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Sylvain Sorgato
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- Sylvain Sorgato | Art Contemporain et Régie des Expositions | art contemporain | Paris, France
Sylvain Sorgato | Art Contemporain et Régie des Expositions. Biographie, archives et thèmes de recherches en histoire de l'art. Sylvain Sorgato | Art Contemporain et Régie des Expositions Bienvenue sur le site de Sylvain Sorgato, où l'art contemporain prend vie! Ici, je partage ma passion pour l'art, une passion qui me conduit à explorer sans relâche les mystères de la créativité et l'envers du décor. Chaque œuvre, chaque exposition, est invitation à découvrir un monde riche en sensations et en réflexions. N'hésitez pas à parcourir les dernières publications sous l'onglet Décrocheurs, et rejoignez-moi dans cette aventure artistique! Contact
- Emmy Hennings | sylvain-sorgato
courte biographie d'Emmy Hennigs, figure de l'expressionnisme et du Cabaret Voltaire. Jeunesse Munich Prison Tessin Femme Libre Zurich Cabaret Voltaire La Flétrissure Agnuzzo Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate Emmy Hennings, Munich, 1912 Jeunesse Emmy Hennings est une Aussteigerin , une décrocheuse, en ce qu’elle est l’autrice d’une œuvre déterminée par une existence expressionniste : le récit de la vie qui fut la sienne, rapporté par les romans, textes, poèmes et photographies qu’elle a laissés, est indémêlable de sa vie elle-même. Emmy Hennings est l'œuvre d’art totale à laquelle nous devons une des pages les plus radicales de l’histoire de l’art moderne : la possibilité du Cabaret Voltaire. Jeunesse Emmy Hennings (née Emma Maria Cordsen le 17 février 1885) est issue d’une famille modeste — son père était plieur de voiles. Après avoir fréquenté une école de filles, elle a travaillé, entre autres, comme femme de chambre, puis dans un studio photographique, entre 1901 et 1905. C’est donc assez jeune qu’elle a découvert la duplicité de l’objectif. Passionnée de théâtre dès son plus jeune âge, elle y a trouvé le goût du jeu qui fera d’elle une autrice expressionniste de tout premier plan. Emmy Hennings, 1902 Emmy se marie en 1903 avec Joseph Paul Hennings, comédien, et ensemble ils parcourent le Schleswig-Holstein de scène en scène. Emmy aura un premier enfant, mort en couches. Emmy et Joseph, rejoints par Wilhelm Vio, se produisent sur les places et dans des cafés à Moscou, Budapest ou Cologne. Les gains sont si maigres qu’Emmy les complète en vendant des produits de toilette en porte-à-porte. En 1905, Joseph abandonne Emmy, alors enceinte. Elle donne naissance à Annemarie Schütt-Hennings. Emmy confie l’enfant à sa mère et prend la route de l’Allemagne et de l’Europe, en fonction des engagements qu’elle trouve dans divers théâtres et cabarets. Comme ces prestations artistiques ne suffisant pas à assurer sa subsistance, elle les complète par des emplois de serveuse ou par la prostitution, ce qui était une pratique répandue chez les actrices précaires de l’époque. Dans La Flétrissure , Emmy Hennings évoquera son expérience de la prostitution en disant : « Nous sommes un plat offert avec du vin mousseux. » Ferdinand Hardekopf (1876-1954), ca 1912 En 1909, Emmy épouse le journaliste, écrivain et poète Ferdinand Hardekopf, ami de Gide et de Cocteau, figure de la bohème berlinoise. Hardekopf entretient l’addiction de Emmy à la morphine et la contraint à se prostituer. Le couple divorcera en 1914. À partir de 1915 et jusqu’en 1921, Ferdinand Hardekopf entretiendra une relation réputée passionnée avec Sylvia von Harden, fille de banquier, qui deviendra une icône de la Nouvelle Objectivité grâce au portrait peint par Otto Dix en 1926. Otto Dix (1891-1969) portrait de Sylvia von Harden, 1926 Centre Georges Pompidou, Paris Munich Emmy Hennings arrive à Munich en 1908, accompagnée par Ferdinand Hardekopf. Elle devient dépendante à l’éther et consomme autant de cocaïne que de morphine, tout en se prostituant. Il faut rappeler qu’à l’époque ces drogues restent relativement faciles d’accès : une simple ordonnance suffit, et nombre de médecins — Sigmund Freud compris — s’interrogent encore sur les vertus « miraculeuses » de la cocaïne, qu’ils espèrent analgésique et stimulant intellectuel. Pour Emmy Hennings, la morphine n’a rien de festif : c’est un antalgique qui lui fait oublier la faim, atténue la morsure du froid et étouffe l’hostilité de la ville. Reste le prix très élevé qui est celui de l’addiction. Dans cette déchéance apparente, elle commence pourtant à écrire des poèmes sous le pseudonyme Charlotte Leander. Elle se produit bientôt au cabaret Simplicissimus et mène une vie sexuellement libre, autodéterminée et instable. L’amitié du poète anarchiste Erich Mühsam la met en contact avec Gustav Landauer et les cercles révolutionnaires de la bohème munichoise, sans toutefois qu’elle s’y implique pleinement : Emmy est poète, pas révolutionnaire. Sa poésie et ses prestations de diseuse l’inscrivent dans une littérature résolument expressionniste, tandis qu’elle garde des liens avec le Neue Club et le Cabaret Neopathétisches de Berlin, où se retrouvent Jakob van Hoddis, Wilhelm Simon Guttmann, Robert Jentzsch et Georg Heym. « À bien des égards, Munich est devenue cruciale pour ma vie future. (…) Les intérêts qui dormaient en moi se sont réveillés. J’ai été initiée aux arts visuels et à la littérature moderne, et j’ai appris à absorber ce qui était beau et bon de façon plus consciente qu’auparavant. J’avais l’impression que la plénitude de la vie affluait vers moi de toutes parts. » Le Jeu éphémère. Chemins et détours d’une femme Emmy Hennings, ca. 1912 Musée municipal de Munich Les apparitions au Simplicissimus l’obligent à écrire régulièrement, et elle gagne en assurance. De 1910 à 1915, elle mène la vie typique de la bohème : figure littéraire de l’expressionnisme, elle vit surtout la nuit, dans le dénuement, et enchaîne les liaisons. Plusieurs artistes lui dédient poèmes et portraits, notamment Jakob van Hoddis, profondément marqué par leur relation. Convertie au catholicisme en 1911, Emmy Hennings provoque l’incompréhension d’amis libertaires qui y voient une trahison. Cette révélation mystique — qui tient de la fulgurance plus que de la vocation — la marginalise d’un milieu volontiers anarchiste et plutôt masculin, mais la rapproche viscéralement de Hugo Ball, rencontré en 1912 et qu’elle épousera en 1920. Entre 1909 et 1913, ballotée entre Munich et Berlin, elle devient l’une des figures les plus en vue des cercles expressionnistes. À Berlin, elle retrouve la chansonnière Claire Waldoff — icône féministe et lesbienne qui se produit au Chat Noir puis au Linden Cabaret — et adopte volontiers le dialecte berlinois sur scène, affirmation identitaire surprenante de la part d’une artiste venue du Nord. Claire Waldoff dans la pièce Drei Alte Schachteln (Trois Vieilles Boîtes), vers 1928 Claire Waldoff a débuté sa carrière de chansonnière lesbienne vers 1903. Féministe engagée et lesbienne assumée, elle chantera au Chat Noir de Berlin en 1908, puis régulièrement au Linden Cabaret. Claire Waldoff enregistrera ses chansons à partir de 1910. Ses chansons seront reprises par Marlène Dietrich mais elle finira dans l’oubli après avoir été déclarée “indésirable” par les nazis en 1933. Outre le fait d’assumer une sexualité aussi libre que peu admise, Emmy Hennings va trouver chez Claire Waldoff un emploi tout à fait libre du dialecte berlinois lorsqu’elle chante sur scène. Cet usage vaut comme la déclaration d’une identité sociale à laquelle Emmy Hennings souscrit très volontiers. Elle se lie aussi à Else Lasker-Schüler, poète d’avant-garde déjà célébrée (recueils de 1899 et 1902). L’importante oeuvre poétique que produit déjà Else Lasker-Schuller, ajoutée à une très forte personnalité, fournit à Emmy Hennings une indication sur la hauteur de ses ambitions : muse et diseuse de cabaret c’est bien, mais écrire de la poésie c’est beaucoup plus urgent. De plus, Else Lasker-Schuler est une femme dangereuse : sans cesse ballottée entre le relatif et l’absolu, entre le fantasmatique et la réalité, l’extrême sociabilité et la solitude la plus profonde, cette femme fantasque qu’illustre l’anecdote selon laquelle elle avait toujours sur elle des bonbons pour payer ses notes de café, a laissé une impression très forte sur Emmy Hennings. Ernst Moritz Engert (1892-1986) Emmy Hennings , papier découpé, 1912 extrait de Schwabinger Kopf. Silhouettes En 1912 Emmy Hennings pose comme modèle pour Ernst Moritz Engert qui laissera d’elle des profils découpés, puis pour Hans Bolz à qui l’on doit un portrait peint, et Reinhold Rudolf Junghanns qui produira une série de gravures publiées en 1913 par Kurt-Wolff Verlag sous le titre Variationen über ein weibliches Thema (Variations sur un thème féminin) qui ne font pas l’économie de l’érotisme dont Emmy Hennings assume d’être le modèle. Quantité de portraits photographiques de Emmy Hennings dont on dispose aujourd’hui ont été réalisés par Hans Holdt. Entre 1910 et 1915 à Berlin Emmy Hennings à tout d’une icône. Ces photographies, souvent éditées en cartes postales, sont aussi une source de revenus significatives pour tout artiste du spectacle à l’époque. Largement diffusées, la postérité des artistes représentés leur doit beaucoup. Reinhard Rudolf Junghanns (1884-1967) Variationen über ein weibliches Thema . 1913 Érotiquement et moralement, Hennings était une femme libérée qui aimait le changement après la fin d’un premier mariage lamentable. Ses textes parlent non seulement de sa soif d'expérience, mais aussi de la souffrance qu'entraîne « l'amour comme marchandise » , du conflit et de l'aliénation de soi qui y réside. Emmy écrit : «Je supporte tant de souffrance des autres/Et je pleure beaucoup de larmes pour les autres./Je ressens un désir inconnu/Et je donne de la tendresse aux autres». Ils seront quelques uns à se laisser envoûter par le charme troublant et insaisissable de la jeune femme, qui laissera des traces profondes dans les journaux de Franz Wedekind, de Johannes Becheret de Georges Heym. Erich Mühsam (1878-1934) Erich Mühsam nous a laissé de sa liaison passionnée avec Emmy Hennings un surnom : celui de Génie Erotique , et rédige des pages qui mélangent la candeur et l’érotisme sans rien perdre des convictions libertaires de chacun : il n’est pas envisageable de posséder des personnes, et jamais dans ses écrits Mühsam ne prêtera le flanc à ce travers, et il est assez frappant de noter que si les anarchistes peuvent montrer des archaïsmes étonnants dans leurs rapports aux femmes, ils demeurent en revanche tout à fait respectueux de leur liberté et ne manifestent aucune jalousie dans des rapports qui consentent à l’amour libre. De ce point de vue, il est assez étonnant de noter que Ferdinand Hardenkopf (proxénète et dealer) et Jakob van Hoddis (amoureux transi) se retrouveront en compagnie de emmy Hennings et de Hugo Ball au Cabaret Voltaire sans que cela ne pose le moindre problème. Munich, samedi 27 mai 1911 Depuis avant-hier, il y a un certain nombre de choses à noter, avant tout un vilain péché. Emmy m’a incité au coït. Je l’ai avertie, je me suis dressé, je me suis battu avec moi-même, mais j’ai été faible. Maintenant je dois l’avoir infectée et le gonocoque fera le tour de Munich. Erich Mühsam, Journaux intimes, 1911 Emmy Hennings, 1912 archives Erich Muhsam En 1912, ses poèmes paraissent dans Pan et Die Aktion. L’expressionnisme intéresse les révolutionnaires, mais c’est le réseau des amitiés qui conduit Emmy Hennings à publier dans de telles pages : jamais elle n’a cru, ni ne croira, qu’un lendemain puisse chanter quoi que ce soit. Elle contribue à la revue Revolution, lancée par Heinrich Franz Seraph Bachmair avec Johannes R. Becher, Hans Leybold, Klabund et Hugo Ball — incubateur d’idées qui mèneront, en 1919, à la République soviétique de Bavière. Revolution, octobre 1913 incluant des contributions de Hugo Ball et Emmy Hennings Tandis qu’il écrivait Nietzsche et le renouvellement de l’Allemagne , Hugo Ball travaillait alors comme dramaturge pour le Kammerspiele de Munich, où il essaya d’ introduire Franz Marc et Vassily Kandinsky comme scénographes. C’est avec Kandinsky qu’à l’époque Hugo Ball imagine ce que pourrait être un “théâtre total” . Sa fréquentation des cercles expressionnistes et avant-gardistes le conduit à collaborer avec Frank Wedekind, à développer des relations avec l’écrivain Hans Leybold, et surtout le poète, écrivain et futur psychiatre Richard Huelsenbeck qui sera bientôt une figure centrale du Cabaret Voltaire et du Dadaïsme radical. C’est à cette époque que Kandinsky a pu parler à Ball du langage Zaoum des Futuristes russes. Ce langage poétique inventé à la même époque par Alexei Kroutchenykh n’est construit sur aucune règle grammaticale, ni convention sémantique, ni norme de style. Il a été créé pour permettre l’expression d’émotions et de sensations primordiales. Alors qu’il tente de formaliser une nouvelle poétique du geste et du mot, Hugo Ball a pu s’en inspirer pour écrire en 1916 le poème Karawane , qu’il dira sur la scène du Cabaret Voltaire, comme il a pu trouver chez Emmy un ancrage concret à cette utopie : il n’y a pas de discontinuité entre Emmy et ce qu’elle dit sur scène. Hugo Ball, Emmy Hennings et Jacques Schiffrin, Munich, 1913 Bien que tous deux contributeurs de la revue Révolution de Heinrich Franz Seraph Bachmair, l’histoire intime veut que Hugo Ball ait découvert Emmy Hennings lors d'une de ses apparitions au cabaret Simplicissimus. C’est en ces occasions qu’il eut la révélation de l’intensité artistique émise par Emmy Hennings comme personnage et comme poète. Pendant près de quatre ans, ils vivront une relation amoureuse non exclusive, avant de former le couple qui a permis le dadaïsme en ouvrant le Cabaret Voltaire en février 1916, avant de se retirer à Agnuzzo, au Tessin. Portrait de Emmy Hennings, ca. 1914 Musée municipal de Munich Franz Werfel, éditeur chez Kurt Wolff-Verlag, a lu les poèmes d’Emmy Hennings parus dans Révolution. Il en a été si impressionné qu'il a écrit avoir été touché de la savoir au monde. Hennings réagira de manière tout à fait expressionniste à cette proposition en écrivant : J'étais très heureuse que les poèmes soient imprimés. Parce que je n'osais pas croire que de tels poèmes soient imprimés. Cette joie ne pouvait être répétée, j'ai titré ce volume Die letzte Freude (La Dernière Joie ou La Joie Ultime). Emmy Hennings Die Letzte Freude première édition, Kurt Wolff Verlag 1913 Prison En septembre 1914, Emmy Hennings est condamnée à quatre semaines de prison ferme à Munich, à la suite de rebondissements liés à une vieille suspicion de vol remontant à 1910. À peine libérée, elle est de nouveau arrêtée en décembre, cette fois soupçonnée d’avoir aidé l’écrivain Franz Jung à déserter. De cette double incarcération, expérience à la fois traumatique et fondatrice, Hennings tirera Prison . Ce récit autobiographique, publié en 1919, se présente comme un plaidoyer pour son innocence, mais il ne s’inscrit jamais dans la logique du témoignage objectif. Écrit dans une veine profondément expressionniste, Prison s’éloigne des faits bruts pour leur préférer une saisie hypersensible de l’existence en détention. Ni les chefs d’accusation ni les conditions concrètes de l’incarcération ne sont directement évoqués ; tout passe par la perception, par l’intensité de l’affect, par une écriture poreuse où les contours entre réel et fiction se dissolvent. Cette subjectivité radicale, revendiquée comme telle, entre en conflit direct avec les normes bourgeoises d’objectivité, pré carré de l’autorité judiciaire et des institutions patriarcales. Contre l’idéologie paternaliste qui régit la société de son temps, Hennings oppose une parole personnelle, fragmentaire, instable, mais sincère. Une parole de femme, donc suspecte, et précisément pour cela : subversive. René Georges Hermann-Paul (1864-1940) illustration pour Mlle Président, 1892 Hennings décrit la prison à la façon d’une hétérotopie au sens foucaldien : un espace d’altérité, un monde à la dérive, déconnecté, ni ici ni ailleurs, où la « déviance » des détenues marque leur désajustement aux normes bourgeoises et patriarcales. Prison donne à voir un quotidien carcéral rarement abordé : celui des femmes, de leur solitude, de leur intériorité, de leurs manières de survivre dans un système conçu pour les discipliner. C’est un regard féminin — et féministe, bien que ce mot ne soit pas utilisé — sur la violence symbolique exercée au nom de la morale publique. Sous le nom à peine modifié d’Emma, Hennings dézingue la société. Elle en révèle les contradictions, notamment dans la manière dont les tribunaux — exclusivement masculins — se donnent le droit de définir ce qu’est une femme, et à quel moment elle cesse de mériter ce nom. Ainsi, à propos de la prostitution, Prison souligne l’absurdité du traitement juridique réservé aux femmes, seules tenues responsables d’un « crime » où les clients restent invisibles. Emma ironise : Prenez la créature la moins protégée, une fille des rues. S’il est interdit de demander un paiement pour l’amour à l’heure, il doit également être interdit d’acheter l’amour à l’heure. L'expérience montre cependant que l'être humain ne peut pas vivre sans des heures d'amour. L’amour devrait donc s’organiser différemment. Mais « l’amour organisé » semble extrêmement embarrassant. Cependant, il n’y a aucun moyen de s’en sortir. La cour de justice est composée d'hommes et il faut moins d'efforts pour punir le sexe faible que pour demander des comptes aux hommes qui souhaitent garder secrètes leurs pulsions les plus fortes. Emmy Hennings Fille sur le quai extrait de : Gedichte (Poèmes) Künstlerkneipe Voltaire (Cabaret Voltaire), Zurich 1916 Kunsthaus Zürich Après la publication de Prison , Hennings continue d’explorer cette expérience en en rédigeant trois versions différentes. Aucune n’est définitive. Elle fait ainsi sienne la proposition d’Hugo Ball : réécrire la vie chaque jour. Cette dynamique constante de remaniement affirme l’idée — chère aux avant-gardes — qu’il n’y a pas de frontière entre l’art et la vie. L’œuvre devient alors un champ de variation, une suite d’essais d’intensité plus que de vérité. L’instabilité narrative, les glissements d’identité, les formes hallucinées