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Décrocheurs - Aussteiger - Dropouts

artistes, anarchistes, proto-écologistes, vagabonds et hippies

un récit possible du XXème

Partie VI:  Ida Hofmann

Trois échelons

(temps de lecture : 28 minutes - 12 illustrations)

Ida Hofmann (1864-1926), pianiste austro-hongroise, née à Freiberg,, interprète des oeuvres de Wagner, végétarienne, théosophe et disciple de Tolstoï.

 

anonyme

Ida Hofmann vers 1904

Avertissement :

ce chapitre des Décrocheurs est une fiction qui vient compléter une lacune dans l'historiographie d'Ida Hofmann.

Basé sur des faits vérifiés, j'y relate la rencontre vue depuis Ida Hofmann avec Henri Oedenkoven et Karl Gräser en 1899 qui vit la naissance du projet de la Colonie du Monte Verità.

Ida Hofmann est issue d'une famille associée aux industries métallurgiques et minières du Banat (actuelle Roumanie, région de Timisoara). Son père était l'ingénieur des mines Raphael Hofmann (1829-1899), un ingénieur des mines épris de musique et connu aussi comme auteur de chants nationalistes hongrois.

 

Sa mère Luise est originaire de Braunschweig en Basse-Saxe et est née à Orges (canton de Vaud, Suisse). 

Le cercle maternel de parents comprenait l'écrivain et historien Justus Möser, retenu comme un juriste, historien et théoricien social allemand; et le géologue Bernhard von Cotta, spécialiste des ressources minières. 

Ida avait trois frères et sœurs : Justus et Eugénie (appelée Jenny), qui étaient plus âgés qu'elle, et la sœur cadette Julia (appelée Lilly). 

 

En 1879, la famille Hofmann s'installe à Vienne, et possède une maison de famille à Haimhausen, au nord de Munich.

 

Ida Hofmann a étudié la musique avec les professeurs Wilhelm Dörr et Julius Epstein. Elle complète sa formation musicale et devient une pianiste diplômée. Elle enseigne alors le piano dans diverses familles aristocratiques de Vienne.

 

Ida Hofmann avait la trentaine lorsqu'elle se vit proposer un poste à Cetinje, au Monténégro. La tsarine russe Dagmar de Danemark (Marie Fedorova), épouse de Alexandre III de Russie y avait créé un centre de formation pour les filles des milieux supérieurs. Elle a accepté l'offre et y a enseigné la musique.

Cetinje

 

Nous sommes au milieu de l’été, à Cetinje, au Montenegro, dans un bâtiment officiel mais sans superflu, celui dans lequel la tsarine a souhaité installer l’académie estivale de musique de la cour. 

 

Ida, qui dispense déjà des cours de piano à quelques membres de l’aristocratie viennoise, est du séjour et reprend pour ses altesses et demi-altesses les leçons là où elles en étaient restées.

Logée dans des dépendances quasi monacales, Ida ne se croit pas à plaindre. Ses horaires sont réguliers, et l’enseignement du piano lui laisse de grandes plages de temps libre qu’elle passe en longues promenades rêveuses dans les solides collines qui entourent la ville ou en immersion dans des lectures toujours plus engagées.

Malgré le confort qu’elle y trouve, Ida vit son service à l’aristocratie comme une gêne, comme une entrave aux aspirations que la femme de trente-cinq ans sent encore monter en elle. Ida tait des aspirations de jeune fille rebelle: elle est convaincue qu’un changement profond doit rapidement intervenir dans la quasi totalité des rappoorts humains: entre les hommes et les femmes bien sûr, mais aussi entre l’humanité et la nature, et que ces changements peuvent se réaliser en laissant la plus large place à cette chose tellement extraordinaire que l’on appelle l’esprit, et dont le plein épanouissement tient à l’établissement d’une relation harmonieuse avec la nature. C’est là le credo de Ida.

 

Le fil qui relie Ida au monde qui lui semble vivant, passe par les mains de sa soeur Jenny. 

Jenny est installée à Munich où elle est chanteuse à l’opéra. N’ayant pu consentir à apaiser les lamentation d’aucun des soupirants sortis tout droit des études de son père, Jenny elle aussi est encore à marier et entretient avec sa soeur cadette Ida des doutes sérieux sur le bien-fondé de cette institution: à quoi bon devenir la propriété d’un autre? La simple évocation de la question suffit à ouvrir des joutes rageuses desquelles Justus, le frère aîné, s’écarte volontiers et auxquelles les parents ont fini par renoncer, pariant en silence sur la descendance que Justus ne manquera pas d’assurer.

Deux filles rebelles à la maison c’est déjà beaucoup, reste Lilly dont il est attendu davantage de docilité.

Ainsi, entre Munich et le Montenegro, Ida et Jenny entretiennent une correspondance régulière, qui permet d’entretenir la flamme d’Ida dans la conviction qu’un monde meilleur est à venir et sans tarder.

Jenny se trouve elle à l’épicentre d’une Autriche-Hongrie bouillonnante, agitée d’opinions en formulation qui produisent des débats enflammés et ouvrent des perspectives inouïes. Chaque jour un nouvel ouvrage paraît qui jette un nouvel éclairage sur un monde nouveau et à portée de main, chaque après-midi est animée d’une nouvelle discussion dans un café enfumé avant que chaque soir un nouveau spectacle n’invite à rire d’un paternalisme en voie de décomposition.

De tout cela, Jenny rend consciencieusement compte à sa soeur cadette, et joint à ses lettres les saillies éditoriales les plus récentes.

Par correspondance, la bibliothèque ambulante de Ida s’alourdit régulièrement de nouveaux volumes, dans lesquels elle se plonge avec un bel appétit.

 

Ida rentre de sa promenade du jour qui l’avait conduite au sud de la ville, après le cimetière, au sommet d’une colline rocheuse depuis laquelle on trouve une vue saisissante sur Cetinje. Le retour s’est fait par une assez forte chaleur et Ida, à la faveur d’un banc très justement placé au pied d’un gigantesque platane, se laissait gagner par la fraîcheur des ombrages du jardin de l’académie de musique lorsque le concierge de l’établissement s’est approché d’elle avec un certain empressement et un pli à la main.

