Il faut reconsidérer les modèles de relation aux oeuvres et aux artistes
entretien publié dans le numéro d'octobre 2018 du magazine Art Insider
Depuis 30 ans, Sylvain Sorgato, artiste, commissaire, régisseur et monteur d’exposition, analyse côté coulisses « l’activité art contemporain », comme il la nomme. Considérant toutes les facettes de l’exposition, du montage au contenu artistique, en passant par la réception du public, il nous délivre ici ses matières à penser, sous forme de miscellanées.
L’art et ses codes
« Cela fait 30 ans que je suis tout contre l’art, souvent derrière le rideau de son spectacle. Cela m’a permis d’élaborer un point de vue et une interprétation de “l’activité art contemporain”, ainsi que de ses développements, point de vue fondé sur les actes et les gestes qui permettent la réalisation des œuvres et des expositions.
« Aujourd'hui, c'est le pinceau qui fait le peintre, comme l'institution fait l'artiste.
Pour rentrer dans le vif du sujet, cette activité me paraît vieillissante. Les énoncés sur lesquels elle repose datent – pour la faire courte – des expositions désormais emblématiques organisées par Harald Szeemann, Jean-Hubert Martin, Christian Bernard ou du Consortium.
Vieillissante, parce la détermination qui est celle des commissaires et des artistes n’a, me semble-t-il, plus grand-chose à voir avec ce qu’elle pouvait être jusqu’au milieu des années 1990. Il s’agissait de projets portés par des personnalités qui se risquaient à faire l’avance de nouveaux enjeux, qui se risquaient à faire l’avance d’un point de vue personnel. Aujourd’hui, je ne vois pas ou plus aucune détermination de cet ordre. Ce que je vois bien, c’est une activité dominée par son code : la reformulation de l’art de l’exposition à la fin des années 1970 et jusqu’au début des années 1990 a généré un code qui suffit à identifier l’art contemporain, la situation d’exposition, voire l’œuvre d’art, et à les légitimer.
Ceci est valable tant sur le territoire de l’exposition que dans la relation aux médias et au public. Aujourd’hui, c’est le pinceau qui fait le peintre, comme l’institution fait l’artiste.
Cette codification permet de masquer l’appauvrissement du contenu, que l’on est en droit d’attendre des propositions artistiques et esthétiques. C’est ce que mettent particulièrement bien en lumière les expositions dites “thématiques”. Une exposition, c’est aujourd’hui quelque chose que l’on a vu, plutôt que regardé, une chose à laquelle on n’accorde que bien peu de crédit quant à sa capacité à contribuer à une perception dynamique du monde et des activités humaines.
Au mieux, l’expo était belle, au mieux-mieux, elle était très belle. »
Mises à distance
« Le modèle des expositions est aujourd’hui dominé par un code, qui produit du mythe et rend l’expérience des œuvres dans l’espace distante et incompréhensible. J’observe que la distance qui sépare les œuvres du public est aujourd’hui bien plus grande qu’on ne le laisse croire. La codification et l’institutionnalisation ne font qu’accroître la distance entre le public et les œuvres. Lorsque je travaille, j’y porte une attention particulière puisque c’est tout le contraire de ce « la codification et l’institutionnalisation ne font qu’accroître la distance entre le public et les œuvres. » que l’on cherche à faire.
Je suis d’une génération où il n’y avait pas de cartel, pas de portiques, pas de contrôle des sacs, pas de gardiens... Il s’agissait de permettre aux visiteurs de vivre une expérience personnelle, intime, des œuvres et de leur exposition. une expérience propice à la sensibilité et à la pensée.
Une notice n’a rien à expliquer.
Au public qui en ferait la demande, il est certainement plus pertinent (plus engageant aussi) de lui fairecomprendre combien il est bon de se sentir sinon perdu, en tout cas face à sa propre capacité de réception et d’interprétation des œuvres. Une des singularités des œuvres tient précisément au fait qu’en matière de jugement, il n’en est pas d’erroné. Les œuvres demeurent garantes de l’universalité et du désintéressement de la faculté de juger. L’exposition est là pour défendre et entretenir cette belle faculté.
Je trouve très impoli, à l’endroit du visiteur, de prétendre lui expliquer quelque chose s’agissant des œuvres d’art. Je trouve plus intéressant de donner un point de vue personnel – quelque chose d’artistique et non pédagogique – en tant qu’accompagnateur.
La mise à distance fonctionne à plein selon moi, car je n’ai encore jamais vu un porteur de projet (le ou la commissaire) accompagner le grand public, alors qu’ils sont pour cela les mieux placés. On se retrouve souvent avec des notices incompréhensibles, en général rédigées à l’intention de la presse.