et parfois ludiques qui traversent Prison relèvent d’un projet subversif : déconstruire les récits officiels, ceux de l’État, des tribunaux, de la bourgeoisie, qui s’érigent en gardiens de la vérité tout en masquant leur violence structurelle. C’est à partir de cette démarche que l’on peut comprendre la cohérence entre les esthétiques de l’expressionnisme, les gestes des avant-gardes, et les mouvements révolutionnaires du début du XXe siècle : tous cherchent à rompre avec les formes dominantes de vie et de pensée, à reconfigurer les règles du possible. Cette posture artistique, faite de réinvention permanente, se retrouve également chez Else Lasker-Schüler. Hennings la formule sans détour dans La Flétrissure (1920) : Mon seul métier est celui d’apprendre ce que je suis. Ses œuvres prennent ainsi tout leur sens lorsqu’elles deviennent acte de présence. Seule sur scène, dans l’instant, Emmy Hennings performe son identité mouvante. La scène n’est plus un jeu, mais un lieu d’existence. L’histoire qu’elle y raconte est toujours la même — sa propre histoire — mais elle change à chaque fois. Elle sera différente demain. Emmy Hennings et Lotte Pritzel Munich 1913 Tessin Entre 1913 et 1915, Emmy Hennings n’a sans doute pas échappé à l’influence de l’école de danse de Rudolf von Laban. Elle y a probablement croisé Mary Wigman, Sophie Taeuber et Katja Wulff, figures majeures de la danse moderne, que l’on retrouvera plus tard au Cabaret Voltaire. À la même époque, Hennings et Hugo Ball ont vraisemblablement été sensibles à l’attrait du Monte Verità — d’abord parce qu’Erich Mühsam, familier des lieux, leur en avait sans doute fait l’éloge, ensuite parce que l’école de danse de Laban, installée à Zurich et à Munich, y installait régulièrement ses quartiers d’été. C’est très probablement par ce réseau que le couple, comme tant d’autres figures de la bohème munichoise, a découvert le Tessin. fête costumée à Munich, ca 1911 (Sophie Tauber est au centre) collection privée Femme Libre La quête d’Emmy Hennings pour la liberté individuelle et l’épanouissement personnel, en tant que femme, et en tant qu’artiste, explique son insoumission aux institutions que sont le mariage et la maternité. Si l’institution bourgeoise du mariage — qu’Hennings qualifie de « prison » et de « tombeau de toute jeunesse et beauté » — était régulièrement remise en question au début du XXe siècle, la maternité demeurait encore perçue comme l’expérience fondamentale de la vie d’une femme, voire sa véritable vocation naturelle. Lorsque Emmy Hennings rejette à la fois le mariage et la maternité, c’est l’angoisse de perdre la liberté de se réinventer constamment au-delà des contraintes sociales qu’elle exprime : l’angoisse de n’avoir plus cette liberté intégrale, indispensable à l’artiste qu’elle est, à sa nécessité artistique de ne pas savoir ce que demain lui réserve. Hennings attribue la souffrance exprimée dans ses poèmes à son existence même en tant que femme : « Je suis une femme. J'enlève tout contrôle. À la question du « pourquoi » et du « d'où », Je confesse seulement le « comment » je suis tombée. » Dans ce même texte, Emmy Hennings évoque avec un mélange de dégoût et de mépris son rapport à la luxure et à la féminité : « Je n'ai pas inventé la luxure. D’une telle perfidie, l’inventeur ne pouvait pas être une femme. La femme n’est pas une inventrice naturelle. » Ce mépris du genre féminin est caractéristique de nombreux écrivains bohèmes de l’époque : on le retrouve notamment dans les prises de position atypiques de Franziska zu Reventlow, qui se déclare alors favorable à la maternité tout en restant fermement opposée au mariage. Comme beaucoup de féministes, Emmy Hennings aspire à une vie de célibataire, car le mariage impose aux femmes de subordonner leurs désirs et leurs aspirations à ceux de leur mari. Elle déclare que l’exclusivité sexuelle exigée par le mariage porte atteinte à sa liberté individuelle, ramenant cette exigence à la condition d’objet ou de bête appartenant à son époux. Dans son roman autobiographique Das flüchtige Spiel (Le Jeu éphémère), Emmy Hennings fait dire à Helga, à la suite de son mariage : « Je ne voulais pas être la propriété privée d'un homme, et ce que désirent beaucoup de femmes, me donner entièrement et exclusivement à un homme, ce n’était pas — je le sentais de plus en plus — ma tasse de thé. » Lorsque, en 1905, Emmy Hennings donne naissance à sa fille Annemarie, le bonheur qu’elle éprouve ne suffit pas à étouffer son désir d’une vie d’errance et de théâtre : « Maintenant, j'ai eu mon enfant tant attendu et c'était — à vrai dire — littéralement la seule satisfaction dans mon mariage, mais cela ne me suffisait pas. » Plus loin dans le livre, décrivant le moment où elle confia sa fille encore enfant à sa mère, Emmy Hennings affirme que sa vocation d’actrice était plus forte que la maternité : « Ma mère m'a exhortée à rester, mais je n'ai pas pu. Obsédée comme je l’étais par mon envie de jouer, par mon addiction à l'errance et aux mélodies, même mon enfant ne pouvait me retenir. L'incertitude dans laquelle je me trouvais était plus forte que l'amour pour mon enfant. Mais il ne faut pas croire que j’ai manqué d’amour maternel. C'était comme si j'étais poussée par un démon auquel je ne pouvais pas résister. » Annemarie passera son enfance à Flensbourg jusqu’au décès de sa grand-mère en 1916, date à laquelle elle rejoindra le couple Emmy Hennings–Hugo Ball à Zurich. Johann Jakob Bachofen (1815-1887) La féminité en temps de Bohème reste une notion étrange, y compris pour les hommes. Ceux-ci se trouvent marqués par les réflexions de l’universitaire suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887), qui théorisa en 1861 le matriarcat dans son essai Le Droit maternel (Das Mutterrecht). Bachofen y évoque la possibilité que les premières sociétés humaines aient été dominées par des figures féminines incarnant la vie et la prospérité par la fertilité. Il avance que l’époque primitive aurait pu être celle d’une gynocratie, un droit maternel transmettant le pouvoir de mère en fille, car les femmes, détentrices du pouvoir religieux, auraient su résister à une sexualité masculine jugée tyrannique. Figure centrale de la Bohème munichoise, le poète et anarchiste Erich Mühsam, ami et amant d’Emmy Hennings, partage ce point de vue presque mystique sur le matriarcat, convaincu de sa supériorité sur le patriarcat ultérieur. Mühsam diffuse ces idées au sein du Cercle Cosmique, aux côtés de Ludwig Klages, Karl Wolfskehl ou encore Franziska zu Reventlow — elle-même sexuellement libre, vendant occasionnellement son corps pour subvenir à ses besoins, tout en prônant une vie de célibataire et valorisant la maternité, qu’elle qualifia de véritable « premier jour de sa vie » lors de la naissance de son fils. Mühsam qualifie Emmy Hennings de « génie érotique » , déclarant qu’il aime en elle cette « prostituée naïve » qui « ne sait rien d’autre qu’aimer et être aimée » . Les prétendants d’Emmy dans la bohème munichoise sont nombreux ; ils la décrivent tour à tour comme diva, madone, muse ou femme fatale. Souvent, ils insistent sur sa silhouette petite, délicate, presque enfantine. Emmy Hennings semble alors osciller entre les rôles de fille enjouée, innocente et enfantine, et de femme lascive et séduisante. Erich Mühsam (archives) das bin ich Emmy Hennings, 1913 Zurich En mai 1915, Emmy Hennings et Hugo Ball quittent Munich pour Zurich, ville alors perçue comme un refuge au cœur d’une Europe dévastée par la Première Guerre mondiale. Engagés par une petite troupe de variétés, ils y entament une nouvelle étape de leur parcours artistique, dans un contexte à la fois marqué par l’exil, la précarité et l’effervescence intellectuelle. Hugo Ball et Emmy Hennings (à droite) et la troupe du Flamingo Ensemble à Zurich, 1915 Après le tumulte et les difficultés de la vie bohème à Munich, Zurich offre à Emmy et Hugo l’apparence d’un havre de paix. Pourtant, leur situation est loin d’être aisée : sans le sou, ils vendent leurs derniers biens, perpétuellement à la recherche d’un emploi dans une ville où la concurrence entre exilés est rude et les ressources rares. Ils rédigent des demandes d’aide, empreintes de honte et de désespoir, traduisant la vulnérabilité de leur condition. Emmy se souvient : « Zurich était alors la ville la plus internationale qu'on pouvait imaginer. Sur les quais, on entendait parler toutes sortes de langues. (...) Nous regardions, non sans jalousie, les mouettes et les cygnes se faire nourrir. Je n’ose dire de quoi nous vivions. » La ville devient rapidement le théâtre d’expérimentations artistiques qui bousculent l’ordre établi. Le 5 février 1916, Ball et Hennings obtiennent la permission d’utiliser une salle désaffectée située au numéro 1 de la Spiegelgasse, une rue discrète mais désormais historique. C’est là qu’ils créent le Cabaret Voltaire, lieu éphémère mais fondateur, qui va permettre la naissance du mouvement Dada. Durant six mois, jusqu’en juillet, artistes et poètes venus de toute l’Europe s’y retrouvent pour déconstruire les valeurs traditionnelles et inventer une nouvelle forme d’expression, portée par la haine de la guerre et le rejet des structures patriarcales et bourgeoises. Cabaret Voltaire Karl Schlegel (1892–1960) carte d'invitation pour l'inauguration du Künstler-Kneipe Voltaire, Zurich 1916 Kunsthaus Zürich Officiellement, il s’agit d’ouvrir un cabaret, proche de ceux qui faisaient le sel de la vie à Munich. Emmy y peut chanter et Hugo l’accompagne au piano. Mais, inspirés par la culture du cabaret, encouragés par le Futurisme et portés par l’idée d’un art total, leurs véritables objectifs dépassent le simple divertissement : ils veulent dénoncer l’absurdité de la guerre en célébrant le non-sens. Leurs saynètes absurdes sont le reflet monstrueux de la propagande guerrière. Leur musique, scandée sur un rythme militaire, est explosive et destructrice. Leurs costumes rigides évoquent des cercueils. Leur spectacle s’affiche comme un contre-programme radical à la guerre qui déchire l’Europe. Il semble que Marcel Janco soit le premier à s’y être présenté. Passant par hasard devant le cabaret, il aurait entendu Emmy chanter tandis que Hugo jouait du piano. Marcel Janco y fera ensuite venir ses amis Tristan Tzara, Hans Arp et Sophie Tauber, avant que ne les rejoignent les proches de Ball et Hennings rencontrés à Munich : Richard Huelsenbeck, Paul Klee, Lotte Pritzel, Emil Szittya, Marcel Slodki ou Marietta di Monaco, sans oublier ni Ferdinand Hardekopf ni Jakob van Hoddis, et tout ce joli monde va se retrouver à deux pas des fenêtres où habite alors Lénine. Emmy Hennings et une Poupée Dada au Cabaret Voltaire, 1916 Sur les planches du Cabaret Voltaire, Emmy Hennings poursuit son projet expressionniste d’une subjectivation dynamique de son récit autobiographique, y introduisant une « poupée dada » qui peut être vue comme un double d’elle-même. Lotte Pritzel : Poupées , 1910 Cette poupée, probablement inspirée par celles fabriquées par Lotte Pritzel, est un double grotesque, une autre facette de l’auteur, prolongeant l’entreprise expressionniste de rupture avec la linéarité du récit. Lorsque Emmy joue avec sa poupée Dada — nous pouvons être conduits à nous demander qui, après tout, a cessé de jouer la première —, laquelle des deux parle le mieux d’elle-même ? Elle? Même? Sophie Taeuber danse au Cabaret Voltaire avec un masque de Marcel Janco, 1916 Au texte dit puis chanté d’Emmy s’ajoutent le masque, le costume et enfin la danse. C’est dans la danse qu’Emmy trouve une complice en Sophie Tauber, bientôt rejointe par Katja Wulff. Elles pratiquent des danses solitaires, toujours en déséquilibre, surgissantes, comme des diablotins jaillissant de leur boîte, soufflant sur les braises d’une sauvagerie que Dada tout juste né s’apprête à chevaucher pour renverser l’art et l’ordre anciens, tenus pour responsables des atrocités littéralement innommables qui ravagent la Somme. Cabaret voltaire : programme de la soirée Dada du 28 avril 1916 Le succès du Cabaret Voltaire est tel que, chaque soir, il fait quasiment salle comble. Cependant, c’est Emmy Hennings qui semble attirer le plus de monde. Quand les numéros absurdes fatiguent le public et que des huées éclatent, elle surgit et donne un numéro de cabaret qui apaise l’assemblée. Richard Huelsenbeck résume ainsi son rôle : « Ses couplets nous ont sauvé la vie. C’est elle, l’âme du cabaret, celle que le public veut voir, celle dont le désespoir suscite la plus grande empathie. » En mars 1917, Hugo Ball, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck ouvrent la Galerie Dada, qui propose conférences, spectacles et expositions. Mais Hugo Ball refuse de suivre Tristan Tzara dans l’idée de faire de Dada un mouvement international. Habité par des inspirations catholiques, il considère que la lutte contre le mal incarné par la guerre mondiale n’est pas achevée, et voit d’un mauvais œil la création d’une franchise Dada. Finalement, en mai 1917, Hugo Ball et Emmy Hennings rompent avec les dadaïstes et s’installent à Berne, où Ball publiera une critique virulente de l’intelligentsia allemande, dénonçant le nationalisme fervent et le militarisme prussien. La vocation catholique du couple se renforce alors chaque jour. Hugo Ball et Emmy Hennings, 1916 Le succès du Cabaret Voltaire est tel que, chaque soir, il fait quasiment salle comble. Cependant, c’est Emmy Hennings qui semble attirer le plus de monde. Quand les numéros absurdes fatiguent le public et que des huées éclatent, elle surgit et donne un numéro de cabaret qui apaise l’assemblée. Richard Huelsenbeck résume ainsi son rôle : « Ses couplets nous ont sauvé la vie. C’est elle, l’âme du cabaret, celle que le public veut voir, celle dont le désespoir suscite la plus grande empathie. » En mars 1917, Hugo Ball, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck ouvrent la Galerie Dada, qui propose conférences, spectacles et expositions. Mais Hugo Ball refuse de suivre Tristan Tzara dans l’idée de faire de Dada un mouvement international. Habité par des inspirations catholiques, il considère que la lutte contre le mal incarné par la guerre mondiale n’est pas achevée, et voit d’un mauvais œil la création d’une franchise Dada. Finalement, en mai 1917, Hugo Ball et Emmy Hennings rompent avec les dadaïstes et s’installent à Berne, où Ball publiera une critique virulente de l’intelligentsia allemande, dénonçant le nationalisme fervent et le militarisme prussien. La vocation catholique du couple se renforce alors chaque jour. La Flétrissure A Berne, Ball devient collaborateur puis directeur de la publication de la Freie Zeitung. Hugo y affirme un ascétisme catholique studieux et encourage Emmy à écrire davantage. C’est ainsi qu’elle écrit La Flétrissure , publié en 1920. Emmy Hennings, 1917 L’ouvrage prend la forme d’un journal intime, dans lequel Emmy décrit avec un réalisme sombre et minutieux la vie d’une actrice livrée à la rue, sans aucun moyen de subsistance. Le récit évoque la pauvreté absolue qui a pu être la sienne — cruel corollaire de son impérieux désir de liberté, mais poids bien injuste sur ses épaules. La jeune femme que l’on suit dans ce journal vient de passer la nuit dans un parc, et c’est la pluie qui la tire de sa torpeur : « Ce n’était pas une petite pluie de printemps, si j’en juge par mon rhume. J’ai dû rompre avec les conventions et ôter mes chaussures dans le parc pour les mettre à sécher sur le banc. Pour tout dire, je profite copieusement du soleil. » Malgré l’humiliation et la détresse qu’elle traverse, Emmy conserve un ton ingénu qui refuse tout misérabilisme. Elle ne se plaint pas : elle constate, presque avec amusement, les conditions auxquelles nous, lecteurs, consentons chaque fois que nous détournons le regard. Si La Flétrissure est le journal d’une vie de misère, ses pages laissent largement transparaître la nôtre — celle de tous ceux qui ont conclu un pacte faustien avec une société qui, au fond, ne les aime pas. Pris dans un océan d’infortune, Emmy parvient pourtant à affirmer ce qu’il lui reste de fierté et retourne contre nous la doctrine à laquelle nous nous soumettons, en échange d’une liberté à laquelle elle n’a jamais renoncé. La misère dans laquelle elle se trouve alors est telle qu’elle doit vendre ses propres cheveux : « Laisse pousser ses cheveux : je ne suis pas certaine de pouvoir indiquer cette profession dans le registre de l’hôtel. » À la manière d’un martyr chrétien, le prix payé par Hennings est celui de l’excellence de sa vertu. Cette excellence se traduit dans l’authenticité absolue que l’on ressent à la lecture de ses pages : jamais elle ne recourt au moindre cliché pour dire qui elle est et quel est son rapport au monde. La Flétrissure est le récit de quelqu’un aux yeux si clairs qu’ils percent le travestissement dont nous préférons envelopper le monde — le récit de quelqu’un qui a depuis longtemps perdu toutes ses illusions et qui vit à contrecœur. Agnuzzo Les conditions de vie du couple à Bâle les rendent vulnérables à la moindre maladie, et il semble qu’à cette époque Emmy ait contracté la grippe espagnole, qui fut l’hiver 1918-1919 l’une des plus graves pandémies mondiales. avertissements contre la grippe espagnole, Paris 1918 En février 1920, Emmy Hennings épouse Hugo Ball, puis, en 1922, ils s’installent définitivement au Tessin. C’est sur cette terre de la Suisse méridionale qu’Emmy composera ses derniers ouvrages : Helle Nacht (1922), The Eternal Song (1923), La Maison Grise (1924), The Walk to Love (1925). Pourtant, elle ne trouvera d’éditeur que de manière très ponctuelle, et donc presque aucun lectorat. Progressivement, l’œuvre d’Emmy Hennings s’efface dans l’ombre du Cabaret Voltaire devenu dadaïsme — un mouvement laissant aussi peu de place aux femmes qu’à l’expressionnisme — puis disparaît derrière celle de son mari. Encore aujourd’hui, nombre de ses poèmes restent à publier et à traduire, et singulièrement en français. Ce n’est que récemment que l’histoire de l’art a commencé à replacer cette figure pourtant centrale de la contre-culture au cœur du récit du Cabaret Voltaire. Hugo Ball et Emmy Hennings à Agnuzzo, 1921 Les mémoires d’Emmy, Call and Echo , ont été publiées à titre posthume, tout comme Ma vie avec Hugo Ball (1953) et ses Lettres à Hermann Hesse (1956), éditées par Annemarie Schütt-Hennings. Alors que ces ouvrages, parus en République fédérale, aux côtés des mémoires dadaïstes d’Arp, Huelsenbeck et Hans Richter, consolidèrent sa réputation de compagne fidèle et poète amie, ses premiers textes furent longtemps oubliés. En 2016, à l’occasion du centenaire du mouvement Dada à Zurich, Emmy fit l'objet d'attentions nouvelles en tant que femme fondatrice du groupe Dada zurichois. Ses premières œuvres en prose, sa poésie et ses nombreuses correspondances ont depuis été intégrées à une édition critique en cours de production, rendant son œuvre accessible au grand public. Toutefois, la réception de son travail littéraire reste encore largement éclipsée par la fascination pour sa vie mouvementée et non conformiste. Hugo Ball, 1921 Au Tessin, loin du tumulte européen, Hugo trouve une paix intérieure, se plongeant dans l’étude des saints, figures d’absolu et de renoncement. Cette quête spirituelle rejoint celle d’Emmy, pour qui la poésie fut aussi un chemin vers une vérité plus profonde. Leur amitié avec Hermann Hesse, qui reconnaît chez Emmy une compassion infinie pour les âmes égarées, souligne combien son humanité et son art s’inscrivent dans une démarche d’amour universel, au-delà des blessures personnelles. L'écrivain Suisse Friedrich Glauser dira : « C'était un homme d'une pureté qui ne se rencontre probablement qu'une fois tous les cent ans. Ball était l'un de ces rares individus à qui la vanité et les postures sont totalement étrangères. Il ne faisait pas semblant ; il était. » Hermann Hesse, Emmy Hennings et Hugo Ball, sur la plage d’Agnuzzo en 1921 Mais la santé de Hugo décline rapidement : atteint d’un cancer de l’estomac, il meurt en 1927, à seulement 41 ans. Hugo Ball, Agnuzzo, 1927 Sa vie était finie. L'homme qui avait fait d'elle une Madone, qui avait adopté sa vision du monde, qui l'avait si profondément influencée qu'il vivait sa vie comme la sienne, venait d'être enterré dans la terre humide. Le conte de fées était terminé. Richard Huelsenbeck : Voyage au bout de la liberté Emmy Hennings et Hugo Ball,, 1927 Emmy déménage alors à Magliaso où survivra plus de vingt ans à Hugo Ball. Elle poursuit son œuvre avec La Maison de l’Ombre (1930), puis Blume und Flamme – Geschichte einer Jugend (1938), ainsi que de nombreux articles consacrés à son époux ou à l’expérience Dada. Pourtant, ses conditions de vie sont terriblement précaires : elle travaille comme blanchisseuse et ouvrière, elle doit sous-louer sa chambre pour joindre les deux bouts, et incarne la condition d’une femme d’exception réduite à l’abandon social. dernière adresse de Emmy Hennings à Magliaso Emmy Hennings meurt le 10 août 1948 à Magliaso. Elle est enterrée près de Hugo Ball, à Gentilino, au bord du lac de Lugano. Emmy Hennings à Magliaso, 1948 Cette fin de parcours illustre tragiquement le sort réservé à tant d’artistes femmes : figures centrales dans la naissance de mouvements d’avant-garde, elles disparaissent ensuite dans l’ombre des récits dominants, leurs voix marginalisées, leurs combats occultés. Pourtant, Emmy Hennings, par sa ténacité et son œuvre, continue de briller comme une flamme fragile et persistante, au cœur d’une époque marquée par la destruction et la renaissance. À travers le parcours sans concessions d’Emmy Hennings, se dessine bien plus qu’une simple biographie d’artiste ou une fresque dadaïste. Son existence incarne, au cœur d’une Europe en crise et en mutation, la figure complexe de l’« Aussteiger » , cette personne qui choisit – ou est contrainte – de décrocher du monde dominant, de ses normes étouffantes, de ses guerres et de ses dictats culturels. Emmy, comme tant d’autres Décrocheurs, trace une voie de révolte et d’errance, mais aussi d’affirmation personnelle radicale. En marge du flonflon des grands récits officiels, elle illustre la puissance d’une contre-culture insoumise, faite de rupture, d’échec et de floraisons. Par sa poésie, sa voix et son engagement au Cabaret Voltaire, elle offre un manifeste d’authenticité et de résistance esthétique, traversé par la douleur et la quête d’un autre rapport au monde, plus libre, plus vrai, tête haute. Emmy Hennings, 1913 Cette Aussteigerin ne se contente pas d’échapper au carcan social : elle en dénonce le non-sens et l’absurdité pour révéler les folies d’une époque dévastée. Sa démarche artistique et spirituelle dissippe les frontières entre création et vie, identité et altérité, misère et transcendance. Elle symbolise cette volonté paradoxale d’« habiter l’exil » comme forme de lutte, tout en cherchant à retrouver une place, un sens, dans un monde fragmenté. Dans le panorama plus large des Décrocheurs , Emmy Hennings brille par sa singularité féminine et son ancrage expressionniste, souvent occultés par une histoire de l’art centrée sur des figures masculines. Son œuvre, longtemps reléguée dans l’ombre, gagne aujourd’hui une reconnaissance à la hauteur de sa force subversive et poétique. Elle ouvre une voie qui renseigne les liens entre bohème, avant-gardes, Lebensreform et les désirs d’absolu qui traversent le tournant du XXe siècle. Emmy Hennings nous éclaire sur les formes d’émancipation possibles face aux gesticulations d’un monde en crise. Munich Prison Tessin Femme Libre Zurich Cabaret Voltaire La Flétrissure Agnuzzo Up
- DÉCROCHEURS | sylvain-sorgato
un récit possible du vingtième siècle par celles et ceux qui ont tenté de tourner le dos au capitalisme et de faire un pas vers la nature. Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate Timeline Colonies Lebensreform Karl Wilhelm Diefenbach Eugen Sandow Eden Wandervögel - Völkisch Ida Hofmann Schwabing Emmy Hennings anonyme Paul Cézanne s’en allant peindre, 1877 J’entends par décrocheurs des individus qui, assumant leurs convictions, ont délibérément quitté la route tracée pour eux par d’autres. Cet ouvrage rassemble et recompose les parcours de quelques figures ayant adopté telle posture pour conduire leurs existences. On y trouve une galerie de personnages et quelques notions historiques qui ont contribué, depuis le milieu du XIXème jusqu’à celui du XXème, à ce que la vie puisse être une œuvre d’art. C’est parce qu’il est susceptible d’inspirer l’époque que ce récit me semble nécessaire. Avant-propos (temps de lecture : 6 minutes) En 2019, j’ai pu assister à une prise de parole par Cyril Dion dans laquelle il disait le désarroi qui était le sien devant l’absence d’un récit de l'Écologie contemporaine. Un récit, la narration, qui serait le déplacement vers le passé d’une histoire à venir, sa mise en perspective, aux fins de la rendre lisible, et même enviable. Un récit qui serait la représentation d’une époque et de son problème, d’une idée ou d’un projet, une représentation que la communauté aurait construite aux fins de l’encadrer, de la maîtriser peut-être, et dans l’idée voir les masses y adhérer. Le récit qui serait indispensable pour qu’une problématique puisse passer de l’actualité à la culture et, ce faisant, nous inciter globalement à en adopter des idées, les comportements, les types de relation propices à notre propre épanouissement. Un récit qui fasse œuvre de communauté. Voilà ce qui semblait, en substance, faire l’objet de la recherche de Cyril Dion. Narquois, évidemment, je me suis fait la remarque qu’il était cousu de grosse ficelle de la part d’un réalisateur d’être attentif à l’émergence de ce qui pourrait faire sa matière première. Évidemment que les réalisateurs ont besoin des récits écrits par les autres et qu’ils contribuent à en émietter la nature en élargissant le nombre de ses auteurs. Mais en arrière-plan j’avais aussi l’idée que si un de nos problèmes c'était d’avoir à réaliser que la nature nous échappe et que sa puissance (puisque nous sommes particulièrement sensibles aux expressions de la puissance) dépasse largement notre imagination et nos représentations, ça allait pas être simple d’en faire un récit enviable, basé sur un positionnement désirable. La nature aujourd’hui semble plus balèze que Dieu lui-même. Au même moment, je menais dans mon coin un sujet voisin titré : l’Image Pertinente, qui prenait pour modèle quelques avant-gardes du XXème (le Futurisme, De Stijl, et le Constructivisme en particulier) en me demandant quel pouvait être l’apport des artistes de notre époque pour nous aider à comprendre et à assumer la crise de notre rapport à la nature qui caractérise notre époque. Il me semble que les artistes ont largement contribué, à travers les âges, à l’interprétation et à l’assimilation des pensées et problématiques de l’époque qui était la leur. Je me posais donc la question de leur rôle aujourd’hui, mais je n’ai trouvé que bien peu de propositions, égard à l’importance grandissante du sujet et de l’activité éditoriale qu’il suscite. Et puis, fin 2023, j’ai relu des choses au sujet du Monte Verità. L’histoire de la vingtaine d’années qui a été celle de l’aventure d’Ida Hofmann, d’Henri Oedenkoven, de Gusto Gräser et de quelques autres est le sujet de quantité de fantasmes dans le Landerneau de l’art contemporain. C’est à Harald Szeeman, à son insatiable curiosité et son appétit exigeant pour tout ce qui n’est pas exactement conforme à nos attentes en matière d’art (on pense ici à l’art brut par exemple) que l’on doit l’émergence du sujet dans la culture artistique, même si son propos penche plus volontiers sur l’ésotérisme du “génie du lieu” que sur l’organisation des sanatoriums au XIXème, et justement. Henri Oedenkoven et Ida Hofmann article paru dans le journal The Sketch, du 28 mars 1906 La relecture des éléments que j’avais réunis sur le sujet m’a amené à comprendre que si Ida Hofmann s’engage toute entière aux côtés d’Henri Oedenkoven dans la création de ce sanatorium au-dessus d’Ascona, c’est parce qu’elle est convaincue d’y pouvoir former le style de vie auquel elle aspire, qui lui est inspiré par les idées progressistes et avant-gardistes de l’époque, et qui prévoient une vie naturelle, harmonieuse, débarrassée des fumées toxiques de l’industrie et des mensonges du capitalisme. En 1899, Ida Hofmann et Henri Oedenkoven s’emparent de deux problématiques: le rapport à la nature, et celui au capitalisme; et adoptent un style de vie holistique conforme à leurs opinions sur ces sujets. Le récit est celui d’une bourgeoisie bohème qui circule à travers une Europe prise dans un irréversible processus d’industrialisation et d’urbanisation des modes de vie. Face au rejet de ce nouveau monde qui vient, le retour à la nature sonne comme une réaction vitale. Ce retour est sous tendu par une double logique : d’une part l’Harmonie du monde est troublée par la chute de l’homme dans la modernité, et d’autre part la rédemption collective est à rechercher dans la pulsation sociale. Olivier Sirost J’ai donc entrepris de “contextualiser” l’aventure du Monte-Verità, et j’y ai trouvé des feuillets discrets d’une histoire qui mêle intensément celle des arts avec celle des idées du XXème siècle en Europe. Argument Pour qui s’intéresse, aujourd’hui, au monde qui l’entoure, et quelque soit sa spécialité (technique, scientifique, poétique, morale…) deux problématiques font saillie parmi la quantité de problèmes, petits et moyens, qui font notre quotidien : le partage de la richesse, et la pression environnementale. Le partage de la richesse est un problème repéré depuis la modernité. Depuis que l’artisanat est devenu une industrie (et que naisse la financiarisation), depuis que le capitalisme à promis l’égalité à condition de quitter le féodalisme, depuis que les classes laborieuses ont réalisé que la promesse n’était pas tenue. Depuis la fin de l'ancien régime l’histoire sociale est celle de la lutte des classes et cette lutte n’a rien perdu de sa vigueur. La pression environnementale est une problématique nouvelle dans l’histoire de notre civilisation. Elle montre un retournement du rapport de forces entre l’humanité (pensée comme largement occidentalisée) et un environnement qu’elle domine. Nous aurions aujourd’hui à renoncer à une acception héritée de la chrétienté et qui voudrait que la nature soit un don de Dieu que nous aurions à faire fructifier (Mathieu, parabole des talents). La technicisation du travail et l’extractivisme, n’ont pas simplifié l’exploitation des ressources mais montré que celles-ci étaient limitées, et que nous vivions dans un monde “fini” que nous étions en voie d’épuiser. Cette prise de conscience a renversé le rapport de force que nous entretenions avec la nature, et produit une révolution comparable à celle qui a produit la fin de l’esclavage: comme il a fallu reconnaître que les noirs n’étaient pas des créature sauvages mais des hommes comme vous et moi (et elle et eux), nous en sommes à devoir reconnaître des droits à ce qui était considéré comme une ressource inépuisable, un capital sans fin ni âme, mis à notre disposition par Dieu. Pour réaliser le travail qui consiste à assimiler un changement de paradigme aussi puissant nous disposons de plusieurs outils d’adaptation, plus ou moins longs: la thermodynamique, la génétique et la culture. Le premier outil est celui du temps long: celui de la Terre, et concerne des adaptations soumises aux lois de la physique. Le deuxième outil est sensiblement plus rapide et permet l’adaptation des organismes à des conditions changeantes par voie de transformations génétiques. Le troisième outil est super-rapide. La culture est l’outil qui permet de s’adapter le plus rapidement à des conditions changeantes. C’est l’expérience que nous faisons à l’occasion d’un séjour immersif dans un pays étranger; c’est le contenu véhiculé par nos enseignements à notre progéniture; ce sont les habitudes auxquelles nous consentons dès lors que quelque chose change dans notre environnement immédiat. L’argument retenu ici et qui alimente la motivation à constituer cet ouvrage, c’est celui de la culture. Les histoires relatées ici fournissent quantité d’exemples d’individus qui se sont volontairement adaptés à des conditions changeantes (l’émergence de l’industrialisation de masse, le regroupement dans les villes, la séparation d’avec la nature) en optant pour des comportements qui n’étaient pas conformes aux courants majoritaires de leurs époques et qui soutenaient que les modes de vie des individus pouvaient être conduits par des aspirations humaines, spirituelles et morales, plutôt que mis au service exclusif des nécessités du commerce, de l’industrie et du paternalisme. C’est de cette idée que le présent ouvrage tire son titre : Décrocheurs. Gusto Gräser, vers 1950 Il ne s’agit ici ni de fournir des modèles ni de déclarer aucune matrice. L’histoire de ces décrocheurs est celle d’un débat tellement engagé dans des voies bien nommées mais mal connues (l’universalité, la détermination individuelle) qu’il a conduit aux polarisations et aux divergences irréconciliables qui ont fait les pages les plus sombres du XXème siècle en Europe, et dont l’ombre est loin d’être dissipée. Cette histoire montre un point extrême de la polarisation des idées et de leur réalisation, rappelant si besoin était que cette histoire est contemporaine, c’est-à-dire: en prise, avec celle de l’Europe depuis la fin du XIXème jusqu’au milieu du XXème. Les tentations et versants de cette séquence de l’histoire européenne sont ici lus depuis le début du troisième millénaire, et ne présentent aucun modèle soutenable, seulement quantité de tentatives qui toutes ont contribué à la vivacité du débat portant sur la place et le rôle de l’Humanité dans la relation à son milieu et dans la construction de son organisation sociale. De fait: nous pensons que les faits et les personnages cités ici sont des exemples inspirants pour quiconque s’intéresse aujourd’hui, au monde qui l’entoure. Up
- Schwabing | sylvain-sorgato