 

En cure à Veldes, rejoins-moi.

Le message est signé de son père : Raphaël.

 

Raphaël est un ingénieur des mines raisonné et moustachu, portant gilet et gousset, et assez fier de ce qu’il prend pour la réussite sociale de sa fille pensez: pianiste à la cour Impériale!

Raphaël s’est construit à la force du travail, à la force d’une conception protestante du travail bâtie sur la soumission au labeur et à la contrition. Raphaël est solidement agrippé  à des valeurs qu’ il considère éternelles, et qu’il est inutile de discuter.

 

Veldes? Ida voit très bien de quoi il s’agit: c’est dans cette petite ville de Slovénie que le docteur Rikli a établi sa cure à base de bains de soleil. Ida sait très bien la renommée de ce naturaliste puisqu’il est l’un des tenants du style de vie simple et naturel qui intéresse Ida. C’est une surprise que d’apprendre que son père aurait confié sa rémission à un médecin autoproclamé tel que Rikli, et qui passe plutôt pour un escroc dans les milieux surannés de la bourgeoisie munichoise. Ida est donc à la fois inquiète pour la santé de son père, et piquée d’excitation à l’idée d’un séjour à Veldes.

Arnold Rikli à Veldesz devant une Lufthütte, vers 1875

 

le voyage

 

Ida demande congé, l’obtient, puis se rend à l’arrêt de l’omnibus à trois chevaux qui la conduira jusqu’à la gare de Pogdorica où elle devrait trouver un train pour Sarajevo. Le chemin de fer est venu jusqu’à Pogdorica, mais l’aristocratie se préserve de ces voies ferrées intrusives et aucune n’a encore été posée jusqu’à Cetinje.

Au guichet elle obtient les billets d’un itinéraire tortueux: de Pogdorica à Sarajevo, changement pour Zagreb, la nuit dans le train vers Ljubljana et enfin Veldes. Le voyage sera assez long : deux jours qui dépendent des correspondances, sans rien d’autre que le temps qui passe, un peu de littérature, et les paysages qui défilent.

Ida rêve déjà de ce voyage qui débutera le lendemain. Largement de quoi rassembler quelques affaires sans manquer d’y joindre les derniers livres reçus de Jenny.

 

Le voyage c’est du temps, c’est le temps du voyage. Le voyage c’est la marge, le compartiment qui regarde le monde est détaché de celui-ci. Tout le temps y est pour soi. deux jours semblent un luxe inouï.

Ida en rêvait mais la réalité est plus prosaïque qui l’oblige à se protéger plutôt mal que bien de la fumée et des sifflements de la locomotive qui prévient férocement d’un départ imminent. 

Pogdorica est une petite ville qui semble toute entière remuée par le tumulte de ce prochain départ qui voit quantité de personnes mi-craintives mi-roublardes s’affairer à grimper dans des compartiments sous les yeux d’accompagnants vaguement inquiets, tandis que d’autres crient la réclame des indispensables de voyage parmi les badauds qui ne se lassent pas du vacarme nécessaire à l’exploit toujours renouvelé qu’est la mise en branle de l’énorme cylindre noir qu’est la locomotive. Abasourdis par l’expression de puissance, toutes et tous attendent, stupéfaits et béats, l’événement de la motricité: le progrès existe donc vraiment, et c’est d’acier qu’ il est fait.

train de passagers en Autriche, 1900

Ida s’installe dans un assez confortable compartiment de seconde classe, la première classe lui ayant semblé un luxe un peu excessif, compartiment qu’elle partage avec un jeune couple bien silencieux et le voyageur d’un probable commerce dont elle essaie d’oublier le tapotement de ses doigts nerveux sur le pommeau en laiton de son bâton de marche.

 

Enrobée dans son fauteuil, l’épaule contre la glace du compartiment, Ida sort de son sac un livre qui l’intrigue et dont elle essaie, un mouchoir dans la main, de masquer le titre sur la couverture.

Max Nordau (1849-1923)

Entartung

édition allemande de 1896

Le médecin Max Nordau à fait paraître en 1892 un livre assez dérangeant titré Entartung, et dans les pages duquel Ida trouve ceci: 

 

Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d'esprit crépusculaire qui s'exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néo-mysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d'hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés et incontestablement établis. Et la dégénérescence et l'hystérie de leur côté sont les conséquences d'une usure organique exagérée, subie par les peuples à la suite de l'augmentation gigantesque du travail à fournir et du fort accroissement des grandes villes.

Ida n’en avait que l’intuition et elle est presque acquise à cette idée: c’est l’industrie qui corrompt les êtres en les déracinant des campagnes. L’hystérie la gêne un peu, même si elle reconnaît l’autorité des organismes sur les esprits, de même qu’elle considère qu’il y a tout de même quantité de propositions esthétiques qui lui semblent valables et se ressouvient avec plaisir du ravissement qui fut le sien à la lecture des Nouvelles de Nulle Part de William Morris. Ce Nordau, sous des airs solennels, est un provocateur et Ida en reste convaincue: l’esthétique et même l’ésotérisme sont ou peuvent être des contributions enthousiasmantes à la réforme du mode de vie qu’elle appelle de tous ses vœux.

Ida poursuit sa lecture :

 

Guidé par cette chaîne solidement enclavée des causes et des effets, tout homme accessible à la logique reconnaîtra qu'il commet une lourde erreur, en voyant dans les écoles esthétiques surgies depuis quelques années les porte-bannières d'un nouveau temps. Elles n'indiquent pas du geste l'avenir, mais étendent la main vers le passé. Leur parole n'est pas une prophétie extatique, mais le balbutiement et le radotage déraisonnants de malades d'esprit, et ce que les profanes prennent pour des explosions de force juvénile surabondante et de turbulent désir de procréation, n'est en fait que les spasmes et convulsions de l'épuisement.

 

Il ne faut pas se laisser abuser par certains mots d'ordre qui reparaissent fréquemment dans les œuvres de ces soi-disant novateurs. Ils parlent de socialisme, d'émancipation intellectuelle, etc., et ont ainsi l'apparence d'être pénétrés des idées et tendances du temps présent. Mais ce n'est qu'une vaine apparence. Les mots à la mode sont piqués çà et là dans l'œuvre sans y avoir leur racine, les tendances de l'époque y apparaissent seulement comme un badigeon extérieur. C'est un phénomène observé dans tout délire, que il reçoit sa coloration particulière du degré de culture du malade et des idées dominantes de l'époque dans laquelle il vit.