Marta Gili, notice murale. Exposition « Les larmes des choses »
Sélection d’œuvres de la collection Helga de Alvear
Édition 2017 de Paris-Photo
C’est le genre de discours qu’un malheureux stagiaire va se retrouver à relayer auprès du public. La chaîne est faite comme cela et elle est parfaitement inefficace. Les accompagnants (que l’on appelle aussi les médiateurs) ont beaucoup de courage, et ce sont eux qui font les efforts critiques et intellectuels pour essayer d’interpréter ces messages bizarres, d’en faire quelque chose qu’ils soient honnêtement et sincèrement capables de véhiculer. Je peux préciser que les notices, exactement comme les catalogues, sont rédigées le plus souvent avant l’ouverture de l’exposition et préférablement dans un bureau aussi distant que possible des œuvres. Les notices comme les catalogues font l’économie de l’expérience qu’ils prétendent renseigner ou instruire.
Par ailleurs, les notices sous-entendent que l’on prend le public pour des andouilles, que la clé du jugement de beauté ne fonctionnerait pas du tout, voire que le public serait dépourvu d’une telle faculté. C’est le reflet du mépris dans lequel les opérateurs tiennent les visiteurs.Comme si les visiteurs étaient des poissons en apnée devant les œuvres. Mais on a le droit d’être perdu (il est possible de ne pas savoir, il est souhaitable de ne comprendre que beaucoup plus tard !) !
Pour programmatiques qu’elles puissent sembler, nombre d’œuvres sont encore motivées par une intuition, ce qui les rend propice à l’incertitude et à la gymnastique intellectuelle. Il est fait l’aveu d’un paradoxe désarmant lorsqu’il est précisé à l’entrée d’une exposition que “certaines œuvres peuvent heurter la sensibilité”. C’est pourtant le moins que je puisse attendre d’une œuvre ! Elles doivent toujours bouleverser ma sensibilité, sinon, il s’agit d’autre chose.
L’exposition des œuvres propose l’occasion d’un rapport avec le réel et non avec la représentation. Les œuvres sont des faits et pas des images d’œuvres. Toute la structure exposante fait le nécessaire pour que l’exposition des œuvres soit l’exposition de l’image des œuvres.
Comme je l’indique souvent à mes étudiants, pour accéder à l’œuvre, il faut désormais passer les agents de sécurité, le cordon, le guichet, la notice, la mise à distance, le cartel... Ce sont les symptômes dont il convient de se débarrasser afin de vivre une relation “détoxée” aux œuvres. Un très bon exemple fut celui du sort réservé à une sculpture d’Antony Gormley, Another Time VI, en fonte d’acier (voir image en couverture de cet article).
Il s’agit de la sculpture d’une silhouette masculine à échelle 1, présentée de plain-pied, sans socle, qui, me semble-t- il, devrait pouvoir se fondre dans la foule des visiteurs. C’est tout ou partie des intentions de l’artiste. Je peux rentrer dedans en camion, elle ne bougera pas ! Mais il se trouve qu’autour, l’institution a souhaité ou consenti à ce que soient placés des cordons interdisant de s’en approcher ! C’est l’exemple d’un dispositif sécuritaire et signalétique qui va à l’encontre du projet artistique. »
Compression temporelle
« Je regrette que Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans n’aient pu faire un palais de Tokyo ouvert 7 jours/7 et 24h/24 comme ils en avaient l’intention. Le lieu idéal pour moi serait un espace qui ne cache rien et qui demeure ouvert en permanence, un lieu sans fard, qui rendrait le montage visible autant que l’exposition. Précisément parce que le montage de l’exposition (l’accrochage comme la réalisation des œuvres) témoigne d’une relation intéressante, intense et en actes, aux œuvres. une œuvre en pied de cimaise n’est pas moins une œuvre que lorsqu’elle est accrochée.
Je verrais bien qu’on en finisse avec les privatisations. L’ explication selon laquelle ces locations d’espaces sont un gisement de trésorerie pour les sites d’exposition me semble insuffisante ou seulement le reflet de gestions approximatives des budgets. Par ailleurs, et ça me semble être un point capital, l’emprise des privatisations sur les calendriers de montage relègue au second rang le travail qui est celui de la réalisation des expositions et pour lequel du temps et de l’attention sont indispensables. En principe, le montage d’exposition repose sur un calendrier de 3 ou 4 semaines, période durant laquelle le lieu est fermé au public.
Trois choses ont comprimé les calendriers de montage des expositions :
L’obligation d’avoir le catalogue disponible pour le vernissage a fait perdre 3 ou 4 jours en fin de calendrier puisqu’il faut prendre les photos post-montage.
Le recours systématique aux constructions temporaires. C’est souvent le premier poste de dépenses, car elles participent du spectacle. La construction intègre la démolition de l’agencement précédent et prend une semaine.
Si l’on ajoute à cela une semaine de privatisation – du type Fashion Week –, cela ramène notre rapport aux œuvres – qui est la vocation du site – à... 3 jours.