une histoire illustrée de la Bohème de Schwabing à Munich entre 1880 et 1920. Bohème Publications Carnaval Sociabilité Hofbräuhaus Simplicissimus Die Elf Executioner café Stefanie café Luitpold Avant-Gardes fin de la Bohème Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate Paul Segieth (1884-1969) Joueurs d'échecs au Café Stefanie (Erich Muhsam au centre), 1913 Munich est, à la fin du XIXe siècle, la capitale de l’État de Bavière. Située au sud de l’Allemagne, à mi-chemin entre Mulhouse et Vienne, la ville constitue une porte d’entrée vers l’Autriche (Salzbourg est à une centaine de kilomètres) et vers la Suisse (par Bregenz). Jusqu’à son rattachement à Munich en 1890, Schwabing est une commune autonome. Entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, Munich occupe une place centrale dans l’histoire politique allemande : première grève ouvrière en janvier 1918 sous l’impulsion de Kurt Eisner, proclamation de la République des Conseils de Bavière en 1919, puis berceau du nazisme, qui y installe son quartier général en 1933. C’est aussi à Munich, en 1939, que Georg Elser tente d’assassiner Hitler au Bürgerbräukeller. Ces mouvements, bien qu’opposés, partagent une même radicalité, souvent violente. Entre 1880 et 1933, Munich est le laboratoire d’expérimentations politiques diamétralement opposées : de l’anarchisme le plus humaniste au totalitarisme le plus brutal. Pour illustrer cette effervescence de manière anecdotique, on peut imaginer le jeune Albert Einstein, âgé de dix ans, croisant dans les rues de Munich Karl Wilhelm Diefenbach, prêchant le végétarisme. Un peu plus tard, en 1900, Adolf Hitler (onze ans) et Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine (trente ans), vivent dans la même rue, la Kaiserstraße. Ces rencontres, même si elles sont sans doute fictives, incarnent le melting-pot intellectuel, artistique et politique qu'était alors Munich. Et c’est à Schwabing que battait le cœur de cette effervescence. la Türckenstrasse en 1910 Pour illustrer cette effervescence de manière anecdotique, on peut imaginer le jeune Albert Einstein, âgé de dix ans, croisant dans les rues de Munich Karl Wilhelm Diefenbach, prêchant le végétarisme. Un peu plus tard, en 1900, Adolf Hitler (onze ans) et Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine (trente ans), vivent dans la même rue, la Kaiserstraße. Ces rencontres, même si elles sont sans doute fictives, incarnent le melting-pot intellectuel, artistique et politique qu'était alors Munich. Et c’est à Schwabing que battait le cœur de cette effervescence. Devenue métropole en 1890, Munich est déjà une grande capitale artistique européenne grâce à quatre institutions majeures : l’Académie des Beaux-Arts (1808), l’Alte Pinakothek (1838), le Glaspalast (1854, détruit par un incendie en 1931), et le Deutsches Museum (1903). La Coopérative des Artistes de Munich (Münchner Künstlergenossenschaft ), fondée en 1858, revendique une identité artistique bavaroise. L’histoire artistique de la ville est marquée par une succession de sécessions, reflets d’une volonté d’indépendance et d’auto-légitimation des artistes. Cette culture du débat, de la rupture, et de la déclaration d’intentions façonne une génération convaincue de vivre un moment unique depuis un lieu exceptionnel. Pour les amateurs d’ésotérisme, Schwabing incarne, entre 1880 et 1933, un véritable "lieu magique", doté d’un Genius Loci qui attire les âmes du temps (Ingenia Tempori ). Mais ici, la magie passe à l'acte : les artistes de Schwabing affichent leur volonté de participer à l’Histoire en conscience et avec l’éthique qui leur est propre. La Bohème de Schwabing est majoritairement composée d’immigrés : venus d’Allemagne, mais aussi de Suisse, de Russie, de Pologne, de Tchéquie, d’Estonie, de Grèce... Les Bavarois y sont minoritaires. Et tous ces artistes, intellectuels, politiciens, conscients de former un microcosme, habitent ce quartier qui devient le centre vibrant d’une nouvelle communauté culturelle européenne.. Schwabing n’est pas un lieu, c’est un état d’esprit. Franziska zu Reventlow Et pourtant, Schwabing fut un lieu. Le lieu de beaucoup de possibles, dont la vie s’est probablement nouée autour des tables des nombreux cafés (Simplicissimus, Stefanie, Luitpold…) dont Erich Mühsam et Franziska zu Reventlow déroulent le parcours comme celui d’une succession de rendez-vous, donc de discussions, d’échanges d’informations et de points de vue, d’appropriations et de mises en perspective, et autant d’étapes galantes et de disputes irréconciliables aussi. Hanns Bolz (1885-1918) caricature de Erich Mühsam au Café Stefanie , ca. 1912 Si j'avais su que Zeus ferait autant d'erreurs lors de la création, je lui aurais volontiers proposé mon collègue. Der Komet, Vol. 1, numéro 22, 29 juillet 1911 Les figures marquantes de Schwabing sont toutes en rupture : avec leur classe, leur pays, leur genre, leur destin. Elles trouvent dans ce quartier un lieu d’expérimentation pour réaliser leurs aspirations philosophiques, artistiques ou intimes. Schwabing est perçu comme un espace de liberté, hors des normes sociales, un monde en soi. Mais il ne s’agit pas d’une école ou d’une colonie d’artistes au sens strict : plutôt une communauté affinitaire, raffinée, intellectuelle, souvent déconnectée du quotidien populaire. Schwabing était une île spirituelle dans le grand monde, en Allemagne. J'y ai vécu pendant de nombreuses années. C'est là que j'ai peint mon premier tableau abstrait. J'y portais des pensées sur la peinture "pure", l'art pur". Vassili Kandinsky la Gruppenbild der Gesellschaft für modernes Leben (Société pour la vie Moderne ), fondée en 1890 par Michael Georg Conrad (1846-1927), Otto Julius Bierbaum (1865-1910), Rudolf Maison (1854-1904) et Hanns von Gumppenberg (1866-1928) Bibliothèque municipale de Munich C’est en Bavière, non loin de Munich, que Diefenbach fonde sa première colonie naturiste et végétarienne. À Schwabing, Franziska zu Reventlow mène une vie de comtesse bohème, entre littérature, libertés sexuelles et misère. C’est là qu’Emmy Hennings s’illustre dans les cabarets expressionnistes, où elle rencontre Hugo Ball, avec qui elle fondera le Cabaret Voltaire à Zurich. Le débat entre avant-garde et tradition dans l'art, la littérature et le style de vie qui a eu lieu vers 1900 révèle toute son intensité à Schwabing, qui était bien plus qu'un simple lieu géographique. Schwabing était une surface de projection pour les rêveurs, les rebelles, les bienfaiteurs et les frontaliers. Après sa requalification en 1890 comme quartier de Munich, l'ancien village agricole de Schwabing est devenu un lieu de rencontre pour des artistes sophistiqués, exigeants, radicaux, venus de divers pays. De jeunes étudiants en art sont venus à Munich pour étudier dans les musées d'art de renommée mondiale, ou à l'académie des arts de renommée internationale, voire dans des écoles de peinture privées telles que Anton Azbe. Anton Ažbe, Munich, 1904 La volonté d’utiliser l’art comme langage commun entre des personnes d’horizons différents rendait « l’expérience Schwabing » tout à fait unique dans ce qui était alors une Europe à l’esprit nationaliste. Les nouveaux arrivants étrangers sont rapidement devenus de nouveaux habitants de Schwabing qui ont rapidement intégré les habitudes locales dans leur propre vie. L'échange de cultures s'est révélé extrêmement productif et innovant; l'art en tant que mode de vie partagé et le rejet strict des modes de vie bourgeois ont montré aux artistes de Schwabing la voie de la modernité dans leur recherche d'une nouvelle identité. A Schwabing, quantité d’individus ont trouvé les conditions de la réalisation de leur expression individuelle et singulière. C’est sur ces réalisations que se sont bâties leurs identités, et c’est le contexte de ce quartier de Munich à cette époque précise qui a constitué leur écrin : le foyer d’un groupe hétéroclite, dynamique, et élargi au quartier d’une ville. Schwabing a été entre 1890 et 1920 le lieu d’une communauté informelle et ouverte, comme l’a été Montmartre, comme le sera Greenwich Village. Mais la guerre interrompt brutalement cette effervescence. Les artistes étrangers doivent fuir. Le Blaue Reiter se disperse. Reventlow, Ball, Hennings, Kandinsky, Jawlensky quittent l’Allemagne. Lors de la brève République des Conseils de Bavière (avril-mai 1919), Landauer, Mühsam et Toller tentent d’incarner l’utopie socialiste. Leur rêve s’achève dans une répression sanglante que la bohème est accusée d'’avoir provoquée. Stosstrupp Hitler (troupe d'assaut « Hitler ») de Munich, en 1923 Avec l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, Schwabing perd définitivement son aura. Les juifs et les intellectuels fuient ou sont déportés. La liberté d’esprit s’éteint. Reste la mémoire, et la résistance symbolique, comme celle du groupe de la Rose Blanche, animé par Hans et Sophie Scholl. Sophie Scholl (1921-1943) photographie d’identité judiciaire par ses geôliers lors de son arrestation, le 18 février 1943. La spécificité de Munich dans l’histoire culturelle de la modernité tient à ce grain de folie, à cette indépendance farouche qui, encore aujourd’hui, affleure parfois à la surface. Peut-être même... jusque dans les dernières vidéos TikTok de l’Oktoberfest. Bohème Bohème est un terme socioculturel qui désigne une sous-culture artistique et intellectuelle dans laquelle la relation entre les individus et la société est problématisée. La société est critiquée, et l'individualité créatrice est mise en avant. Ce phénomène, né à Paris dans le premier tiers du XIXe siècle, s’est étendu jusqu’au premier quart du XXe siècle et n’a été observé que dans les métropoles européennes. Selon l’homme de lettres Helmut Kreuzer (1927-2004), les caractéristiques de la Bohème comprennent: la formation de groupes ou de cliques informels l'agression symbolique contre les valeurs bourgeoises telles que l'argent ou l'économie du temps la rupture avec les conceptions de la vie ou du monde transmises par le père le rejet de la conception bourgeoise du travail dont il résulte une marginalisation sociale du sujet L’historien Peter Gay (1923-2015) a parlé d’une véritable phobie bourgeoise au sein du mouvement bohème, dans lequel s’est développé un goût artistique spécifique et sa propre morale. Peter Gray ajoute les caractéristiques suivantes: le vagabondage le libertinage un habitus particulier (une manière d’être, de se comporter ou de s’habiller) un jargon spécifique Carl Spitzweg (1808-1885) Le Pauvre Poète , 1839 peinture à l’huile sur toile, 36 x 44 cm Neue Pinakothek, Munich Vers 1830, alors que se développent les Écoles de Peintres à Barbizon et à Grez-sur-Loing, émerge à Paris un jeune milieu artistique qui se démarque du philistinisme (étroitesse d'esprit petite-bourgeoise) de la génération de ses parents et qui fréquente assidûment les cabarets qui fleurissent au milieu de la canaille de la butte Montmartre. Le Lapin Agile, le Chat Noir, le Moulin de la Galette, la baraque de la Goulue, le bal Bullier et le Moulin Rouge sont les lieux festifs de la confrontation symbolique entre les jeunes contestataires et leurs parents bourgeois conservateurs. Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa (1864-1901) Au Moulin de la Galette , 1889 peinture à l’huile sur toile, 89 x 101 cm Art Institute, Chicago C’est de la volonté de réaliser dès le matin la refonte du monde disputée le soir dans ces cabarets que naît la bohème comme mode de vie alternatif. On y sera pauvre puisqu’on y sera jeune. On y sera libre aussi, puisqu’on y vivra entourés de camarades, de bienveillance, et puisqu’on y pratiquera l’entraide, la débrouille, la créativité et qu’ainsi on retrouvera une qualité profondément enracinée chez l'être humain, qui ne peut ni être acquise ni enseignée, ni se perdre à cause des changements dans la constellation extérieure de la vie Karl Kraus, die Fackel , 1906 Dans les pays germanophones, vers 1900, la bohème était un ensemble de lieux où l’on trouvait rassemblés les adversaires des opinions et des modes de vie bourgeois. Les groupes bohèmes sont nommés en partie par leur nom et en partie par les lieux où elles se réunissent: le groupe du Monte Verità tient son nom de la colline sur laquelle il est installé au-dessus d'Ascona sur le lac Majeur, le quartier de Schwabing a donné son nom à la bohème éponyme. En tant que mouvement d’opposition, la bohème fédère des objections et des profils hétéroclites qui se prononcent contre l’Allemagne wilhelmienne. Ces mouvements contribuent au débat qui accompagne et oriente la transition de la société allemande depuis la féodalité vers une forme républicaine, industrielle et capitaliste. Les objections exprimées à l’endroit des groupes sociaux dominants structurent les communautés bohèmes autour d’un ensemble de réalisations qui peuvent varier selon que l'implantation de la communauté se trouve en ville ou en milieu rural. Il peut s’agir de réaliser les conditions de l’évasion du monde moderne, bourgeois et industriel; ou de mettre en œuvre des idées coopératives et anarchistes. Il peut s’agir assez simplement de laisser libre cours à des excentricités, ou alors d’entretenir des projets révolutionnaires. Il faut cependant garder à l’esprit que la Bohème, (à l’inverse des Wandervögel) n’est pas constituée d’individus provenant des classes populaires, mais plutôt de familles aisées qui, pour beaucoup, subviendront aux besoins de leurs rejetons bohémiens. Les théories du Lebensreform vont trouver dans la bohème un terrain d’expérimentation particulièrement dynamique puisque ces théories proposent des modèles d’autosuffisance (le végétariannisme), d’opposition à la modernité (la vie naturelle), comme à la morale bourgeoise (le naturisme et l’union libre). La mise en œuvre de ces principes permet de réaliser des modes de vie alternatifs. La Bohème de Schwabing va être entre 1885 et 1914 le laboratoire philosophique, littéraire et artistique des propositions du Lebensreform. La détermination des individus qui constituent cette bohème en fera toute la radicalité et la richesse. C’est dans ce quartier de Munich que des enfants de Nietzsche vont mener la plus intense des disputes entre l’âme et l’esprit, avant que la première guerre mondiale n’en disperse définitivement les acteurs. Leo von König (1871-1944) Au Bohème Café, (John Höxter et Spela Albrecht) , 1909. paru dans Jugend 17, 1912 Bayerische Staatsbibliothek Publications L’une des particularités du mouvement bohème de Munich est d’avoir été accepté par une partie de la bourgeoisie libérale locale, malgré son adhésion à des valeurs progressistes. A postériori, le loup peut sembler confortablement installé dans la bergerie: un loup du symbole plutôt que de l’attentat, un loup qui ne sera pris au sérieux par les munichois qu’à partir de 1919. En 1885 on trouve à Munich la revue Die Gesellschaft (la Société), un hebdomadaire consacré à la littérature, aux arts et à la société qui précisera dans ses sous-titres sa volonté d’articuler l’art, la littérature et la vie publique, sociale et politique. Cette ligne éditoriale est dirigée par Michael Flürscheim (1844-1912), économiste chevronné, ardent défenseur du Georgisme et engagé dans la lutte pour l’établissement d’un impôt foncier unique. Cet “impôt sur la terre” ne vise pas à déposséder les propriétaires terriens de leurs biens, mais à obtenir qu’ils restituent à la communauté une partie de ce qu’ils prélèvent sur la ressource naturelle, qui est considérée comme propriété commune. Michael Georg Conrad (1846-1927) est à l’initiative de la création de cette revue, dans les pages de laquelle il publie les poèmes naturalistes de Anna Croissant-Rust. Unique membre féminin de la Société pour la Vie Moderne, Anna Croissant-Rust a été l’auteur de poèmes d’inspiration réaliste qui ont révélé les terribles conditions d’existence du monde agricole et des classes ouvrières. Anna Croissant-Rust (1860-1943) C’est dans les pages du Gesellschaft qu’une nouvelle génération d’intellectuels munichois va trouver un forum. La ligne éditoriale du périodique était centrée sur une critique littéraire et sociale de l’époque wilhelmienne (incarnée par le poète lyrique et dramatique Paul Johann Ludwig von Heyse, 1830-1914) en usant de points de vue réalistes et naturalistes. Reflet des antagonismes naissants, les pages du Gesellschaft relaieront également des propos antisémites et social-darwinistes. Die Gesselschaft premier numéro, janvier 1885 Dans sa suite de ce périodique dont la publication cessera en 1902, vont paraître les revues Simplicissimus, Jugend et Kain, qui vont favoriser une expression publique des problématiques qui animent la Bohème et offrir à leurs auteurs des opportuinités de revenus. A Munich, la bohème a pignon sur rue, et soutient une production littéraire remarquable, faite de journaux, d’articles, d’essais et, plus ponctuellement de romans autobiographiques. Il peut sembler assez évident qu’une communauté d’auteurs tellement attentifs à la conduite et aux déterminants de leurs existences ait été tellement portée à rédiger des autobiographies, mémoires et journaux. (Franziska zu Reventlow, Hugo Ball, Paul Klee, Erich Mühsam, Emil Szittya…), mais il faut rappeler que le format du “Journal” est le minimum auquel tout être habité par la littérature ait à se plier pour se prévaloir d’un statut d’artiste, ou d’écrivain. Carnaval C’est le carnaval, ce moment de renversement de l’ordre du monde, qui permet à Munich d’intégrer sa Bohème et son folklore. À Munich, les lieux bohèmes sont considérés comme un prolongement du carnaval, dont le libertinage et la célébration de la jeunesse sont les caractéristiques principales. le char du café Simplicissimus pour l’édition 1910 du carnaval de Munich Les grandes caves de plusieurs milliers de bouteilles du Löwenbräu, du Mathäser et du Hofbräu étaient remplies d'une armée de gens merveilleux qui, entre les guirlandes de sapins et les chopes de bière, déclenchaient une orgie de danses et de cris d'une beauté barbare. Les couples buvaient ensemble dans une chope de bière, du mobilier est vendu et des cuisines sont gagées juste pour pouvoir se livrer à cette frénésie. Kasimir Edschmid : Munich Fasching , 1910 Ici, tout se boit, tout est exposé, personne n'est gêné devant les autres, et neuf mois plus tard, après la chaude saison du carnaval, la population de Munich augmente considérablement. Igor Grabar, 1914 Les bals de la brasserie Schwabinger étaient une symphonie de tout Schwabing. La fête de Bacchus dans cette brasserie a permis de voir tout ce qui faisait partie de l'esprit de cette ville, qui, ici seule en Allemagne, s'était mêlée à l'aristocratie et à l'art. (...) Combien de fois voit-on que le lendemain des bals, les groupes de jeunes gens les plus fantastiques se précipitent dans le jardin anglais, les nymphes à côté des princesses indiennes et les nègres à côté des Bajazzo, tableau plus que stupide et entre le les buissons et les étangs de ce parc semblent si naturels, comme si une époque était revenue, tout comme les peintres l'ont peint lorsqu'ils voulaient représenter l'impartialité et le bonheur, qui n'est autre que la jeunesse. Kasimir Edschmid : Munich Fasching Stefan George, Karl Wolfskehl et Franziska zu Reventlow posant pour le Carnaval des écrivains en 1903 Musée Municipal de Munich, archives Hoerschelmann Une journée merveilleuse. La ville entière est debout. Le carnaval est à son apogée. Le public allemand est laid et grossier. Ils donnent des coups de poing et des baisers qui ne valent pas mieux que des coups de poing. Ils lancent des confettis comme s’ils avaient un devoir à accomplir. Pas un mot drôle, pas un rire plein d'esprit. Marianne von Werefkin, Lettres à un inconnu , 1901-1905 Erich Mühsam distingue deux sortes d'expériences enivrantes en comparant le carnaval de la bonne bourgeoisie aux fêtes des artistes de Schwabing qui débordaient de joie, de folie et de désir érotique. Les deux célébrations déclenchent l’ivresse - mais que peut savoir le Munichois, dans son ivresse alcoolisée, de celle du Schwabinger vécue dans la vraie jouissance de la joie et de la beauté. Erich Mühsam Cette quête de la jouissance va être une caractéristique persistante de l’ensemble des mouvements alternatifs du XXème siècle. Sociabilité Les quartiers munichois de Schwabing et Maxvorstadt, situés au nord de la vieille ville, étaient particulièrement adaptés au mode de vie bohème en raison de leur proximité avec l'académie des beaux-arts et de l'université, assortie de conditions de vie peu chères. Schwabinger Boheme est devenu un terme populaire parce que Schwabing était considéré comme un endroit où les gens pouvaient se loger pour très peu d’argent. Les bohèmes ayant, pour l’essentiel, renoncé à tout travail régulier et critiquant ouvertement l’idée d’une richesse individuelle qui ne serait