 

(...)

 

Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes.

Le style très véhément qu’y emploie le médecin à certainement facilité le travail de bien des critiques, mais si de cet ouvrage, tout n’est peut-être pas à jeter, les attaques moralisatrices faites à l’endroit des artistes déplaisent profondément à Ida. Celle-ci convient volontiers que le siècle se termine, et sans doute suffit-il de lire un calendrier pour s’en convaincre, mais Ida n’accepte pas l’acharnement de Nordau à l’endroit des artistes. 

Pour Ida les artistes sont plutôt des personnes amusantes, inoffensives, raffinées parfois, intéressantes souvent, qui ont cette faculté extraordinaire de produire des distractions qui invitent à se projeter dans un monde meilleur, apaisé, harmonieux. Les artistes permettent de pressentir l’ évasion dont elle a tellement envie. 

Mais la volonté pragmatique qui conduit Ida fait qu’elle lit moins de littérature ou de poésie que d’essais philosophiques ou politiques. Dans l’esprit d’Ida, le paradoxe tient au fait que les tableaux restent des choses décoratives et les modes des choses plutôt frivoles; mais qu’ils sont ce sont les véhicules indispensables de la réalisation des idées qui apportent le ferment à la réforme nécessaire du monde.

 

Ida corrige Nordau, considérant que ce sont les gazettes qui produisent des modes frivoles, pas les artistes, et que des modes en effet, il convient de se méfier:

 

Chaque personne s'efforce par quelques singularités dans sa silhouette, sa coupe, ses couleurs d'attirer violemment l'attention et de faire en sorte de la garder. Chacun veut créer une forte excitation nerveuse, que celle-ci soit agréable ou désagréable.

 

La mode est donc un “truc” de l’industrie mis au point pour asservir les individus. La mode produit chez les individus la conformité utile aux besoins de développement de l’industrie. Pour Ida, la mode en question est d’abord vestimentaire. Ida s’accorde à penser qu’elle est la première muraille que les hommes enserrent autour des femmes pour les contraindre dans un statut utilitaire et avilissant. Ida enrage lorsqu’elle songe au patriarcat en haut-de-forme qui presse les femmes dans le corset du capitalisme rationnel. 

 

Décidément, ce monde l’étouffe et les prophéties de Nordau la rendent nerveuse:

 

La fin du vingtième siècle verra donc vraisemblablement une génération à laquelle il ne sera pas nuisible de lire journellement une douzaine de mètres carrés de journaux, d’être constamment appelée au téléphone, de songer simultanément aux cinq parties du monde, d’habiter à moitié en wagon ou en nacelle aérienne, et de suffire à un cercle de dix mille connaissances, camarades et amis. Elle saura trouver ses aises au milieu d’une ville de plusieurs millions d’habitants, et pourra, avec ses nerfs d’une vigueur gigantesque, répondre sans hâte ni agitation aux exigences à peine calculables de l’existence.

 

La vie, c’est ce qui intéresse Ida au plus haut point, et tant pis pour son piano s’il le fallait. Ida chasse cette idée de son esprit, mais si elle le pouvait, elle cesserait dès demain de donner ces fichus cours de piano à ces fichus aristocrates en villégiature. Ida veut une nouvelle vie, une vie qui soit un espace pour la passion, et la passion à laquelle elle songe n’a rien d’insouciant, rien de frivole, elle sera un engagement total. Ida est un peu déçue : en lisant le titre elle avait pensé que la dégénérescence évoquée par Nordau s’appliquait à Bismarck et à l’empereur et pas du tout: il semble bien que ce soit aux progressistes que s’en prenne l’auteur. Ida sent monter chez elle une forme d’exaspération à la lecture des pages de Nordau: ce qu’elle recherche profondément c’est moins la dénonciation de formes considérées dégénérées que les envolées de la régénérescence qu’elle appelle de tous ses vœux, de tout son cœur, et qui selon elle est portée en tout premier lieu par la réconciliation de l’homme avec la nature. Ida place toute sa confiance dans la pensée de Rousseau trouvée dans ses Dialogues

 

La nature a fait l’homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable.  

 

Ida soupire profondément. Pourquoi faut-il toujours qu’une même pièce ait deux faces: l’une enthousiasmante et l’autre des plus consternantes? Il faut qu’elle trouve l’issue favorable pour l’épanouissement de ses propres aspirations. Nordau la déprime et l’entraîne loin de la lumière qu’elle trouve chez son cher Tolstoï.

Ida voudrait tout lire et relire sans cesse les écrits du Russe, écrits dans lesquels elle trouve toujours des possibilités, des perspectives, un horizon pour une humanité meilleure, meilleure c’est-à-dire sincère et en harmonie avec le milieu dans lequel elle se trouve.

Ida sort alors de son sac Les Mangeurs de Viande dont sa sœur Jenny lui a récemment fait parvenir une copie.

 

Le mouton s’agita, sa petite queue devint raide et cessa de remuer. Le boucher, pendant que le sang sortait, ralluma de nouveau sa cigarette. Le sang coula et le mouton s`agita de nouveau; la conversation continuait, sans s`interrompre un instant. Les poules, de jeunes poulets qui, par· milliers, entrent chaque jour dans les cuisines, les têtes coupées, inondés de sang, sursautent, et battent des ailes avec un comique terrible!

Et cependant la dame au cœur sensible mange ce cadavre de volatile avec une complète assurance de son droit et en affirmant deux opinions qui se contredisent: la première, qu’elle est si délicate, comme l’assure le docteur, qu’elle ne pourrait pas supporter une nourriture exclusivement végétale, et qu’il faut à son faible organisme de la viande; la seconde, qu’elle est si sensible, qu’il lui est impossible de causer des souffrances à des animaux, et qu’elle ne supporte même pas la vue de ces souffrances.

 

Ce qui lui rappelle qu’elle est en route vers un séjour végétarien puisque c’est à ce régime que l’établissement du docteur rikli doit une partie de sa renommée. Au menu : légumes crus et fruits de saison… Le séjour à venir pourrait donc être l’occasion d’une expérience intéressante.

