan (1848-1897)

Le Moulage sur Nature

peinture à l’huile sur toile, 165 x 131 cm, 1887

Musée des Beaux-Arts de Göteborg, Inv. F21 - A7254

Les femmes du XIXᵉ siècle sont recouvertes d’innombrables couches de tissu qui se soumettent à des conditions édictées par des mâles en haut-de forme et qui visent à dissimuler aussi complètement que possible la réalité morphologique des femmes. Seulement le minimum de formes doit être interprétable, seulement le minimum d’épiderme doit être visible. Et si le visage doit demeurer, au moins pour des questions physiologiques, il conviendra de le maquiller, c’est-à-dire de le peindre.

Ces mêmes hommes, du haut de leurs académies, passeront des heures d’atelier à déshabiller ces femmes pour les placer dans la situation humiliante et instrumentalisée du modèle, auquel on accordera une attention strictement technique (bien sûr…), celle dont peuvent être dignes des filles très jeunes, sélectionnées pour leur modelé engageant.

À cette mascarade Courbet met un terme. Un point final retentissant, un punctum définitif. Cette peinture, pourtant cachée au public, n’existant que par la description en pirouettes publiée par Maxime Du Camp en 1867 va pourtant devenir une des œuvres emblématiques de Courbet auprès du grand public, qui révèle dans cette reconnaissance quelque chose du soulagement apporté par le peintre à la communauté, indépendamment des névroses du pouvoir, et seule pourvue de l’humour indispensable à surmonter le tabou.

L’origine du Monde n’est pas un tableau de nu, ce n’est pans non plus un tableau érotique. Littéralement, cette œuvre est pornographique et représente grandeur nature une chatte, là où l’on aurait pu trouver une bite. Il n’y figure que le sexe, sous couvert d’aucune des figures de style qui le pourrait faire passer dans l’artisticité convenue des académies. Ce que déclare le tableau, et ce en quoi il est émancipateur pour les mouvements naturistes qui vont se développer à la fin du XIXᵉ siècle, c’est qu’il est possible d’assumer objectivement son genre, son sexe et même son corps pour définir son identité et la place que l’on s’assigne dans la société.

Breloque

Le 23 juin 1870, il décline la Légion d’honneur dans une lettre publiée dans Le Siècle :

J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence libre : quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : Celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté.

Quelques mois plus tard, la France est en guerre contre la Prusse. La défaite entraîne l’effondrement de l’Empire. Courbet, se rallie à la Commune de Paris dès le 18 mars 1871. Il est élu au Conseil de la Commune, siège à la commission de l’Instruction publique et devient président de la Fédération des artistes. Il prend alors une part active à la sauvegarde des œuvres d’art : il fait blinder les fenêtres du Louvre, protéger l’Arc de Triomphe, la fontaine des Innocents, la manufacture des Gobelins et même la collection personnelle d’Adolphe Thiers (un comble puisque Thiers sera tenu pour responsable de la Semaine Sanglante qui fera près de 10 000 morts du côté des Communeux et verra 147 d’entre eux sommairement fusillés au Mur des Fédérés).

Exilé en Suisse, Courbet meurt en 1877, peu avant d’être frappé d’un nouvel ordre de saisie. Jusqu’au bout, il aura incarné une forme d’intransigeance artistique et politique. Son œuvre, ses mots, sa vie même, restent inséparables de cette affirmation première : être peintre, c’est être un homme libre.

Postérité

Courbet a ouvert une brèche. Une brèche dans la surface vernie du tableau, dans le vernis bourgeois, dans les faux-semblants de la représentation. Il a fait couché les colonnes et montré que l’artiste pouvait s’arracher au joug du pouvoir, du goût dominant, du marché. Mais ce geste, il ne l’a pas accompli seul.

Bientôt, d’autres s’assemblent. Refusant à leur tour les compromissions de l’académie, ils quittent l’atelier pour le café, la forêt de Fontainebleau pour les arrière-salles du Café Guerbois. Là, dans la fumée, les éclats du rire, les provocations parfois brutales, ils affûtent une autre manière d’être au monde. Ils peignent et écrivent ce qu’ils voient, ce qu’ils vivent, ce qu’ils aiment — sans filtre ni permission. Le réalisme a planté le décor, et c’est tout un peuple d’artistes, d’écrivains, de penseurs, de musiciens — qu’on appelle déjà la Bohème — qui choisit de décrocher. Décrocher des postes, des carrières, des récompenses officielles. Ils ne veulent plus d’une vie réglée comme une horloge, scandée par le bruit des usines et les injonctions au progrès. Ils pressentent que la promesse industrielle a un revers : l’oubli du vivant, la dégradation des corps, la perte de la liberté intérieure, or à leurs yeux : tout cela n’a pas de prix.

Ces décrocheurs — réalistes, incohérents, hydropathes, marginaux volontaires — ne sont pas seulement des provocateurs. Ils inventent, souvent dans la misère, des formes de vie en rupture avec leur époque qui percutent la nôtre. En refusant le confort au prix de la soumission, en cultivant l’amitié, l’expérience directe, l’attention au sensible, ils esquissent des chemins de traverse, des communautés provisoires, des modèles précaires mais vivants.


Ils ne cherchent pas à fuir le monde, mais à l’habiter autrement.

C’est là tout le sujet de la section suivante, qui remettra , bien sùr, courbet à l'honneur.

l'atelier Gleyre
Grez-sur-Loing
Gustave Courbet
Carolus Duran
la Monarchie de Juillet
Chailly-en-Bière

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