fondée que sur l’estimation de la fortune, il va de soi qu’ils et elles ne disposaient en général que d’assez peu d’argent (ou seulement de l’argent des autres). Contrairement aux formes bourgeoises de sociabilité, celle pratiquée par la bohème n’est pas hiérarchique: on doit pouvoir entrer et sortir librement des lieux de sociabilité bohème. Cette accessibilité est même vue comme la condition première de la réalisation de la fête de l’esprit attendue de ces rencontres qui prennent volontiers des airs de spontanéité. C’est ce qui fera le succès des cafés, qui deviennent des points de rencontres inopinés et dont la liste d’adresses constitue l’itinéraire, la randonnée sociale de la bohème de Munich. Il fait extrêmement chaud et je retourne au travail, mais je ne peux faire aucun progrès. Et des personnes complètement nouvelles. J'ai récemment rencontré Fritz Huch et il m'a présenté à ses amis et est resté assis dans la brasserie jusque tard dans la nuit. Mon Dieu, c'est finalement quelque chose de complètement différent, comme venant d'un monde nouveau mais connu et familier. Franziska zu Reventlow : Nous nous regardons dans les yeux, la vie et moi. Journaux 1895-1910 Cafés Les pauvres appartements dont ils et elles disposent interdisent aux bohèmes de Munich les rendez-vous à domicile. Quelques personnalités remarquables, dont Marianne von Werefkin, disposent d’adresses propres à faire salon où à reçevoir le monde, mais pour les autres il n’y a qu’un lieu possible: le café. Ces établissements sont des espaces de transit ou des non-lieux, dans lesquels les bohèmes se sentent chez eux et s’y rassasient de leur sport favori : la discussion, le débat, la prise de position. Les Bohèmes munichois y trouvent le cadre de rencontres et d’échanges où l'on oublie sa propre solitude, confronté à une audience avide de déclarations intempestives. Les cafés ont les faveurs d’une bohème qui apprécie de s’y pouvoir rencontrer "à égalité", et sans rendez-vous préalable - la volatilité et l'intensité se conjuguent fort bien dans un café. Ici, tout le monde est invité, et personne n’a à assumer le rôle d’hôte. emplacements des cinq cafés cités: Simplicissimus, Die Elf Executioner, Stefanie, Luitpold et Hofbräuhaus Hofbräuhaus Devant la Hofbräuhaus, 1896 Archives Monacensia L'histoire de la taverne la plus célèbre du monde, la Hofbräuhaus de Munich, remonte au XVIe siècle : le duc Guillaume V fit construire la Hofbräuhaus comme brasserie pour sa cour en 1589 parce que la bière bavaroise n'était pas assez bonne pour lui et que la bière importée d'Einbeck était trop chère. On se souvient qu’entre 1881 et 1884 c’est devant cette brasserie que Karl Wilhelm Diefenbach venait prêcher le végétarisme et le renoncement aux boissons alcoolisées. Après divers remaniements, c’est un Hofbräuhaus rénové qui est inauguré le 22 septembre 1897. Le Hofbräuhaus de Munich avant la rénovation en 1896 Archives Monacensia Le nouveau bâtiment vers 1900 Archives Monacensia Dans son glossaire « La ville de la bière de Munich », Michael Georg Conrad qualifie Munich de « première forteresse de la bière au monde ». En plein centre se trouve la citadelle classique de Gambrinus de la période Urbajuwar : la Hofbräuhaus royale. Tout autour de la ville s'étend le mur des bâtiments des caves à bière comme un anneau incassable, avec de nombreuses dépendances et barricades provocantes face à chaque coin du ciel. Quelle que soit la route, la terre, l'eau ou la voie ferrée dont l'étranger s'approche, il doit traverser la ceinture de châteaux-caves ; Les bouchons de bonde lui cognent dessus partout, des chants de bière guerriers avec des claquements de banzen et des cliquetis de plafond rugissent autour de lui et l'assourdissent. Le dramaturge autrichien Ignaz Franz Castelli relate une expérience similaire : Plusieurs pièces et toute la cour sont tellement remplies de monde que quelques centaines d'autres, qui ne trouvent plus de place aux tables, sur les charrettes ou dans les tonneaux qui traînent dans la cour, mangent leur bière debout, une chope à la main. Il y a un tumulte et un bruit pas comme les autres, mais le pire est à la taverne. Des centaines de personnes sont là, ayant vidé leurs chopes, les sirotant dans l'eau qui coule et attendant qu'un nouveau lot de bière fraîche de la cave soit à nouveau servi. Ici, vous ne mangez que du pain, des saucisses et du fromage, et vous devez payer dès que vous recevez quelque chose. Ignaz Franz Castelli., Munich. Une tentation de lecture La brasserie de la Hofbräuhaus 1896 Archives Monacensia Pour le journaliste Otto Julius Bierbaum, la Hofbräuhaus était l'un des derniers bastions de la culture bavaroise, dont la disparition le préoccupait beaucoup. Dans sa vision de la « ville étrangère », il se plaint : Il n’y a plus de Munich du tout. Depuis 1871, cette ville est devenue lentement mais sûrement prussienne. C'est fini avec tout le confort. Si vous marchez sur le pied de quelqu'un et dites, comme il se doit : Oh, monsieur le voisin ! c'est donc considéré comme impoli et mauvais. Si vous allez boire une bière quelque part et déballer votre fromage et votre « mess » (charcuterie), la serveuse vous regarde d'un air désapprobateur. La bière s'amincit chaque année, et partout où on crache, on crache sur un Prussien. S'il n'y avait pas le "Keller" et le Schwemm à la Hofbräuhaus, le Salvator et le "Wies'n" à l'Oktoberfest, vous pourriez tout aussi bien émigrer immédiatement à Berlin. Otto Julius Bierbaum : Vues de la ville étrangère Le romancier et philologue Victor Klemperer (1881-1960), qui étudia à Munich et y enseigna brièvement en 1919, se souvient dans ses mémoires Curriculum Vitae d'une observation étonnante lors d'une visite à la Hofbräuhaus : Un jeune couple était assis juste à côté de nous, tous deux avaient leur bière devant eux, et un petit garçon d'environ deux ans était assis sur les genoux de la femme. Le père prit son pichet, le porta à la bouche de l'enfant, le souleva peu à peu comme on soulève avec précaution un biberon de lait pour bébé, puis montra à la femme avec une expression fière combien le petit garçon avait bu, et la mère lui caressa la tête avec une tendre appréciation. Simplicissimus : un journal Simplicissimus c’est d’abord un journal fondé en 1896 par l’éditeur Albert Langen (1869-1909). Théophile Alexandre Steinlein (1859-1923) Gil Blas n°41 du 8 octobre 1893 Inspiré de l’hebdomadaire illustré français Gil Blas, ce périodique emprunte son nom au héros du roman picaresque Les Aventures de Simplicius Simplicissimus (1669) par Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen, qui relate les aventures tragi-comiques d’un naïf pendant la guerre de Trente Ans. Le miroir satirique de l’époque que présente le périodique a connu un très grand succès. Si le premier numéro ne fut tiré qu’à 15 000 exemplaires le 1er avril 1896, celui du 1er avril 1904 atteignait 85 000 exemplaires. Simplicissimus n’épargnait rien ni personne : il s’en prenait explicitement à la morale, aux mœurs et même à l’Empereur, ce qui n’était pas sans risque. Dans son poème In heiliger Land (En Terre Sainte), Frank Wedekind, sous le pseudonyme de Hieronymus, tournait en dérision le Kaiser Wilhelm II, ce qui lui valut ainsi qu’à Thomas Theodor Heine, auteur de la caricature, six mois de prison ferme, alors que l’éditeur de la revue, Albert Langen, dut passer quatre ans et demi d’exil en Suisse et s’acquitter d’une amende de 20 000 goldmarks. Mais rien n’arrête la satire sociale et politique. Simplicissimus va être le relais des problématiques de l’époque telles qu’avancées par la société intellectuelle et bohème de Schwabing. Hermann Hesse, Heinrich Mann, Fanny zu Reventlow, Robert Walser, Frank Wedekind, Thomas Mann et Rainer Maria Rilke vont être des contributeurs réguliers de la publication, qui sera illustrée des oeuvres de George Grosz, Thomas Theodor Heine, Alfred Kubin, Jules Pascin, Eduard Thöny et Heinrich Zille. Thomas Theodor Heine (1867-1948) Simplicissimus , 1896 Bruno Paul (1874-1968) Les « poètes allemands » préfèrent s’asseoir au café Ernst von Wolzogen avec un fume-cigarette, Max Halbe avec un pince-nez et Paul Heyse de profil Caricature de 1897 parue dans Simplicissimus Bibliothèque d'État de Bavière / Archives d'images Pendant la Première Guerre mondiale, la revue se soumet au nationalisme ambiant, avant de trouver dans la République de Weimar (1919-1933) l’élan d’un nouvel essor et d’un renouveau artistique. Karl Valentin sur la couverture de Simplicissimus , 1928 À l'arrivée des nazis au pouvoir, Thomas Theodor Heine dut s'exiler en Suède et, après quelques mois d'interdiction, la revue fut contrainte de relayer la politique du Troisième Reich, comme sa consœur Jugend, mais continuera de publier régulièrement jusqu’en 1944, en gardant un esprit satirique mais corseté dans un cadre patriotique. Simplicissimus : un cabaret La notoriété sulfureuse de la publication Simplicissimus va se trouver amplifiée par la création du cabaret éponyme : le Simplicissimus Kunstler Kniepe. Kathi Kobus (1854-1929), la fille de l'aubergiste de Traunstein, est arrivée à Munich en 1890, a d’abord gagné sa vie comme serveuse et modèle de peintre. Elle reprend un bar au numéro 57 de la Türckenstrasse qu’elle nomme Simplicissimus, en hommage au magazine satirique. De ce bar elle fait en 1903 un café, la nuance indiquant que l’on y recevra volontiers les intellectuels bohème et qu’il s’y pourront exprimer de manière informelle. C’est la recette qui fera le succès de l’établissement. Simplicissimus est donc simultanément une revue satirique (de 1896 à 1944) et un café qui sera tenu par Kathi Kobus jusqu’en 1919. Le Simpl est devenu le centre social de la bohème de Munich. Tous ceux qui vivaient ou étudiaient à Munich s'y rendaient. Tous ceux qui traversaient Munich s'arrêtaient chez Kathi. Oui, des gens d'Amérique et d'autres pays venaient de loin juste pour faire connaissance avec elle et son bar d'artistes. Les jeunes artistes chantaient au luth ou au piano. D’autres dansaient, jouaient des scènes de théâtre, pratiquaient des arts magiques et toutes sortes de divertissements artistiques étaient proposés. Au début, cela a été fait de manière improvisée, plus tard, lorsque Kathi en a tiré beaucoup d'argent, par accord et contre paiement, bien que très maigrement. Joachim Ringelnatz : Mémoires intérieur du Simplicissimus en 1900 (Kathi Kobus à gauche) Scherl/Süddeutsche Zeitung Photo Le café pouvait accueillir des réunions de cercles ou d’associations, on y pouvait entendre régulièrement des prises de parole en public ou y assister à ce que l’on nommerait aujourd’hui des performances artistiques (à défaut d’y pouvoir accoler le nom d’un format théâtral connu). Joachim Ringelnatz (Hans Gustav Bötticher, 1883-1934)) ou Ludwig Scharf (1864-1934) déclamaient leurs propres textes qui pouvaient relever du comique de stand up comme du poème politique. Le café d'artistes Simplicissimus va réunir des habitués dont Erich Mühsam et Frank Wedekind qui vont y trouver une scène informelle pour y dire leurs propres textes et poèmes ou y débattre vivement des problématiques qui les animent. C’est au Simplicissimus encore qu’Hugo Ball (1886-1927) a pu rencontrer Emmy Hennings (1885-1948), qui s’y présentait comme Diseuse, et il semble évident que ce à quoi ils ont pu assister dans ce café leur a servi d’inspiration pour la création du Cabaret Voltaire. Il y a donc une filiation évidente depuis le cabaret du Chat Noir jusqu’au Cabaret Voltaire, qui passe par le Simplicissimus. Public et artistes au Simplicissimus en 1909 Archives municipales de Munich Au Simplicissimus, il était d'usage que les artistes vendent leurs cartes postales au public après les représentations, un revenu complémentaire qui nous paraissait très souhaitable car Kathi ne pouvait pas nous payer un cachet élevé. En échange, Marietta, notre charmante Diseuse, et moi-même avons dégusté chaque soir une soupe aux boulettes de foie, qui nous était offerte gratuitement, tandis que le poète Joachim Ringelnatz, qui apparaissait également ici et n'était alors connu qu'à Munich, était autorisé à boire autant qu'il voulait. Emmy Hennings : Le jeu éphémère. Chemins et détours d'une femme Emmy Hennings carte postale, 1913 Die Elf Executioner Les Onze Bourreaux (Die Elf Executioner) est le nom du premier cabaret politique fondé dans le quartier de Schwabing à Munich en Allemagne et l’un des premiers cabarets allemands en général. la scène du cabaret des Onze Bourreaux, ca 1901 La création du premier cabaret politique de Munich se situe vers 1897, juste après la création du journal Simplicissimus, et six ans avant celle du Simplicissimus Kneipe, lorsque Otto Julius Bierbaum fait d’un cabaret artistico-littéraire le thème de son roman Stilpe. Dans son roman, Bierbaum intègre des notions dont la gravité réaliste contredit les visions idylliques de la littérature destinée à devenir populaire. Bierbaum fait l’avance d’une philosophie de la vie qui en assume les vicissitudes : fatalité de la mort, vanité des systèmes politiques, hypocrisie des morales. Cet angle littéraire le conduit à produire une critique de l'Eglise et de l'État qui sont jugés l’un comme l’autre porteurs d’une morale périmée, aliénante et hypocrite. Bierbaum développe son récit dans des formes brèves et porteuses d’un érotisme subtil qui développe un art de vivre en résistance. C’est ce roman qui va inspirer la création du cabaret Überettl à Berlin, et Die Elf Executioner à Munich. Dans l’environnement du journal Simplicissimus et de l’Akademisch-Dramatischen Verein (ADV: union académique dramatique), on cherche un nouveau théâtre qui prendrait pour modèle le cabaret montmartrois Le Chat Noir. Par ailleurs, l’organisation d’auteurs en fédération accorde à l’ADV le poids et la légitimité pour défendre leurs activités : créée en février 1900,la Fédération Goethe pour la protection de l’art et de la science libres (Goethebundes zum Schutze freier Kunst und Wissenschaft) prend des positions qui vont à l’encontre des dispositions gouvernementales en se prononçant contre la nouvelle Loi Heinze, qui est perçue comme une menace pour la liberté artistique puisqu’elle vise à interdire arbitrairement la représentation d’actes dits immoraux dans les oeuvres d’art, la littérature et les représentations théâtrales. En 1900, le durcissement des positions de l'État attise les braises d’un théâtre frondeur. Ferdinand von Rezniček (1868-1909) Lex Heinze Pfui Teufel! Wie kann man so ohne Borsten herumlaufen? (Pfui Teufel ! Comment peut-on se promener ainsi sans poils?) Simplicissimus . Vol. 4, No. 49 (27. Février 1900) Votée en 1900, la Lex Heinze entendait redonner du poids aux valeurs morales conservatrices et, afin de combattre toute forme artistique subversive, d’encadrer la création artistique. A Munich, certaines statues, dont la nudité fut jugée immorale, furent pudiquement recouvertes de feuilles de figuier. La réponse des artistes munichois s’est exprimée par la création du cabaret qui s’ouvrit le 13 avril 1901 et qui devait rester célèbre sous le nom des Onze Bourreaux (Die Elf Scharfrichter). Bruno Paul (1874-1968) Täglich die Elf Schafrichter , 1903 Kunstsammlungen Chamnitz-Museum Gunzenhauser Les initiateurs du projet lancent une souscription pour assurer le financement de cette nouvelle scène, vendant des parts de la future entreprise à des mécènes munichois. Le théâtre ouvre au 28 Türkenstraße à Munich, dans l’arrière-cour de la brasserie Zum Goldenen Hirschen. Les murs sont décorés de peintures exécutées par des artistes comme Félicien Rops ou Thomas Theodor Heine. À l’entrée de la salle de spectacle qui offre 100 places assises, se trouve une tête de mort affublée d’une perruque, dans laquelle est plantée une hache. C’est Bruno Paul qui dessine en 1903 l’affiche du cabaret. Leo Greiner compose une « Ballade des bourreaux » pour laquelle le principal musicien du groupe, Hans Richard Weinhöppel, compose une marche. Chaque programme commence ou s’achève par cette marche des Onze vêtus d’immenses manteaux rouge sang. Trois fois par semaine les bourreaux proposent un programme qui change chaque mois. Marya Delvard (1874-1965) Österreichische Illustrierte Zeitung, 4. März 1906 Le seul membre féminin du groupe lors de la création, Marya Delvard, originaire de Lorraine, en est aussi la vedette ; elle lance le genre alors encore inconnu en Allemagne de la chanson réaliste à la française (à la suite d’Aristide Bruant, dans le style d’Yvette Guilbert). Frank Wedekind est en 1901-1902 l’un des onze bourreaux, il chante ses propres compositions en s’accompagnant à la guitare. Une sélection des chansons et poésies de l’époque a paru sous le titre Greife wacker nach der Sünde (Atteindre le péché avec audace). On joue aussi des petites pièces satiriques en un acte. À cause des allusions politiques satiriques, des conflits ont lieu régulièrement avec les services de la censure. Guillaume Apollinaire en fait le sujet d’un article dans la Grande France en octobre 1902. Des tournées ont lieu dans toute l’Allemagne et au-delà, avec des succès variés. Du 9 au 12 décembre 1903 une représentation du groupe est donnée à l’hôtel Savoy de Vienne. À l’automne 1904, le cabaret, qui a souffert de problèmes financiers récurrents, ferme à cause de dettes considérables. café Stefanie Café Stefanie, Amalienstrasse 25, 1905 Le Café viennois Stefanie, ouvert en 1896, l’année de la première parution du journal Simplicissimus, au 14 Amalienstraße (aujourd'hui 25), était connu bien au-delà des frontières de Munich et était cité au même titre que le Café des Westens berlinois et le Café viennois Griensteidl comme un lieu emblématique de la ville et le signe incontestable de son statut de métropole moderne. Le journaliste Otto Julius Bierbaum , qui a notamment publié le magazine Die Insel , compare Munich à Montmartre. Dans son regard sur la « ville étrangère », il s'extasie sur les « magnifiques coureurs de jupons », les studios bon marché et les généreux marchands qui accordent des crédits à long terme. C’est ainsi que vous apprenez gratuitement et que votre génie grandit. Oh, il pousse fort bien à Schwabing et les gens l'admirent au Café Stephanie. Ni la pauvreté ni la discontinuité ne sont le critère décisif pour les bohèmes, mais le désir de liberté, qui trouve le courage