 

On rencontre de plus en plus souvent des hommes qui renoncent à la nourriture animale, et, chaque année, surtout en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, le nombre des hôtels et auberges végétariens augmente de plus en plus. Ce mouvement doit particulièrement réjouir les hommes qui cherchent à réaliser le royaume de Dieu sur la terre, non pas parce que le végétarisme par lui-même est un pas important vers ce royaume, mais parce qu’il est l`indice que la tendance vers la perfection morale de l'homme est sérieuse et sincère, car cette tendance implique un ordre invariable propre à l’homme, et qui commence par cette première étape.

Léon Tolstoi : La première étape

préface au livre de Howard Williams : The Ethics of diet, 1892

 

Ida supporte de moins en moins l’idée de force qui est nécessairement attachée à la consommation de viande rouge et saignante. Et puis, les textes de Tolstoï ayant fait leur chemin,  il lui est maintenant impossible de voir arriver sur la table du déjeuner la moindre des volailles, même savamment arrangée, sans que lui revienne en mémoire l’anecdote selon laquelle Tolstoï avait présentée vivante une volaille à un convive carnivore, lui proposant de la tuer lui même, car il ne s’en sentait pas le coeur.

L’alimentation carnée lui semble le résidu d’un état primitif, barbare, désormais inutile :la viande c’est la chair de l’autre telle que transformée avant d’être ingérée.

 

Le végétarisme vaut comme critère de base par lequel nous pouvons reconnaître si l’homme aspire sérieusement à une perfection morale. La nourriture carnée est un résidu primitif ; le passage à une alimentation végétarienne est la première manifestation de l’instruction.

Léon Tolstoi, Le premier échelon, 1892

 

Le végétarisme serait le premier échelon à gravir pour réenchanter le Monde.

 

Et même si cela ne lui semble qu’une intuition, Ida rejoint sans réserve l’écrivain Russe lorsqu’il ajoute :

 

Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille. Libérer l’humanité de la viande serait la libérer de la violence mortifère par laquelle l’histoire se répète sans cesse.

la machine

 

La machine dans laquelle Ida est installée se révèle être une expérience de l’enfermement. Cette cage isole Ida du Monde dont elle peut voir toutes les promesses mais qu’il ne lui est plus possible d’atteindre, maintenant que le monstre d’acier file tellement vite. Le Monde devient une représentation glissante, insaisissable, qui, privée de la possibilité de son expérimentation, épuise tout son sens. L’expérience du monde devenue inaccessible c’est alors un profond sentiment de frustration qui envahit Ida: de quoi peut être faite la liberté si on la prive de son seul but : être au monde?

 

Reste donc le paysage du Monde, la vision du paysage : ce cadre sans sujet dans lequel le regard se perd de bonne grâce et dans lequel tous ces nouveaux peintres insoumis à l’académie se jettent avec le plus grand bonheur. 

Ferdinand Hodler (1853-1918)

Au pied du Petit Salève

Bielefeld Kunsthalle

Mais chaque passage dans un tunnel rabat impitoyablement les fumées noires et âcres dans les compartiments et rend l’air irrespirable et les toilettes grisâtres. Les derniers raffinements que des ébénistes et serruriers consciencieux ont su apporter au compartiment pour en faire un intérieur ajusté, pratique, et confortable n’en font pas oublier la traction bestiale fournie par un monstre de fonte et de graisse qui réclame en permanence d’être gavé du plus noir des charbons pour faire bouillir l’eau qui lui donnera tout son élan.

L’eau, l’air, la fumée?

 

Ida qui voulait absolument monter dans le train se retrouve maintenant contrainte d’y rester. Suspendue au passage du contrôleur. Mâle, blanc, moustachu, sourcillieux et accessoirisé d’une poinçonneuse sans repenti.

 

Oui, en effet : c’est le progrès et le voyageur devenu voyageur empressé y gagne en confort et en rapidité. Sans doute. Mais à quel prix? Voyager en train c’est long, à être enfermés dans une cabine sur roulettes hermétiquement close, pour regarder défiler des paysages fantastiques rendus inaccessibles par la vitesse de l’industrie moderne. Qui songerait à sauter du train en marche pour s’immerger dans le paysage qui s’offre à la découverte? Il lui revient le propos rapporté à John Ruskin selon lequel

 

on ne peut contempler le Monde plus vite qu’à la vitesse d’un cheval au galop.

anonyme

Course entre un train de voyageurs et un chevalattelé, vers 1900

Le fauteuil dans le compartiment assigne Ida au centre moderne d’un paysage dans lequel elle ne peut que se refléter. Ida se perd dans la perception de son époque et son reflet tremblant se superpose à la vue des montagnes verdoyantes de la Croatie qui lui semblent pourtant bien tristes, belles et bien perdues : les idées nous les avons, les sentiments qui distinguent l’humanité de la bestialité nous les connaissons, et pourtant nous sommes bien incapables de les mettre en oeuvre. La voilà, notre époque finissante, songe encore Ida.

 

Baudelaire n’a eu raison qu’un instant : en effet, la modernité c’est la transition, le changement perpétuel, ou encore la modernité c’est une succession par vagues d’attentions avec lesquelles les individus synchronisent leurs élans, mais si cette transition est mise au service exclusif des besoins de la machine qui s’emballe, alors qu’advient-il des véritables aspirations humaines : l’amour, la bienveillance, le rêve, la confiance, l’amitié peuvent-ils être simplement asservis aux seuls besoins d’une actualité vorace, nos facultés les plus sensibles peuvent-elles n’être que le carburant d’une industrie frivole de captation de l’attention? N’est-il pas préférable de s’en remettre à l’esprit? à la dynamique qui leur est propre, une dynamique intersubjective dans laquelle les propositions et les engagements des individus valent mieux que leur accession à un rang social par l’accumulation de propriétés?

 

Ida est décidément bien songeuse et rend grâce aux paysages qui glissent à la fenêtre du compartiment pour l’avoir portée à des rêveries qu’un jour prochain elle mettra en œuvre. Songer oui : mais en actes. C’est ce qu’il faut faire. Délibérément.