La compression des calendriers n’a malheureusement pas été compensée par un effort de méthodologie du côté des commissaires. Obtenir d’un commissaire la rédaction d’un cahier des charges demeure l’exception. Tout cela contribue à faire de la relation aux œuvres, du travail des œuvres aux fins d’exposition, un moment secondaire, traité en vitesse, presque anecdotique dans la vie d’un site. »
Archaïsmes
« Globalement, “l’activité art contemporain” manque prodigieusement de créativité et a le goût douteux de s’encombrer d’archaïsmes, alors qu’elle prétend à l’élévation. Au premier rang desquels se trouve le sexisme, exemple le plus évident et le plus pathétique. Je pense par exemple aux écoles d’art avec le dernier fait en date – le départ de Jean-Marc Bustamante des Beaux-Arts de Paris (1) ; ou encore la proportion décroissante des filles entre l’entrée et la sortie des écoles ; de même qu’elles occupent rarement les postes d’enseignants en atelier mais plutôt les cours de culture générale. J’aimerais comprendre ce qui justifie cette répartition des sexes autrement qu’avec les arguments de Baselitz (2).
Les distorsions sociales également, notamment de classes, le manque de mixité sociale de l’art contemporain me posent problème. L’activité n’est pas représentative de la population française, alors que l’on parle tout de même de culture. Et si la culture est un pas vers les autres, il faut être synchrone avec l’ensemble du groupe, sinon, il s’agit d’autre chose.
Si l’art conceptuel a permis un développement intéressant dans la relation aux œuvres (la dématérialisation de l’objet, l’interprétation, l’appropriation que l’on puisse en faire), je suis étonné que l’on ait encore aujourd’hui – et en particulier en France – une relation aux œuvres qui soit demeurée fétichiste. Le meilleur exemple est sans doute celui d’Antoine de Galbert, qui est un référent important dans le paysage artistique. Il est davantage un rassembleur d’objets, qu'il accumule les uns après les autres, qu’un collectionneur. Et je suis tenté de dire des objets, plutôt que des idées.
Le nom de collectionneur est aujourd’hui totalement galvaudé : une collection, ça commence lorsqu’une acquisition commande la suivante. L’attribution de ce titre est le plus souvent abusive et n’a d’autre fonction que de produire l’illusion de la propulsion dans une classe sociale qui serait celle de l’élite, patrimoniale et culturelle. Rien n’interdit d’être un amateur, c’est même un rôle plutôt enviable.
Sur cette notion de production d’objets, je pense alors aux préoccupations de la société civile : si on pouvait inventer une exposition qui ne nécessite pas de transport, donc pas de carbone, pas d’assurance, donc pas de finance, mais une forte plus-value de main-d’œuvre (faire travailler des gens), nous aurions quelque chose de très intéressant, quelque chose d’objectivement contemporain ! Eh bien, c’est tout le contraire ! On produit des objets, préférablement fragiles, des multiples, des peintures, des photographies, que l’on surévalue financièrement et que l’on emballe dans du plastique, le tout présenté dans des agencements temporaires qui finissent incinérés (moquette comprise). Cela constitue pour moi un autre archaïsme, fort éloigné des préoccupations de l’époque.
Je ne suis pas sûr que la dissipation de l’objet marque l’effondrement du marché. Je serais tenté de dire que ce sont ses oignons, il n’a qu’à se débrouiller ! Pas plus qu’elle ne se soucie des déchets qu’elle produit, ni de l’accumulation d’objets à laquelle elle contribue, l’activité artistique ne semble se soucier de l’évolution de son modèle économique. Celui-ci demeure fondé sur un échange financier spéculatif déguisé en coup de cœur, à l’opposé des modèles prospectifs qu’explore la société civile.
La sociologie artistique a évolué et on compte aujourd’hui peut-être vingt fois plus d’artistes qu’il y a trente ans. Ce seul point devrait suffire à reconsidérer les modèles de relation aux œuvres et aux artistes en vigueur, et peut-être à restituer à ces derniers le lustre de leur statut d’auteurs. »

public invité au vernissage de l'édition 2012 de la FIAC, Grand Palais, Paris.
Stand de la Galerie Christian Nagel, oeuvres de Heimo Zobernig
photo Sylvain Sorgato
1. En juillet dernier, Françoise Nyssen annonçait que le mandat de Jean-Marc Bustamante au poste de directeur de l’ENSBA de Paris prendrait fin le 9 septembre 2018, suite à une série de plaintes pour injures raciales avec harcèlement, déposées par des agents d’entretien d’une société opérant à l’école, ainsi que des pétitions d’étudiants pour dénoncer le harcèlement sexuel incriminant six enseignants. Autant d’affaires qui avaient grandement secoué l’école parisienne et face auxquelles le directeur n’aurait pas réagi.
2. L’artiste allemand Georg Baselitz est coutumier des propos sexistes. Après avoir déclaré que « les femmes ne savent pas bien peindre, c’est un fait » dans les pages de der Spiegel en 2013, l’octogénaire affirme que les femmes, bien que majoritaires dans les écoles d’art, seront très peu nombreuses à réussir. Pour preuve selon lui, l’écart des prix atteints par les artistes des deux sexes les plus chers en salles des ventes : Picasso et Georgia O’Keefe.
(le Journal des arts du 22 mai 2015)