de rompre les liens sociaux et de créer des formes de vie qui opposent la moindre résistance à leur développement intérieur. Erich Mühsam le Café Stefanie était l'un des rares bars autorisés à rester ouverts jusqu'à 3 heures du matin, c'était donc le lieu de rencontre idéal pour les noctambules. Dans ses Mémoires Apolitiques , Erich Mühsam énumère parmi les invités réguliers : de nombreux peintres, écrivains et génies en herbe de toutes sortes, ainsi que de nombreux artistes étrangers, russes, hongrois et slaves des Balkans, bref ce que le munichois résume dans le nom collectif de Schlawiner. Les réguliers du café Stefanie sont d’abord des artistes : les illustrateurs et caricaturistes Henry Bing, Hanns Bolz et Ernst Stern, tous trois publiant leurs dessins dans le journal Simplicissimus y avaient leurs habitudes. On y pouvait rencontrer le peintre de la sécession berlinoise Lovis Corinth, les membres du Blaue Reiter Franz Marc, Marianne von Werefkin et Paul Klee; l’écrivain et dessinateur Alfred Kubin (encore étudiant à l’Académie des Beaux-Arts) ou encore l’écrivain expressionniste Leonhard Frank, le dramaturge Klabund et l’autre dramaturge et pièce essentielle du cabaret munichois Frank Wedekind. La poetesse Else Lasker-Schuler, l’écrivain Heinrich Mann (frère de Thomas et journaliste au Gesselschaft), la diseuse Marya Delvard au sortir des Elf Executioner et la personnification de la vie bohème par excellence – Franziska Gräfin zu Reventlow (qui, de toutes façons, fréquentait TOUS les cafés de Munich). Quelque part dans la maison et dans le ciel, il devait y avoir une centrale électrique. Les convives, reliés au courant à haute tension, se déchaînaient en gesticulant à gauche et à droite et devant et hors des banquettes rembourrées sous des décharges électriques, tombaient épuisés et se relevaient au milieu d'une phrase, les yeux grands ouverts dans le bataille d'opinions sur l'art. Leonhard Frank Il y avait deux pièces, une grande avec deux tables de billard, des chaises Thonet... et une plus petite aux fenêtres de laquelle étaient assis les joueurs d'échecs. ... Dans la petite salle, les joueurs d'échecs sont accroupis en silence sur leurs échiquiers : Gustav Meyrink, qui a popularisé la magie et l'horreur, joue avec Roda Roda [alias Sandór Rosenfeld], qui remplace l'uniforme d'officier qu'il portait obligatoirement. gilet rouge et le monocle dans sa face rubiconde de bouledogue. Richard Seewald, Au Café Stefanie Le café Stefanie attirait la frange la plus à gauche de la Bohème. Le Stefanie est devenu un port d'attache pour les révolutionnaires qui ont institué la République soviétique de Bavière juste après la Première Guerre mondiale. On y pouvait entendre le principal anarchiste révolutionnaire allemand et théoricien du socialisme libertaire Gustav Landauer (1870-1919) y débattre avec le sociologue et économiste Otto Neurath (1882-1945, futur conseiller économique de la République des conseils de Bavière) et les philosophes anarchistes et communistes Erich Mühsam (1878-1934) et Kurt Eisner (1867-1919). C’est dans ce café que va se décider la révolution qui aura lieu en 1919. Entre anarchie et psychanalyse il faut citer Otto Gröss (1877-1920), qui laissera le récit d’une existence sulfureuse, ponctuée de séjours atroces dans des hopitaux psychiatriques, d’une dépendance marquée à la cocaïne et à la morphine, et l’auteur d’une théorie subversive de la psychanalyse. Le bâtiment qui faisait l’angle de l’Amalienstrasse et de la Theresienstrasse a été lourdement bombardé et il ne reste rien du Café Stefanie. Un restaurant exotique s’est installé à cette adresse, et quelques vestiges sont conservés au Musée Valentin de Munich. le Café Stefanie après les bombardements de 1945 C’est du Café Stefanie, et probablement sur les conseils d’Erich Mühsam, que quantité des bohèmes de Schwabing vont partir à partir de 1910 pour rejoindre les rives du lac Majeur, Ascona, et parfois la colonie du Monte Verità. Café Luitpold café Luitpold, ca. 1900 Ce sont les artistes et intellectuels les plus établis qui avaient tendance à se rassembler dans la salle monumentale du Café Luitpold. C’est dans cette salle, dit-on, que se serait décidée la constitution du Blaue Reiter en 1911. Franziska zu Reventlow y avait établi sa résidence secondaire, où elle retrouvait le philosophe, psychologue et graphologue Ludwig Klages, par ailleurs membre du Cercle des Cosmiques (avec Karl Wolfskehl et Stefan George) et ardent défenseur du matriarcat théorisé par Johann Jakob Bachofen. De ses moments passés au café Luitpold, la Comtesse a laissé le journal duquel sont extraits les passages suivants (de février à mai 1901): 14 février 1901 Patin avec Klages. A midi Adam Léopold. 17 février La Renaissance de Burkhardt commence dans la soirée. Puis avec A. dans Léopold. 19 février Belle randonnée. Après-midi. Patinons ensemble. Puis discutons au Léopold. 26 février Malade. Journée nerveuse. Vers A. irritable et horrible. Il m'a manqué ensuite au Léopold et je ne l'ai pas revu de la journée. 3 mars Le reste de la journée a été un peu perdu, très agité et plein de maux de tête. Déjeuner avec Klages et George à Léopold 4 mars J'ai appris le grec et traduit quelque chose. Soirée avec Klages et George Leopold. 5 mars Ensuite Wolfskehl , George, Kl. Je viens de me rendre compte que j'ai complètement oublié Bel Ami ces derniers temps. 9 mars Hier soir avec Klages et Wolfskehl Leopold. A minuit, monsieur. Samedi aussi. 16 mars Aujourd'hui soir avec Klages et d'autres au Léopold. 18 mars Rolf – Prête-moi 3000 marks. Il faisait beau et j'étais très heureuse. Lundi soir avec Adam à Falckenbergs. Ensuite Léopold. 15 avril 18 heures Adam à la gare. Plus tard avec lui, Sonni, les chambres fleuries de Baschl Schmitzen et encore une heure seule avec Adam au Léopold. 22 avril Hier soir avec A. au Léopold. C’est encore quelque chose de complètement différent. Tout ce qui me manque de l'autre côté. Si seulement je pouvais forger celui que je n'ai pas avec toutes les personnes que j'ai. 6 mai Café au lit le lendemain matin. Oh, être si soignée et choyée. Puis vint Klages. J'ai fait les dernières courses, pour la dernière fois avec lui et A. au Léopold, dehors sous la tente. Franziska zu Reventlow: Nous nous regardons dans les yeux, la vie et moi. Journaux 1895-1910 première Journée Bavaroise des Femmes du 18 au 21 octobre 1899 au Café Luitpold Avant-Gardes La bohème de Schwabing a été le creuset dans lequel se sont réalisés les mouvements artistiques qui scellent le passage vers le XXe siècle. L’académisme, le ballet et les sonnets y sont dépassés par des formes artistiques, tous genres confondus, qui embrassent les problématiques de leur époque : l’altérité, la psyché, l’expression et la liberté individuelle sont des notions dont les artistes vont s’emparer avec une détermination qui aujourd’hui peut laisser rêveur, rêveuse. Le groupe d'artistes Der Blaue Reiter s'est engagé sur la voie de l'abstraction en soutenant la subjectivité. L'école de danse de Rudolf von Laban (1879-1958) a inventé une chorégraphie expressive et délibérée. La littérature s’est faite pamphlétaire et le pamphlet littéraire. Le lieu de la scène a aboli le spectacle en y permettant une poésie expressionniste, un cri, un éclat du réel, et dans toute cette frénésie il en est aussi qui n’ont pas fait grand’chose mais c’est sans importance puisqu’ils en étaient. La bohème de Schwabing constitue presque une avant-garde. Si les ambitions de Vassily Kandinsky sont tout à fait claires : il s’agit pour lui d’entrer dans une histoire très structurée qui est celle de l’art et il va donc falloir trouver le moyen d’en intégrer les réseaux institutionnels. Cette stratégie, alimentée par sa fortune familiale, sera soutenue par des écrits théoriques et de l’enseignement et va en effet faire passer le Blaue Reiter directement dans le champ des avant-gardes identifiables comme telles. Franz Marc (1880-1916) Blaues Pferd I (Cheval Bleu I), 1911 Lenbachhaus, München Toutefois, les autres formes artistiques persistent à jouer dans les no man’s land qui séparent les disciplines lorsqu’elles sont observées depuis la taxinomie officielle. Rudolf von Laban extrait la danse de la gymnastique rythmique de Jacquez Dalcroze, et fait des exercices hygiénistes collectifs inventés par ce dernier des moments de danse de groupe voire de masse fondés sur la subjectivité des danseurs. Frank Wedekind devient un auteur dramatique en empruntant aux saltimbanques et aux pantomimes. Emmy Hennings ne se dresse dans la salle ni pour réciter ni pour jouer mais pour dire, c’est-à-dire pour être. Et Franziska zu Reventlow va au café… avant de se recoucher. La magie des documents et des textes permet d’observer cette éclosion puis cette disparition avant qu’elle ne fasse l’objet d’une muséification, si tant est qu’elle en ait fait l’objet. C’est parce que les traces qu’elle a laissé sont restées diffuses que la bohème a un effet si puissant sur l’imaginaire, et qu’elle persiste à la façon d’un mythe encore capable d’alimenter la gourmandise pour la liberté. De façon caricaturale, la bohème épate le bourgeois: elle le provoque et c’est ce qui la rend irrésisitble aux yeux de ce même bourgeois. La provocation c’est que la bourgeoisie venait chercher dans ces lieux, exactement comme la bourgeoisie parisienne pouvait aller le faire au Chat Noir. Et comme la provocation repose bien souvent sur l’étalement au grand jour des tabous dont le bourgeois (ontologiquement frustré) est à la fois la victime et le prédicateur, la Bohème donne la possibilité au bourgeois-victime d’un moment d’apaisement caractérisé par le rire. Rien n’apaise comme le rire, rien ne subvertit comme le rire. Ce schéma qui fait osciller de l’attraction à la répulsion dans un cadre symbolique, s’applique aussi bien en ce qui concerne la remise en question de la morale bourgeoise exprimée par Frank Wedekind et Oskar Panizza (1853-1921), comme il s’applique à l’interprétation psychanalytique des concepts d'amour et de pulsion par Otto Gross (1877-1919), comme il s’applique aux débuts de l'avant-garde picturale et à l’émergence de l’expressionnisme. Aujourd’hui encore : une authentique banane maintenue à hauteur du regard par du ruban adhésif repose sur ce mécanisme d’attraction et de répulsion articulé autour du rire. Les bohèmes sont des individus qui apparaissent puis disparaissent au gré des époques dont elles demeurent le témoignage. Comme la jeunesse, la bohème est un état transitoire, moderne au sens baudelairien, d’un quartier dans une ville. Ces bohèmes sont pour l’essentiel peuplées et animées par des individus exotiques au terroir qui voit fleurir la bohème. La bohème est cosmopolite. Les individus qui la composent, libres d’entraves sociales ou familiales ou animés par la quête d’une bohème nouvelle, vont poursuivre ailleurs le travail de construction d’identité artistique entrepris ici. Les bohèmes véhiculent la bohème en tenant assez peu compte des frontières administratives, sociales ou culturelles dans lesquelles les individus sont communément tenus. Une fois l’expérience de la bohème accomplie, il s’agit de la confronter ailleurs. De fait : les individus bohèmes sont aussi les vecteurs, les agents de métissage, de la bohème et contribuent ce faisant à entretenir une dynamique culturelle internationale. Et c’est particulièrement vrai concernant les échanges entre Berlin, Munich et Vienne, qui vont être entretenus par des personnalités telles que Karl Wilhelm Diefenbach, Else Lasker-Schuler (1869-1945) ou Peter Altenberg (1859-1919), ou élargis à Paris, Ascona, Zurich, Bruxelles, Budapest, Milan, Rome et j’en passe, ville que l’infatigable Emil Szittya (1886-1964) placera sur la carte des Bohèmes dans son compte-rendu tardif : Le Cabinet de Curiosités. Szittya témoigne de la façon presque désinvolte, sans trace d’aucune sorte d’affect, par laquelle les Bohèmes peuvent en quitter une pour une autre. Cohérents jusqu’au bout : les Bohèmes, qui ne possèdent pas grand-chose de matériel (ni êtres, ni biens), déménagent facilement et peuvent quitter un lieu sans ensuite en exprimer aucune nostalgie. Le sujet que constitue la migration des individus qui composent la bohème permet d’insister sur l’importance du réseau dans le maintien d’une dynamique culturelle. Réseau alimenté par les déplacements facilités et rendus possibles par la construction des chemins de fer, mais également par la production d’une masse épistolaire impressionnante, dont on garde aujourd’hui la trace par la publication des journaux et des correspondances des bohèmes. La bohème se déplace au gré des témoignages d’exploration des uns et des autres, qui font et défont l’attractivité d’un site au motif de son climat, de la présence d’autres bohèmes, de quelques cafés, d’un peintre inconnu ou de mécènes fortunés. C’est ainsi que la bohème de Schwabing, par ses migrations dues à la première guerre mondiale, va découvrir et populariser des lieux tels que Tanger, Taormina, Capri ou Corfou. fin de la Bohème On ne peut pas dater la fin d’une bohème avec précision. S’agissant de la bohème de Schwabing, il est tout à fait clair que la première guerre mondiale a incité quantité d’individus à quitter Munich, que ce soit pour des raisons politiques ou de sécurité, tandis que nombre d’autres devaient trouver la mort en servant leur patrie, ou pour des raisons économiques puisque la pression entre les deux guerres en Allemagne est telle que les projets de marginalisation ne sont plus possibles. Difficile en effet de prétendre au vagabondage quand l’essentiel de la population doit lutter pour sa subsistance, l’hyperinflation ne crée pas les conditions propices à l’entraide. Par ailleurs, la montée en puissance du nazisme oblige les bohèmes à affermir et radicaliser leurs prises de positions, les éloignant de fait d’une “réforme de la vie” qui n’est plus alors perçue que comme un idéalisme porté par un âge d’or qui n’appartient plus qu’au passé. C’est la guerre (1914-1918), puis la crise économique (1921-1939) et enfin l’avènement du nazisme (1933) qui ont baissé le rideau sur la bohème de Schwabing. Aujourd’hui on parle de bohème lorsqu’on entend une forme d’individualité réfractaire au contrôle social. Dans les représentations, les bohèmes sont devenus la représentation glamour d’une classe sociale qui a pour condition première de disposer des moyens économiques suffisants pour garantir son indépendance et n’avoir pas à se soumettre aux conditions qui sont celles du prolétariat. La bohème au XXIème siècle prend un risque social et intellectuel limité. C’est pourquoi on parle aujourd’hui de bourgeoisie-bohème. Bohème Publications Sociabilité Hofbräuhaus Simplicissimus Die Elf Executioner café Stefanie café Luitpold Avant-Gardes fin de la Bohème Carnaval Up
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L'histoire de la Colonie Horticole Végétarienne Eden. principes création école adaptation 1933 - RDA Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate Vegetarische Obstbau Kolonie Eden carte potale commémorative, 2018 Des idées commerciales similaires ont vu le jour ailleurs dans le Reich : à Leipzig, en 1888, Paul Garms fonde la Thalysia GmbH, en référence à l’ouvrage du Français Jean-Antoine Gleizes. Celui-ci commence son activité avec un restaurant végétarien et se met à fabriquer des aliments végétariens pour ses 14 enseignes Thaylisa réparties principalement dans les grandes villes. timbre de fidélisation émis par la Reformhaus Jungbrunnen, ca.1900 Quelques années plus tard, en 1900, apparaît à Wuppertal une enseigne appelée Maison de Réforme Fontaine de Jouvence (Reformhaus Jungbrunnen ). Le réseau de magasins de produits naturels commence à s’organiser, si bien qu’en 1909, 18 entrepreneurs décident de créer l’Association des Propriétaires Allemands de Magasins de Produits Diététiques (Vereinigung Deutscher Reform Hausbesitzer ). Ces magasins veillent à proposer selon les principes de la Lebensreform des aliments diététiques et naturels tels que des plantes médicinales, des boissons sans alcool, des noix et des fruits secs, du pain complet et certains produits sont exclusivement distribués dans ces enseignes. En parallèle, on assiste à l’ouverture de restaurants végétariens, le premier restaurant végétarien datant sans doute de 1871 à Bayreuth. À Berlin, Leipzig et à Vienne apparaissent au seuil du XXe siècle des restaurants et des auberges végétariennes dont le nombre dans l’Empire de Guillaume II atteint 184 à la veille de la Première guerre mondiale. Economiquement, cela désigne l’existence d’une demande. Socialement, c’est l’opportunité de constituer des centres qui susciteront des rencontres. Les réseaux de distribution de produits de santé et d’aliments végétariens vont être les fournisseurs de biens et denrées aux personnes soucieuses d’avoir la maîtrise de leur mode de vie. La Coopérative Eden va produire une synthèse de ces activités, en offrant un cadre, un outil de production et un lieu de vie social et familial à des personnes désireuses de s’immerger pleinement dans un style de vie économiquement sobre, harmonieux socialement, et dans le respect de la nature. Principes La Lebensreform, volontairement dépourvue de moyens politiques pour transformer la société, nourrissait cependant une ambition sociale. Le végétarisme était imaginé comme un moyen d’établir un monde plus fraternel à partir du renoncement à l’abattage des animaux à des fins alimentaires. Le mot d’ordre du mouvement « Lebensreform » est « le retour à la nature ». Il rejette la société industrielle, le développement des grandes villes et recherche une société nouvelle basée sur le végétalisme, condition nécessaire d’admission dans le groupe, mais aussi la vie et le travail communautaires à la campagne, lieu privilégié et essentiel à l'épanouissement. Certains réformateurs désirèrent fonder des colonies ou cités-jardins dont le but premier était de parvenir à l’autosuffisance dans le respect de la nature. Des colonies végétariennes furent fondées en Autriche, Suisse, en Italie, en Grèce et même jusque dans l’île Floreana, au cœur des Galapagos. Theodor Fritsch (1852-1933) Parfois lié à l’aile gauche de la sociale-démocratie, le mouvement à l’origine des cités-jardins n’en est pas moins transversal. Ce mouvement compta en effet parmi