 

La nuit Ida fait un cauchemar plein du bruit de la machine et de la fureur de ses fumées, elle lutte contre une bête en acier noir dans laquelle on fourrage des enfants sales pour qu’elle hurle et siffle à toute allure dans d’interminables tunnels. La machine Saturne dévore ses enfants, les espoirs qu’ils portent et le paysage avec. Rien ni personne ne succédera à la machine immortelle.

 

Ida sort de son cauchemar en sueur pour retrouver l’intimité rassurante du compartiment qu’elle s’est choisie. Les cliquetis de la machine qui feint l’innocence produisent un effet rassurant. Mais est-ce bien rassurant se demande Ida? Ne serait-ce pas précisément le confort auquel il faudrait résister? Celui contre lequel il devient impérieux de lutter? Celui auquel il faudrait, malgré ses belles promesses, tourner radicalement le dos?

Comment descendre du train maintenant qu'il est lancé à pleine allure?

la viande

Avec le matin, le train débouche sur  la plaine et Ljubljana. Vérifications d’usage, triage logistique, déjeuner dans une auberge dont elle a oublié le nom, puis un autre train pour remplacer le premier, et enfin la gare de Lesce qui n’est qu’à quelques kilomètres de Veldes. 

C’est dans ce pays de monts calcaires, de forêts et de lacs que le docteur Rikli à installé son sanatorium de Mallnerbrunn. L’air, l’eau et la lumière y arrangent une féérie qui donne à cette journée de juin un sentiment de clarté purificatrice qui remplit Ida d’aise, qui laisse son regard songeur glisser sur la diversité du paysage.

L’air, l’eau et la lumière. Comme un soulagement : enfin le voilà : le bout du Monde, le bout du Monde qui a obtenu qu’y soient implantées les voies ferrées qui l’ouvriront au Monde.

publicité pour le Sanatorium de Mallenbrunn d'Arnold Rikli à Veldes, vers 1880

L’idée est dans l’air, et quantité de ces sanatoriums se sont développés un peu partout sur le territoire de l’Empire Austro-Hongrois, qui sont l'œuvre de ces médecins un peu étranges et que l’on nomme Naturopathes et que l’on pourrait tenir simplement pour des bricoleurs de la santé. Tous ces naturopathes sont d’habiles entrepreneurs et ont développé des activités qui combinent très honorablement le sens des affaires avec celui de la bienveillance. De leurs activités naissent les journaux qui permettent de rompre l’isolement des sympathisants de leur cause et de favoriser des débats enthousiasmants qui concernent tous les aspects permettant une vie hygiénique et une alimentation saine; et si chacun y trouve de quoi améliorer sa propre vie, chacun peut aussi y trouver de quoi améliorer le Monde. Suivent quantité de boutiques, de réseaux de distribution d’une alimentation saine, de restaurants ou de pensions végétariennes et toutes sortes d’activités qui vont dans le sens de la Réforme du Mode de Vie et de l’horizon pacifié et bienheureux qu’elle promet.

 

Ida se sent assez en confiance dans les prises de positions de ces naturopathes. Ces gens ne sont pas dangereux : il s’agit surtout de soignants, et même si l’essentiel d’entre eux n’ont jamais fréquenté les amphithéâtres des universités, leur intention est plutôt de soigner, de soigner les troubles nouveaux que l’on peut raisonnablement imputer au tumulte de la vie dans les villes et aux fumées des machines. Un naturopathe c’est un médecin sécessionniste. 

Les naturopathes retournent l’attention portée spontanément vers les plus vulnérables contre l’usage conservateur et paternaliste qui est fait de cette idée : la santé n’est pas une norme scientifique, mais la proposition d’un nouvel horizon, d’une nouvelle perception du Monde qui suppose une continuité entre le corps et le Monde. Une pensée holistique de la santé qui inclut la Nature.

 

Au fond, ces médecins ne présentent de menace que pour les esprits enserrés dans des corsets dogmatiques : ceux-là même dont Ida se défie en secret et qu’elle tient pour responsables de l’instrumentalisation des femmes et de la destruction des rapports sociaux. Un médecin ça n’est pas un notable, mais l’humble apôtre de la bienveillance.

Par ailleurs, la plupart de ces naturopathes défendent une idée qui fait doucement son chemin dans l’esprit d’Ida: le végétarisme. Tolstoi dans ses livres lui a bien montré la voie, et l’occasion qui se présente en allant à Veldes la trouve bien décidée à la suivre. Ida réalise la quantité d’idées qu’elle voudrait réaliser et que son statut social lui interdisent. Ou lui interdisaient?

 

Rikli est un précurseur de la naturopathie, on dit de lui qu’il a fait des miracles : ayant obtenu des succès là où la médecine savante avait échoué, on dit que le grand artiste Karl Diefenbach en personne s’est vu guérir par Rikli d’une typhoïde et qu’il aurait certainement perdu un bras si il ne s’en était remis aux bons soins du docteur Rikli. On dit beaucoup de choses de Rikli et on dit aussi qu’il est sans doute un peu fou et ce faisant on reconnaît qu’il pratiquerait une science qui aurait su maintenir un lien avec la poésie et le mystère. Une science chaude et sensible, une science humaine.

Veldes

Bled et son lac. Photographie contemporaine

Au premier coup d’oeil on comprend que Veldes est une ville nichée dans un creux que les montagnes à l’entour ont consenti à laisser vacant pour que des groupes humains s’y puissent développer paisiblement. 

 

C’est là que l’autoproclamé docteur Rikli à installé un sanatorium complexe, déployé en cabanes sur les rives du lac Blejsko Jezero. Le littoral est constellé de ces constructions légères, ces Maisons de Lumière comme les nomme le Docteur Soleil. La renommée de l’établissement à largement franchi les frontières de l’empire : ici viennent des patients de l’Europe entière pour des cures qui chasseront leurs fatigues respiratoires, dissiperont leurs maux d’estomac ou leur feront retrouver le tonus de leur jeunesse.

 

On est ici pour boire de l’eau (l’alcool est proscrit), prendre l’air (et les plantes, et le tabac est proscrit) et le soleil (le naturisme au soleil est inscrit comme thérapie). Tout est bon pour exposer son corps aussi librement que possible aux bienfaits les plus élémentaires que la nature fournit sans compter.

 

C’est dans une chambre du bâtiment principal qu’ Ida trouve son père très affaibli. Celui-ci à du mal à quitter la chambre et ne profite plus que sporadiquement des bords du lac. Ses problèmes pulmonaires sont traités par l’air pur rafraîchi par le lac et qui envahit la chambre par une fenêtre qui demeure grande ouverte de jour comme de nuit. 

Il ne boit que de l’eau fournie par la source locale, et est nourri de compositions d’herbes prescrites par le docteur Rikli en personne. Entre deux quintes de toux grasses et violentes, son père fait savoir à Ida le réconfort que lui procure sa visite. Mais sa fatigue est grande qui le regagne vite et Ida regarde son père s’assoupir dans les rayons du soleil de cette fin d’après-midi.

 

Son père endormi, Ida envoie aussitôt un câble à Cetinje pour dire que son séjour au chevet de son père sera sans doute plus long que prévu. Ce premier contact lui laisse un assez mauvais pressentiment.

 

Ida loue donc une chambre voisine de celle de son père, au sanatorium de Veldes pour une semaine, le temps de voir se réaliser l’espoir d’une rémission.


 

C’est le docteur Rikli en personne qui lui fait visiter le site: après le bâtiment principal, dans lequel on trouve les chambres de nuit et où l’on traite les patients les plus fragiles, vient le vaste réfectoire au rez-de chaussée et où elle sera invitée à prendre tous ses repas, puis le site se déploie sur les rives les mieux exposées du lac, en une quantité étonnante de petits pavillons individuels en bois, comme autant de cabanes, qui s’égrènent en rangs clairsemés entre les résineux qui bordent le lac. 

Le docteur soleil est assez fier d’indiquer à Ida que c’est 56 de ces cabanes qui ont été construites ici, sur les rives ensoleillées du lac de Veldes, et qu’elles sont toutes occupées.

 

La soirée est déjà là et Ida déploie ses affaires dans sa chambre avant de rejoindre le réfectoire pour un souper entièrement végétarien dans lequel elle trouve le réconfort. Préalable à une nuit sans rêve. L’épuisement la gagne après ce long voyage, mais elle note tout de même le calme dans lequel les pensionnaires prennent leur repas, et qu’ils et elles sont toutes et tous vêtus de longues chasubles en laine qui leur donne des airs d’apôtres et dans lesquelles leurs mouvements restent libres et leurs corps aérés. Cela semble très confortable. Il faudra dès demain qu’Ida se procure une de ces chasubles.

 

Les usages du sanatorium animent son séjour par une succession de passages doucement obligés qui ritualisent les journées.

La matinée commence par une séance de gymnastique collective. Séance de gymnastique pour laquelle Ida a enfilé la chasuble claire qu’elle n’a finalement pas eu à réclamer puisqu’elle l’a trouvée pliée sur son lit en rentrant du réfectoire hier au soir.

séance de gymnastique féminine collective au sanatorium d’Arnold Rikli à Veldes, ca. 1880

collection Vojko Zavodnik

Les exercices proposés aux femmes se font loin de ceux proposés aux hommes qui, paraît-il, les pratiquent nus. 

Les exercices ont pour vocation de libérer les mouvements, mouvements tous orientés vers le déploiement des membres, comme si les patientes étaient invitées à devenir la mesure de ce qui les entoure en étendant bras et jambes à la conquête de l’espace qui les enveloppe. Les mouvements sont synchrones et organisent un ballet collectif silencieux propice à la détente des muscles et à la souplesse des corps. De ce ballet un peu étrange Ida sort tout à fait prête pour déjeuner..

 

Pour radical que puisse sembler le régime végétarien en vigueur dans l’établissement, le déjeuner se compose d’une entrée à base de fromages accommodés d’herbes locales (thym, “ramison”, ail des ours, noix et pain à base de sarrasin). Suit un risotto crémeux à base de sarrasin lui aussi, cuisiné avec des légumes locaux (carottes, pois et poivrons). Le docteur Rikli apparaît en personne pour présenter et vanter les mérites du pain dont il a personnellement élaboré la recette: à base de farine de seigle et d’une haute teneur en fibres, contenant très peu d’amidon et le moins possible de gluten, le “Pain Rikli” est particulièrement digeste et  contribue à soulager les problèmes intestinaux de ses patients. Vient enfin le dessert est composé d’une poire cuite au miel. 

Étonnamment, Ida sort de ce déjeuner tout à fait rassasiée, et légère.

 

Autant dire qu’après pareil déjeuner, la sieste promise dans les cabanes s’impose.

cabanes du sanatorium Mallnerbrunn à Veldes

modèle de lufthütte par Arnold Rikli

De bien curieuses cabanes, qui ponctuent la rive du lac la mieux orientée au soleil de l’après-midi, grandes comme des antichambres, dépourvues de portes, elles forment une sorte de bivouac individuel dont une face est composée de barres de bois verticales qui permettent de préserver l’intimité du curiste tout en laissant entrer le plus possible des rayons bienfaisants du soleil. Les curistes peuvent passer là des journées entières, le plus souvent nus ou simplement vêtus de leurs chasubles, allongés sur la couche prévue à cet effet, ou bien assis au seuil de ce que le docteur Rikli appelle ses cabanes de plein air.

Cabanes qui semblent des sanctuaires fort enviables pour qui aime la lecture et les méditations solitaires.

la cabane

Ida rejoint la cabane attribuée par le docteur Rikli, séparée des eaux plates du lac par une allée d’arbres rigoureusement alignés qui forment une promenade le long de laquelle d’autres cabanes se succèdent.

Trois marches de bois permettent d’atteindre l’univers particulier que forme ce sanctuaire.

Il s’agit simplement de quitter sa chasuble pour la déployer sur la couche avant de s’étendre dessus, de se détendre, de respirer profondément en convoquant les bienfaits gymniques et alimentaires de la matinée.