ses promoteurs Theodor Fritsch, aussi « impliqué dans le mouvement antisémite allemand depuis 1881 », auteur d’un Handbuch der Judenfrage (Manuel de la question juive) réédité à d’innombrables reprises, au travers duquel « il fut sans doute le plus influent des Völkischen », et animateur de la revue Der Hammer (Le Marteau), qui paraissait à Leipzig. Mohler précise à son sujet: Ce que l’on sait moins, c’est que Fritsch compte au rang des pionniers de l’idée des cités-jardins en Allemagne, puisqu’il publie deux brochures sur le sujet, parues respectivement en 1896 et 1903. Création La colonie Eden fut créée en 1893 dans un restaurant végétarien de Berlin-Moabit où se rassemblèrent plusieurs dizaines de réformateurs autour des idées d’Eduard Baltzer. le restaurant végétarien Speisegaststätte Cerès de Berlin, La Colonie horticole végétarienne coopérative Eden était un projet pionnier fondé le 28 mai 1893 par 18 végétariens berlinois réunis dans le restaurant végétarien Speisegaststätte Cérès à Berlin autour de Bruno Wilhelmi et de Erwin Esser. Ils fondent la la Vegetarische Obstbau Kolonie Eden , colonie de production végétarienne Eden, dirigée par un conseil de surveillance dont Wilhelmi devient le président. Bruno Wilhelmi (1865-1909) Située près d'Oranienburg, au nord de Berlin, cette communauté visait à mettre en pratique leurs idéaux de vie en créant une société basée sur l'agriculture biologique, le végétarisme et la propriété collective.Eden a servi d'inspiration pour de nombreux mouvements sociaux et environnementaux. Aujourd'hui la colonie existe encore et continue de promouvoir les valeurs de durabilité et de communautarisme. Les fondateurs d’Eden étaient des sympathisants des idées coopératives et de réforme agraire, qui voyaient dans un lopin de terre pour chacun la solution aux problèmes sociaux. Ils étaient avant tout partisans du mouvement de réforme de la vie. Ils voulaient quitter la ville, échapper aux odeurs, au moisi, à la saleté et à la poussière, et ils ont dit que si vous voulez que vos enfants grandissent en bonne santé, si vous voulez vivre une vie saine vous-même, alors vous devez y aller. aller à la campagne et produire votre propre nourriture. Faites-le pour savoir ce qu'il y a dedans. En août 1894, avec 2000 marks, Eden s'établit en périphérie d’Oranienburg. C’est une coopérative à responsabilité limitée, étendue sur soixante hectares consacrées à la culture de fruits et légumes et répartie en 80 jardins familiaux. La coopérative est régie par 26 colons, qui sont, à l’origine, des artistes et des intellectuels berlinois partageant la même conception romantique de la vie rurale, la même recherche spirituelle et culturelle. Eden, Oranienburg, 1894 La propriété de la terre, réglée par des baux à long terme, est collective, mais les colons salariés sont propriétaires des maisons individuelles qu’ils construisent. Un grand bâtiment administratif et communautaire est édifié dès 1894 et une banque, la Oranienburger Bau und Kreditgesellschaft mbH est créée en 1895. Il ne devrait y avoir ni tabac, ni alcool et, surtout, pas de viande dans la Colonie fruitière végétarienne d’Eden . Au début, les colons ne disposaient que d’un terrain brandebourgeois stérile : Ce fut un début vraiment très difficile. Le sol ici était si léger, si pauvre, presque comme le sable des plages de la mer Baltique, seulement gris clair, et pour rendre le sol fertile, des balayages de rues ont été apportés de Berlin. Parce que les chevaux étaient encore le premier moyen de transport. Ainsi, le fumier de cheval de Berlin a permis aux pommes et à bien d'autres choses de fructifier dans ce petit paradis terrestre. la colonie fruitière végétarienne Eden en 1896 Au bout de quelques années seulement, nous avions déjà produit tellement de fruits que nous ne pouvions plus les consommer nous-même. On y dénombrait pas moins de 50 000 arbustes à baies, 15 000 arbres fruitiers, 3 000 noisetiers et 200 000 fraisiers. Le lieu ne tarda pas à devenir un espace de production de jus de fruits et de confitures, dans le strict respect des principes du végétalisme. Les colons d’Eden ont alors construit une usine de conditionnement et d’embouteillage. Le premier parc de stockage au monde où le stockage du moût dans de grandes cuves était pratiqué se trouvait ici à Eden. la colonie Eden à Oranienburg, date inconnue Des publicités vantant la « viande de substitution » en provenance de la colonie Eden furent imprimées. Les produits commercialisés par la coopérative Eden rencontrèrent un grand succès dans les magasins de produits naturels comme le beurre de la Réforme Eden à base de margarine végétale. margarine végétale Eden Avec le succès économique, la vie dans les colonies a prospéré. Au début, seuls les végétariens eurent le droit d’y construire des bâtiments et de s’y installer. Des fermes et des bâtiments résidentiels furent édifiés sur le terrain, préludes à la mise en place progressive d’une véritable entreprise commerciale, assortie d’une coopérative , dotée d’une école et d’une imprimerie. Les lotissements furent bientôt complétés par l’édification d’une maison de repos et d’une maison d’hôtes. Dans les années 1920, 450 personnes vivaient à Eden. On y trouvait une école, un jardin d'enfants, une sage-femme, de nombreux ateliers et même un théâtre. Cette maison grise là-bas était notre propre banque. Pour que les colons puissent mieux financer leurs maisons. Les fêtes des récoltes avec des défilés et des danses folkloriques étaient le point culminant de l'année de la colonie fruitière d'Eden. La photo montre une célébration dans les années 1920 bains de soleil dans la colonie Eden, date inconnue Si le naturisme y fut pratiqué, de même que l’abstinence en termes d’alcool et de tabac, l’usage de vêtements plus adaptés comme les sandales, des vêtements féminins légers rompant avec l’usage des corsets, des jupons ou des chapeaux se répandit et participa d’une libération des contraintes corporelles, notamment chez les femmes. École L'école manque d'une discipline plus stricte. Ceci est probablement dû à la nature de la colonie Eden, communauté reposant sur un mode de vie sain et ascétique. Les résidents ne fument pas, sont abstinents et végétariens. Leur activité est la culture des fruits. Ce retour à la nature doit permettre d'atteindre la santé. Ainsi les enfants grandissent aussi en liberté, c'est pourquoi ils souffrent pour la plupart de faiblesse nerveuse. Karl Bartes, 1932 L'École et le Centre Communautaire de la Colonie Eden à Oranienburg date inconnue L'éducation et la pédagogie sont au cœur du projet d’Eden comme en témoigne le slogan Haben wir die Jungend, so haben wir die Zukunft (Nous avons la jeunesse, nous avons donc l’avenir). Eden met en pratique la Reformpädagogik , qui a cours en Allemagne. Cette nouvelle éducation revient aux grands pédagogues des siècles passés : Comenius, Rousseau, Lienhard, Pestalozzi, penseurs qui considéraient le milieu rural comme le plus propice à l’éducation que celui des villes, pour atteindre la quiétude et la pureté morale. Dans la pédagogie édénienne, les relations maître-élève sont basées sur le concept de gouvernement charismatique théorisé par Max Weber Adaptation (1901) Bruno Wilhelmi démissionne de son poste en 1897, et sera remplacé par Paul Schirrmeister, très au courant des questions agricoles, donne un second souffle à la colonie d’Eden. L’adjonction végétarien avait déjà été supprimée des statuts et du nom en 1901. Mais l’accent était toujours mis sur un mode de vie sain, communautaire et terre-à-terre. Mais en raison de difficultés financières dues à un nombre insuffisant d’adhérents, l’Eden raya de ses statuts la mention végétarien – permettant à ceux qui ne l’étaient pas d’accéder aussi à la colonie – et finit par commercialiser du miel, qui devint un produit phare de la cité-jardin, infléchissant en cela sa position strictement végétalienne en continuant cependant jusqu’à la fin des années 1920 à ne cultiver que des produits végétariens. Cependant d’importants problèmes surviennent rapidement : les sols se révèlent trop peu fertiles, le climat trop rigoureux, les ressources en eau trop inégales pour la culture des fruits et légumes. De plus, les colons, peu formés aux exigences de la vie rurale, se montrent gravement incompétents en agriculture. La colonie est au bord de la faillite. En 1895, le fondateur d’Eden, Bruno Wilhelmi est mis en minorité et remplacé par un agriculteur, Carl Scheffler, qui va redresser la situation en initiant un effort de formation intensive des colons. L’autonomie financière est soutenue par la création en 1895 de l’Eden- Bank, qui dispose au départ de 30 000 Reichmark : quelques années plus tard, le capital atteindra 900 000 Reichmark. La superficie de la coopérative passe à 178 ha. L’amélioration systématique des sols, par l’apport de fumier et de chaux et par la plantation de haies, permet une augmentation spectaculaire des rendements en fruits, baies et légumes, et la mise au point de nouveaux produits comme la viande végétale , le beurre végétal et la margarine végétale édéniens. En 1898, la transformation des fruits est confiée à l’entrepreneur Paul Schirrmeister, puis devient communautaire en 1903. En 1912, une nouvelle usine de transformation des fruits est construite. En 1914 est créé le blason d'Eden : trois arbres stylisés symbolisant la terre, l'économie, et la Lebensreform : Boden, Wirtschafts und Lebensreform . Il devient l'emblème des magasins Eden et des aliments de santé estampillés Eden, diffusés dans toute l’Allemagne grâce à des campagnes publicitaires créées par des artistes édéniens. Sur le plan idéologique, la communauté est alors influencée par le réformateur social germano-argentin Silvio Gesell - membre entre 1911 et 1916, puis entre 1927 et 1930 - qui jette les bases d'un nouvel ordre économique naturel basé sur la terre et l'argent libres : Natürlichen Wirtschaftsordnung durch Freiland und Freigeld . Ainsi, l’ancien petit paradis est devenu une vaste entreprise, tandis que la marque Eden prospérait en Occident. 1932, congrès végétarien international à Eden Karl Bartes, 1932 : Le grand secret de la réussite d'Eden réside principalement dans le fait que nous avons réussi, malgré tous les problèmes, à tenir les préoccupations économiques comme condition préalable de tout développement culturel. Mais nous ne misons pas tout sur la carte économique : nous essayons d’apporter, à travers les autres forces - les forces spirituelles, artistiques, sociales - une harmonisation de la vie à Eden, et de faire du simple nombre des colons une entité organique, une communauté. Lorsqu'on entre dans la salle, qui peut accueillir 300 personnes, on est agréablement surpris : d'une atmosphère chaude, confortabe et immédiatement accueillante, dans les tons rouge et jaune, avec de luxueux rideaux, des chaises noires, et des lampes blanches ; elle est, avec sa scène surmontée des armes d'Eden, un lieu de réunion et de création dans lequel on peut se rassembler dans de bonnes conditions, jouer, chanter et faire de la gymnastique selon son envie. Deux pianos Bechstein dont un piano à queue de concert, un harmonium, une radio, un phonographe, un système complet de projection de films et de diapositives, ainsi qu'un dispositif d'éclairage de scène, rendent possible l'expression du meilleur de chaque art. A la fin de la première guerre mondiale, la colonie s’ouvre aux tendances antisémites. En 1916, il a été déclaré que pour s’installer à Eden une mentalité ethnique allemande était une condition préalable, et que seul l’aryanisme allemand en était capable. C'est pourquoi l'État nazi n’a jamais entravé les activités de la colonie.. 1933 - RDA Dans les années 30, alors que l’Allemagne est en pleine dépression, la communauté, qui atteint à cette époque environ 800 personnes, prospère. Le projet était bien accueilli par les nationaux-socialistes et, réciproquement, de nombreux colons considéraient le végétarien Hitler comme une personne fréquentable. En 1938, 1 300 personnes y vivaient, dont 395 colons ; En 1939, « près de 1 000 personnes » vivaient encore dans la colonie fruitière. Vers 1930, la vie culturelle communautaire à Eden est riche et diversifiée, on y pratique le théâtre, la gymnastique, les séances de lectures, la danse (l’eurythmie), le chant, la musique. Tout au long de l’année, des fêtes rythment les saisons et la vie de la communauté. On développe aussi la réflexion sur la pratique agricole dans une union professionnelle des jardiniers, on crée un groupe d’économie libre. Durant la République de Weimar, la colonie se déclara proche des idées national-socialistes, ce qui permit à la colonie de continuer son existence sans être inquiétée par les autorités du Troisième Reich. Toutefois, Eden n'était pas un paradis nazi Il y avait donc des enthousiastes d’Hitler, mais il y avait aussi des sociaux-démocrates, des syndicalistes, des communistes, etc… A partir de 1933, le parti Nazi s’intéresse de près à la communauté, à son patriotisme, à ses mouvements de jeunesse. Par « naïveté », elle accepte une coopération d’ordre idéologique mais en réalité c’est une mainmise totale. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la communauté subit de gros dommages. Elle est reconstruite progressivement. À l'époque de la RDA , les choses sont devenues très difficiles pour la colonie fruitière Eden : La RDA ne pouvait vraiment rien faire avec cette coopérative et le fait qu'elle ait ouvert une filiale à Bad Soden am Taunus en 1950 n'a pas été bien accueilli. Pendant la période de la RDA, Eden est intégrée dans l’économie planifiée et certains de ses biens, dont l'usine, sont nationalisés. En 1989, la société agroalimentaire est vendue à une entreprise privée. principes création école adaptation 1933 - RDA Up
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Kaïros est un collectif d'artistes agissant dans l'espace public avec des égards pour le climat. qui? intentions cahier des charges Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate QUI? Anne Boisson de Fonvent (2024) Mulhouse (peinture) Jérôme Borel (2023, 2024) Paris (peinture figurative, galerie Olivier Waltman, éditions Dilecta) Christophe Cuzin (2025) Paris (peinture, galerie Bernard Jordan, Paris) Lea Eouzan-Pieri (2023, 2024) Bastia (photographie) Pierre Fraenke l (2024) Mulhouse (Littérature peinte) La Furieuse Company (2023, 2024) Paris (peinture textuelle, Etsy, Consulat) Christoph Hinterhuber (2023, 2025) Innsbruck (peinture et environnements Post-Futuristes et Hyper-Suprématistes) Charlotte Jankowski (2023) Paris (céramique, Atelier Petit Feu) Gwendal Lego (2023, 2024) Paris (radicalité inclusive, Révillon d’Apreval Design) Stephen Loye (2024) Digne-les-Bains (dessin, chercheur en Poiesis) Miquel Mont (2023, 2024) Paris (peinture processuelle, colorisme, galerie Bernard Jordan) Margit Périller (2024) Champagne-sur-Seine (peinture) Julie Savoye (2023, 2024) Calais (peinture, Art Construit, galerie du Haut du Pavé) Sylvain Sorgato (2023, 2024) Vernou-sur-Seine (dessin, peinture textuelle) INTENTIONS Les artistes du collectif ne participent qu’aux initiatives et expositions concernées par les enjeux de leur travail d’artiste. La coordination générale du collectif est assurée par Sylvain Sorgato. Fondé sur une critique des usages en cours dans l'activité des arts plastiques, le collectif se donne pour première règle de ne mettre aucun obstacle entre les oeuvres et le public. Concerné par les problématiques environnementales qui structurent l'époque, le collectif se donne pour seconde règle de ne produire que des oeuvres et des événements rigoureusement sobres et très faiblement émettrices de carbone. Ces intentions s'expriment dans les trois déclarations utilisées par le collectif aux fins de communication : UN ART CONCERNÉ PAR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE PEUT NE PAS SE PLIER AUX CODES DE L’EXPOSITION. Ce ne sont pas les oeuvres mais les expositions qui sont coupables de pollutions. Kaïros travaille sans transport, sans emballages, sans climatisation, sans éclairages... UN ART CONCERNÉ PAR LA JUSTICE SOCIALE PEUT NE PAS SOUSCRIRE AUX CAPRICES DE SON MARCHÉ. Les oeuvres d'art sont aujourd'hui entièrement recouvertes par leur valeur marchande hypothétique, au détriment de toute forme de critique. Kaïros produit des oeuvres qui n'ont pas de valeur. UN ART CONCERNÉ PAR LA CULTURE PEUT NE PAS SE SOUMETTRE À L’APPRÉCIATION DES TUTELLES. L'appareil académique est peut-être le seul opposable aux autodidactes du marché, mais Kaïros n'accepte d'autre légitimation que celle venant des artistes eux-mêmes. CAHIER DES CHARGES les oeuvres sont des peintures originales, assimilables à l'oeuvre de leurs auteurs; ces peintures sont réalisées sur des panneaux en Isorel de 30 x 30 cm et destinées à être accrochées en extérieur (dans l'aspace public) sans protection spécifique pour des périodes renouvelables n'excédant pas dix jours. Pas de fléchage, pas de panneau indicateur, pas de grande bâche déployée pour dire dehors ce que l’on trouve dedans. Pas d’intérieur, d’ailleurs. Pas d’heures d’ouverture, ni d’heures de fermeture. Pas de ceintures pour conduire la foule, pas de portique détecteur de métaux, pas d’agent chargé d’inspecter le contenu des sacs. Pas de guichets, pas d’audioguides, pas de guides ni de médiateurs, pas de communiqués de presse. Pas de trop longs textes sur les murs, pas de gardiens, pas de cartels ni de dépliants, pas de mises à distance. Pas de boutique de souvenirs, pas de tote bags à l’effigie du site. Pas de produits dérivés Juste l'œuvre. Seulement l'œuvre, par surprise et devant soi. Pas de barrières, pas de portes, pas de serrures, pas de détection intrusion. Pas de détection incendie, pas d’extincteurs, pas de poubelles donc pas de déchets. Pas de chauffage, pas de climatisation, pas d’électricité de toute façons. Pas de café ni de restaurant ni de buvette, pas de toilettes non plus. Pas de visites de presse, pas de visites VIP, pas d’association des amis, pas de vernissage, ni de clôture. Pas de fermeture pour exposition en cours d’accrochage. qui? intentions cahier des charges Up
- Ida Hofmann | sylvain-sorgato