 

Ida résiste encore à la nudité de plein air, mais s’allonge sur le dos, ferme les yeux, se concentre à détendre chacun des muscles de son corps jusqu’à se donner le sentiment d’épouser la planche sur laquelle elle se repose, respirant aussi calmement que profondément, elle sent l’air rafraîchi par le lac qui lui glisse dessus et n’entend déjà presque plus le chant pointilleux des oiseaux à l’entour. Ida se dissipe paisiblement dans la continuité qu’elle éprouve avec l’environnement qui l’entoure.

 

J'ai en moi un univers

Où je peux aller et où l'esprit me guide

 

Là, je peux poser toutes mes questions

J'obtiens les réponses si j'écoute

 

J'ai un espace de guérison en moi

Les guérisseurs aimants sont là, ils me nourrissent

 

Ils me rendent heureuse par leurs rires

Ils m'embrassent et me disent que je suis leur fille


 

Sinéad O’Connor - The Healing Room, 2000


 

Ida est réveillée par la secousse de ses nerfs soudain détendus.

La sensation fournie par le soleil qui cherche à se glisser par la jalousie est délicieuse, et l’on sait plus que l’on entend le clapotis enviable du lac au pied de la cabane.

Sans y réfléchir davantage, irrésistiblement attirée par la fraîcheur promise, Ida sort de sa cabane pour tenter l’expérience de se glisser dans les eaux du lac.

Jean-François Millet

La Baigneuse, 1848

National Gallery of Art, Washington D.C.

Nul besoin de s’encombrer de la chasuble, pour confortable qu’elle soit, puisqu’il est notoire qu’ici la nudité est vue comme la meilleure des thérapies par des patients empressés de se réconcilier avec une nature qu’ils savent bienveillante.

Franchir le pas qui conduit à la nudité c’est éprouver l’artificialité de l’entrave que la morale bourgeoise a cru bon de placer entre l’humanité et la nature. Ida se sent prête à faire à la culture dont elle a hérité toute la violence nécessaire pôur devenir la femme qu’elle veut être: naturelle, et à cesser d’exister sous la contrainte de l’hypothèse du regard concupiscent des hommes guidés par la frustration.

L’occasion qui se présente là est belle, et même fantastique, de revivre la pureté du premier jour et Ida sent l’air frais du lac caresser délicatement ses jambes et son abdomen, elle vit l’épiphanie des retrouvailles de son corps avec l’environnement dont il n’aurait jamais dû être séparé.

 

Alors qu’elle ose un pied dans les eaux du lac Ida se grise du mordant des eaux fraîches et réalise en pénétrant dans les eaux combien cette expérience de la fraîcheur est une expérience du réel qui l’éloigne encore des artifices de la vie moderne, de la vie technique, de celle du grand capital et des flatteries de la représentation.

Se glisser nue dans les eaux du lac après s’être dépouillée des oripeaux de la fausse civilisation c’est renaître dans un monde serein, sensible, intelligent, et Ida se sent étourdie et grisée par ce baptème qu’elle comprend et qu’elle souhaite .

 

La nudité serait le deuxième échelon vers le réenchantement du Monde.

 

Nager, ce serait beaucoup dire.

Ida s’agenouille dans l’eau fraîche, se laisse gagner, en ressort le buste puis replonge et goûte la sensation nouvelle de l’adaptation à l’eau, à sa température, sa masse, sa densité, sa fluidité. Ida est un têtard, une grenouille, bientôt un gardon qui frétille sur la rive. L’eau est une amie, une grande amie de l’humanité, l’eau est fluide comme la vie et court sans cesse et elle absorbe la lumière et on y pénètre comme dans une masse et on en ressort piqué par la fraîcheur de l’air alors on y retourne et l’appréhension des températures s’est inversée et Ida est envahie par un sentiment vivifiant transmis par chaque cellule de son corps qui trouve que décidément, la baignade est une activité très amusante, un jeu dont on ressort avec l’assurance d’y retourner prochainement et un sentiment de satisfaction comparable à celui fourni par le travail lorsque l’on pense l’avoir fait du mieux possible.

C’est toute sa peau qui maintenant brûle Ida qui sent monter la griserie de l’expérience de la baignade. Le calme de l’endroit a glissé à l’intérieur de son corps et c’est un puissant sentiment de paix qui l’envahit tandis qu'elle se laisse sécher aux rayons du soleil en répétant les gestes appris à la séance de gymnastique du matin.

Ida donne de bon coeur raison à Rikli: l’eau, l’air, la lumière, dans l’ordre que l’on voudra, c’est ça le vrai progrès.

 

Ida se dit qu’elle a bien fait de venir jusqu’à Veldes. Même si l’objet de la visite à son père la rappelle à d’autres sentimentss, c’est ici qu’elle sent monter en elle la force qu’elle cherchait dans les livres et dans ses rêves, c’est ici, maintenant, qu’elle réalise l’incompatibilité de ses aspirations avec les mensonges du monde industriel et capitaliste.

la rencontre

Ida est tirée de ses rêveries par deux voix qui s’approchent, devisant avec un bel entrain. Par réflexe, elle se saisit de la chasuble qu’elle enfile prestement: la nudité c’est un rapport à la nature mais pas une convenance sociale, et particulièrement au moment d’être mise en présence de deux hommes inconnus.

Ida entend avec assez de curiosité que l’une des deux voix parle Allemand avec un accent hollandais assez marqué, plutôt pointu, tandis que l’autre parle un Allemand aussi rude que caverneux, et les deux de voix de partager un bel enthousiasme et soudain, passé le sentier littoral, les voilà tous deux qui surgissent : un brun solide aux traits ténébreux tous mangés d’une barbe aussi noire que drue, et un blond plus élancé, plus fin, au sourire un peu triste, les yeux clairs délavés et crâne déjà dégarni.

Les deux hommes apparaissent simplement ceinturés de pagnes, comme des Neuer Menschen, des hommes nouveaux, libres et barbus, surgissant au détour d’un chemin c’est-à-dire de nulle part, qui s’avancent, devisant avec une complicité soucieuse, complémentaires dans l’univers d’Ida qui les reconnaît comme les deux poissons d’un Yin et un Yang.

 

Aimables, courtois, les deux hommes s’excusent s’ils ont pu, bien malgré eux, surprendre la jeune femme avec laquelle ils échangent des présentations : le brun c’est Karl, Karl Gräser, lieutenant dans un régiment d’infanterie auquel il a décidé de cesser de se soumettre. Karl répète régulièrement Ohne Zwang! (sans coercition) et il faut y entendre une citation de Fourier : Tout ce qui est fondé sur la coercition est invalide et manque d’esprit. L’utopie que véhicule Karl le rend assez touchent, mais l’anarchie radicale qu’il prône impressionne.

Le blond c’est Henri Oedenkoven, fils d’une famille ayant fait fortune dans l’industrie minière, lui non plus n’est en rien satisfait d’un système qui corrompt les âmes, détruit les corps et parasite les relations. Henri est convaincu que c’est de l’intérieur et en retournant contre le capitalisme ses propres moyens que l’on pourra en démontrer la futilité et le vaincre définitivement.

Ida contient son émerveillement du mieux possible et se joint de bon cœur à la discussion des deux hommes, qui mélange les thèmes de l’organisation sociale et de la liberté individuelle. Henri cite une visite prochaine qu’il voudrait faire au Familistère de Guise, en France, et qui lui semble le prototype de la vie communautaire de demain: il y voit un modèle organisationnel égalitaire, inspiré de Fourier. Karl approuve, pour qui les hommes sont capables du meilleur, y compris en collaborant, et que cela peut être obtenu, encore, sans coercition.

Ida, Henri et Karl passent la soirée attablés autour du repas végétarien préparé par le sanatorium.

 

Manger n’est pas difficile, mais tous trois sont très animés par des discussions qui mêlent la littérature et la politique, tous trois se retrouvent dans l’éclosion idéaliste que constitue ce séjour à Veldes : loin des fumées, loin de l’exploitation capitaliste et plus loin encore de l’autoritarisme impérial, ils cherchent une issue et si Ida évoque volontiers son cher Tolstoï, Karl réplique avec un Fourier qu’il semble connaître sur le bout des doigts et Henri renchérit en citant les Phalanstère et les Colonies Sociétaires.

 

Leurs échanges se teintent d’un lyrisme porté par des visions utopistes et tous les trois conviennent de faire quelque chose, quelque chose qui serait la réalisation de leurs aspirations, quelque chose qui serait la réalisation du mode de vie dont ils rêvent et qui serait fondé sur des principes anarchistes et naturalistes : végétarisme, amour libre, amitié, pas d’argent et puis, Karl ponctue: sans coercition!

 

Henri : - Tu sais Ida, l’origine de nos tourments est à trouver dans le capitalisme, qui a tout envahi, tout recouvert, et auquel nous n’avons pas su résister. Le capitalisme est devenu notre dieu, notre culture, notre seul rapport aux monde et aux autres alors que nous sommes capables de bien mieux, de plus subtil, de plus sensible et intéressant.

Regarde ce beau prunier que la nature nous offre sur les rives de ce lac enchanteur. En bon extractiviste, j’y prélève deux de ses fruits. De cette récolte je te donne un fruit. Qu’est-ce que j’obtiens?

- un fruit?

- mieux : j’obtiens un sourire, une amie peut-être, et ça n’a pas de prix.

- cher Henri, vous venez d’obtenir mieux que cela..

 

La communauté serait le troisième échelon vers le réenchantement du Monde.

 

Portée par l’euphorie, Ida rejoint sa chambre dans une hâte contenue : il faut immédiatement qu’elle écrive à Jenny tout ce que cette belle journée lui a apporté, tout ce qu’elle veut absolument partager avec elle.

le rendez-vous

 

La fraîcheur du lendemain matin saisit les ardeurs d’Ida. Elle se rend à l’évidence : Rikli n’obtient pas de guérison et cette thérapie par la fenêtre ouverte semble bien désuète. Ida reconnaît bien volontiers que Rikli est un médecin du bien-être, que l’apaisement qu’il procure est une chose essentielle, mais qu’il est incapable de traiter des pathologies. Chaque heure qui passe rend plus difficile l’organisation d’un rapatriement vers Munich.

 

Tandis qu’elle se tient à son chevet, Ida réalise que la mort prochaine de son père sonnera  pour elle l’heure de la fin de la soumission au paternalisme impérial. L’heure du décès sera aussi celle de son émancipation. Ida est saisie d’un léger vertige, et chasse vite ces pensées peu charitables. Le voyage vers Munich sera déjà assez difficile pour ça.

 

Ida avise donc Rikli de ses intentions et de leur application immédiate. Rikli qui n’est pas exactement pris au dépourvu et promet que tout sera fait afin qu’ils puissent quitter le sanatorium dans les meilleurs délais et les meilleures conditions.

 

Ida rejoint le réfectoire pour déjeuner. Elle y retrouve Henri, qui faisait mine de pas l’attendre en laissant son regard se perdre sur les eaux du lac. Ida lui expose sa situation. et à peine en a-t’elle terminé que Karl les rejoint, ébouriffé et grognon. Alors Ida précise:

j’ai été très troublée par notre discussion d’hier. Troublée par l’immense vague d’enthousiasme qu’elle m’a causée. Comme nous l’avons entendu hier : nos aspirations concordent et notre volonté commune est évidente alors voilà ce que je vous propose : j’ai besoin d’un peu de temps et à l’automne de l’année prochaine, je vous recevrai chez ma mère, dans notre maison de Haimhausen, et nous déciderons du plan qu’ensemble nous réaliserons afin d’épanouir nos existences en fonction des aspirations déclarées. 

Rien ne sert d’attendre. Nous avons encore la jeunesse et l’enthousiasme. Il s’agit de passer maintenant aux actes.

 

déclaration qu’évidemment Karl ponctue d’un Ohne Zwang!  qui fait sursauter tout le réfectoire.

 

Henri se déclare tout à fait prêt pour un tel rendez-vous. Il a deux visites à faire, l’une à Rome et l’autre à Paris pour l’exposition Universelle au printemps prochain. D’envisager ce rendez-vous à l’automne 1900 lui laisse le temps de formaliser tout ce qui a été avancé dans la discussion. Il se sent tout à fait prêt à exposer un plan réaliste du dispositif qui, selon lui, doit permettre la réalisation de leur rêve commun. 

Dans son regard on peut deviner l’émerveillement. d’Henri, qui vient de faire une rencontre.

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