Article de fiction présentant les conditions de la rencontre entre les fondateurs de la colonie du Monte Verità. Cetinje le voyage la machine la viande Veldes la cabane la rencontre le rendez-vous Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate anonyme Ida Hofmann vers 1904 Avertissement : ce chapitre des Décrocheurs est une fiction qui vient compléter une lacune dans l'historiographie d'Ida Hofmann. Basé sur des faits vérifiés, j'y relate la rencontre vue depuis Ida Hofmann avec Henri Oedenkoven et Karl Gräser en 1899 qui vit la naissance du projet de la Colonie du Monte Verità. Ida Hofmann est issue d'une famille associée aux industries métallurgiques et minières du Banat (actuelle Roumanie, région de Timisoara). Son père était l'ingénieur des mines Raphael Hofmann (1829-1899), un ingénieur des mines épris de musique et connu aussi comme auteur de chants nationalistes hongrois. Sa mère Luise est originaire de Braunschweig en Basse-Saxe et est née à Orges (canton de Vaud, Suisse). Le cercle maternel de parents comprenait l'écrivain et historien Justus Möser, retenu comme un juriste, historien et théoricien social allemand; et le géologue Bernhard von Cotta, spécialiste des ressources minières. Ida avait trois frères et sœurs : Justus et Eugénie (appelée Jenny), qui étaient plus âgés qu'elle, et la sœur cadette Julia (appelée Lilly). En 1879, la famille Hofmann s'installe à Vienne, et possède une maison de famille à Haimhausen, au nord de Munich. Ida Hofmann a étudié la musique avec les professeurs Wilhelm Dörr et Julius Epstein. Elle complète sa formation musicale et devient une pianiste diplômée. Elle enseigne alors le piano dans diverses familles aristocratiques de Vienne. Ida Hofmann avait la trentaine lorsqu'elle se vit proposer un poste à Cetinje, au Monténégro. La tsarine russe Dagmar de Danemark (Marie Fedorova), épouse de Alexandre III de Russie y avait créé un centre de formation pour les filles des milieux supérieurs. Elle a accepté l'offre et y a enseigné la musique. Cetinje Nous sommes au milieu de l’été, à Cetinje, au Montenegro, dans un bâtiment officiel mais sans superflu, celui dans lequel la tsarine a souhaité installer l’académie estivale de musique de la cour. Ida, qui dispense déjà des cours de piano à quelques membres de l’aristocratie viennoise, est du séjour et reprend pour ses altesses et demi-altesses les leçons là où elles en étaient restées. Logée dans des dépendances quasi monacales, Ida ne se croit pas à plaindre. Ses horaires sont réguliers, et l’enseignement du piano lui laisse de grandes plages de temps libre qu’elle passe en longues promenades rêveuses dans les solides collines qui entourent la ville ou en immersion dans des lectures toujours plus engagées. Malgré le confort qu’elle y trouve, Ida vit son service à l’aristocratie comme une gêne, comme une entrave aux aspirations que la femme de trente-cinq ans sent encore monter en elle. Ida tait des aspirations de jeune fille rebelle: elle est convaincue qu’un changement profond doit rapidement intervenir dans la quasi totalité des rappoorts humains: entre les hommes et les femmes bien sûr, mais aussi entre l’humanité et la nature, et que ces changements peuvent se réaliser en laissant la plus large place à cette chose tellement extraordinaire que l’on appelle l’esprit, et dont le plein épanouissement tient à l’établissement d’une relation harmonieuse avec la nature. C’est là le credo de Ida. Le fil qui relie Ida au monde qui lui semble vivant, passe par les mains de sa soeur Jenny. Jenny est installée à Munich où elle est chanteuse à l’opéra. N’ayant pu consentir à apaiser les lamentation d’aucun des soupirants sortis tout droit des études de son père, Jenny elle aussi est encore à marier et entretient avec sa soeur cadette Ida des doutes sérieux sur le bien-fondé de cette institution: à quoi bon devenir la propriété d’un autre? La simple évocation de la question suffit à ouvrir des joutes rageuses desquelles Justus, le frère aîné, s’écarte volontiers et auxquelles les parents ont fini par renoncer, pariant en silence sur la descendance que Justus ne manquera pas d’assurer. Deux filles rebelles à la maison c’est déjà beaucoup, reste Lilly dont il est attendu davantage de docilité. Ainsi, entre Munich et le Montenegro, Ida et Jenny entretiennent une correspondance régulière, qui permet d’entretenir la flamme d’Ida dans la conviction qu’un monde meilleur est à venir et sans tarder. Jenny se trouve elle à l’épicentre d’une Autriche-Hongrie bouillonnante, agitée d’opinions en formulation qui produisent des débats enflammés et ouvrent des perspectives inouïes. Chaque jour un nouvel ouvrage paraît qui jette un nouvel éclairage sur un monde nouveau et à portée de main, chaque après-midi est animée d’une nouvelle discussion dans un café enfumé avant que chaque soir un nouveau spectacle n’invite à rire d’un paternalisme en voie de décomposition. De tout cela, Jenny rend consciencieusement compte à sa soeur cadette, et joint à ses lettres les saillies éditoriales les plus récentes. Par correspondance, la bibliothèque ambulante de Ida s’alourdit régulièrement de nouveaux volumes, dans lesquels elle se plonge avec un bel appétit. Ida rentre de sa promenade du jour qui l’avait conduite au sud de la ville, après le cimetière, au sommet d’une colline rocheuse depuis laquelle on trouve une vue saisissante sur Cetinje. Le retour s’est fait par une assez forte chaleur et Ida, à la faveur d’un banc très justement placé au pied d’un gigantesque platane, se laissait gagner par la fraîcheur des ombrages du jardin de l’académie de musique lorsque le concierge de l’établissement s’est approché d’elle avec un certain empressement et un pli à la main. En cure à Veldes, rejoins-moi. Le message est signé de son père : Raphaël. Raphaël est un ingénieur des mines raisonné et moustachu, portant gilet et gousset, et assez fier de ce qu’il prend pour la réussite sociale de sa fille pensez: pianiste à la cour Impériale! Raphaël s’est construit à la force du travail, à la force d’une conception protestante du travail bâtie sur la soumission au labeur et à la contrition. Raphaël est solidement agrippé à des valeurs qu’ il considère éternelles, et qu’il est inutile de discuter. Veldes? Ida voit très bien de quoi il s’agit: c’est dans cette petite ville de Slovénie que le docteur Rikli a établi sa cure à base de bains de soleil. Ida sait très bien la renommée de ce naturaliste puisqu’il est l’un des tenants du style de vie simple et naturel qui intéresse Ida. C’est une surprise que d’apprendre que son père aurait confié sa rémission à un médecin autoproclamé tel que Rikli, et qui passe plutôt pour un escroc dans les milieux surannés de la bourgeoisie munichoise. Ida est donc à la fois inquiète pour la santé de son père, et piquée d’excitation à l’idée d’un séjour à Veldes. Arnold Rikli à Veldesz devant une Lufthütte, vers 1875 le voyage Ida demande congé, l’obtient, puis se rend à l’arrêt de l’omnibus à trois chevaux qui la conduira jusqu’à la gare de Pogdorica où elle devrait trouver un train pour Sarajevo. Le chemin de fer est venu jusqu’à Pogdorica, mais l’aristocratie se préserve de ces voies ferrées intrusives et aucune n’a encore été posée jusqu’à Cetinje. Au guichet elle obtient les billets d’un itinéraire tortueux: de Pogdorica à Sarajevo, changement pour Zagreb, la nuit dans le train vers Ljubljana et enfin Veldes. Le voyage sera assez long : deux jours qui dépendent des correspondances, sans rien d’autre que le temps qui passe, un peu de littérature, et les paysages qui défilent. Ida rêve déjà de ce voyage qui débutera le lendemain. Largement de quoi rassembler quelques affaires sans manquer d’y joindre les derniers livres reçus de Jenny. Le voyage c’est du temps, c’est le temps du voyage. Le voyage c’est la marge, le compartiment qui regarde le monde est détaché de celui-ci. Tout le temps y est pour soi. deux jours semblent un luxe inouï. Ida en rêvait mais la réalité est plus prosaïque qui l’oblige à se protéger plutôt mal que bien de la fumée et des sifflements de la locomotive qui prévient férocement d’un départ imminent. Pogdorica est une petite ville qui semble toute entière remuée par le tumulte de ce prochain départ qui voit quantité de personnes mi-craintives mi-roublardes s’affairer à grimper dans des compartiments sous les yeux d’accompagnants vaguement inquiets, tandis que d’autres crient la réclame des indispensables de voyage parmi les badauds qui ne se lassent pas du vacarme nécessaire à l’exploit toujours renouvelé qu’est la mise en branle de l’énorme cylindre noir qu’est la locomotive. Abasourdis par l’expression de puissance, toutes et tous attendent, stupéfaits et béats, l’événement de la motricité: le progrès existe donc vraiment, et c’est d’acier qu’ il est fait. train de passagers en Autriche, 1900 Ida s’installe dans un assez confortable compartiment de seconde classe, la première classe lui ayant semblé un luxe un peu excessif, compartiment qu’elle partage avec un jeune couple bien silencieux et le voyageur d’un probable commerce dont elle essaie d’oublier le tapotement de ses doigts nerveux sur le pommeau en laiton de son bâton de marche. Enrobée dans son fauteuil, l’épaule contre la glace du compartiment, Ida sort de son sac un livre qui l’intrigue et dont elle essaie, un mouchoir dans la main, de masquer le titre sur la couverture. Max Nordau (1849-1923) Entartung édition allemande de 1896 Le médecin Max Nordau à fait paraître en 1892 un livre assez dérangeant titré Entartung , et dans les pages duquel Ida trouve ceci: Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d'esprit crépusculaire qui s'exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néo-mysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d'hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés et incontestablement établis. Et la dégénérescence et l'hystérie de leur côté sont les conséquences d'une usure organique exagérée, subie par les peuples à la suite de l'augmentation gigantesque du travail à fournir et du fort accroissement des grandes villes. Ida n’en avait que l’intuition et elle est presque acquise à cette idée: c’est l’industrie qui corrompt les êtres en les déracinant des campagnes. L’hystérie la gêne un peu, même si elle reconnaît l’autorité des organismes sur les esprits, de même qu’elle considère qu’il y a tout de même quantité de propositions esthétiques qui lui semblent valables et se ressouvient avec plaisir du ravissement qui fut le sien à la lecture des Nouvelles de Nulle Part de William Morris. Ce Nordau, sous des airs solennels, est un provocateur et Ida en reste convaincue: l’esthétique et même l’ésotérisme sont ou peuvent être des contributions enthousiasmantes à la réforme du mode de vie qu’elle appelle de tous ses vœux. Ida poursuit sa lecture : Guidé par cette chaîne solidement enclavée des causes et des effets, tout homme accessible à la logique reconnaîtra qu'il commet une lourde erreur, en voyant dans les écoles esthétiques surgies depuis quelques années les porte-bannières d'un nouveau temps. Elles n'indiquent pas du geste l'avenir, mais étendent la main vers le passé. Leur parole n'est pas une prophétie extatique, mais le balbutiement et le radotage déraisonnants de malades d'esprit, et ce que les profanes prennent pour des explosions de force juvénile surabondante et de turbulent désir de procréation, n'est en fait que les spasmes et convulsions de l'épuisement. Il ne faut pas se laisser abuser par certains mots d'ordre qui reparaissent fréquemment dans les œuvres de ces soi-disant novateurs. Ils parlent de socialisme, d'émancipation intellectuelle, etc., et ont ainsi l'apparence d'être pénétrés des idées et tendances du temps présent. Mais ce n'est qu'une vaine apparence. Les mots à la mode sont piqués çà et là dans l'œuvre sans y avoir leur racine, les tendances de l'époque y apparaissent seulement comme un badigeon extérieur. C'est un phénomène observé dans tout délire, que il reçoit sa coloration particulière du degré de culture du malade et des idées dominantes de l'époque dans laquelle il vit. (...) Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Le style très véhément qu’y emploie le médecin à certainement facilité le travail de bien des critiques, mais si de cet ouvrage, tout n’est peut-être pas à jeter, les attaques moralisatrices faites à l’endroit des artistes déplaisent profondément à Ida. Celle-ci convient volontiers que le siècle se termine, et sans doute suffit-il de lire un calendrier pour s’en convaincre, mais Ida n’accepte pas l’acharnement de Nordau à l’endroit des artistes. Pour Ida les artistes sont plutôt des personnes amusantes, inoffensives, raffinées parfois, intéressantes souvent, qui ont cette faculté extraordinaire de produire des distractions qui invitent à se projeter dans un monde meilleur, apaisé, harmonieux. Les artistes permettent de pressentir l’ évasion dont elle a tellement envie. Mais la volonté pragmatique qui conduit Ida fait qu’elle lit moins de littérature ou de poésie que d’essais philosophiques ou politiques. Dans l’esprit d’Ida, le paradoxe tient au fait que les tableaux restent des choses décoratives et les modes des choses plutôt frivoles; mais qu’ils sont ce sont les véhicules indispensables de la réalisation des idées qui apportent le ferment à la réforme nécessaire du monde. Ida corrige Nordau, considérant que ce sont les gazettes qui produisent des modes frivoles, pas les artistes, et que des modes en effet, il convient de se méfier: Chaque personne s'efforce par quelques singularités dans sa silhouette, sa coupe, ses couleurs d'attirer violemment l'attention et de faire en sorte de la garder. Chacun veut créer une forte excitation nerveuse, que celle-ci soit agréable ou désagréable. La mode est donc un “truc” de l’industrie mis au point pour asservir les individus. La mode produit chez les individus la conformité utile aux besoins de développement de l’industrie. Pour Ida, la mode en question est d’abord vestimentaire. Ida s’accorde à penser qu’elle est la première muraille que les hommes enserrent autour des femmes pour les contraindre dans un statut utilitaire et avilissant. Ida enrage lorsqu’elle songe au patriarcat en haut-de-forme qui presse les femmes dans le corset du capitalisme rationnel. Décidément, ce monde l’étouffe et les prophéties de Nordau la rendent nerveuse: La fin du vingtième siècle verra donc vraisemblablement une génération à laquelle il ne sera pas nuisible de lire journellement une douzaine de mètres carrés de journaux, d’être constamment appelée au téléphone, de songer simultanément aux cinq parties du monde, d’habiter à moitié en wagon ou en nacelle aérienne, et de suffire à un cercle de dix mille connaissances, camarades et amis. Elle saura trouver ses aises au milieu d’une ville de plusieurs millions d’habitants, et pourra, avec ses nerfs d’une vigueur gigantesque, répondre sans hâte ni agitation aux exigences à peine calculables de l’existence. La vie, c’est ce qui intéresse Ida au plus haut point, et tant pis pour son piano s’il le fallait. Ida chasse cette idée de son esprit, mais si elle le pouvait, elle cesserait dès demain de donner ces fichus cours de piano à ces fichus aristocrates en villégiature. Ida veut une nouvelle vie, une vie qui soit un espace pour la passion, et la passion à laquelle elle songe n’a rien d’insouciant, rien de frivole, elle sera un engagement total. Ida est un peu déçue : en lisant le titre elle avait pensé que la dégénérescence évoquée par Nordau s’appliquait à Bismarck et à l’empereur et pas du tout: il semble bien que ce soit aux progressistes que s’en prenne l’auteur. Ida sent monter chez elle une forme d’exaspération à la lecture des pages de Nordau: ce qu’elle recherche profondément c’est moins la dénonciation de formes considérées dégénérées que les envolées de la régénérescence qu’elle appelle de tous ses vœux, de tout son cœur, et qui selon elle est portée en tout premier lieu par la réconciliation de l’homme avec la nature. Ida place toute sa confiance dans la pensée de Rousseau trouvée dans ses Dialogues : La nature a fait l’homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. Ida soupire profondément. Pourquoi faut-il toujours qu’une même pièce ait deux faces: l’une enthousiasmante et l’autre des plus consternantes? Il faut qu’elle trouve l’issue favorable pour l’épanouissement de ses propres aspirations. Nordau la déprime et l’entraîne loin de la lumière qu’elle trouve chez son cher Tolstoï. Ida voudrait tout lire et relire sans cesse les écrits du Russe, écrits dans lesquels elle trouve toujours des possibilités, des perspectives, un horizon pour une humanité meilleure, meilleure c’est-à-dire sincère et en harmonie avec le milieu dans lequel elle se trouve. Ida sort alors de son sac Les Mangeurs de Viande dont sa sœur Jenny lui a récemment fait parvenir une copie. Le mouton s’agita, sa petite queue devint raide et cessa de remuer. Le boucher, pendant que le sang sortait, ralluma de nouveau sa cigarette. Le sang coula et le mouton s`agita de nouveau; la conversation continuait, sans s`interrompre un instant. Les poules, de jeunes poulets qui, par· milliers, entrent chaque jour dans les cuisines, les têtes coupées, inondés de sang, sursautent, et battent des ailes avec un comique terrible! Et cependant la dame au cœur sensible mange ce cadavre de volatile avec une complète assurance de son droit et en affirmant deux opinions qui se contredisent: la première, qu’elle est si délicate, comme l’assure le docteur, qu’elle ne pourrait pas supporter une nourriture exclusivement végétale, et qu’il faut à son faible organisme de la viande; la seconde, qu’elle est si sensible, qu’il lui est impossible de causer des souffrances à des animaux, et qu’elle ne supporte même pas la vue de ces souffrances. Ce qui lui rappelle qu’elle est en route vers un séjour végétarien puisque c’est à ce régime que l’établissement du docteur rikli doit une partie de sa renommée. Au menu : légumes crus et fruits de saison… Le séjour à venir pourrait donc être l’occasion d’une expérience intéressante. On rencontre de plus en plus souvent des hommes qui renoncent à la nourriture animale, et, chaque année, surtout en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, le nombre des hôtels et auberges végétariens augmente de plus en plus. Ce mouvement doit particulièrement réjouir les hommes qui cherchent à réaliser le royaume de Dieu sur la terre, non pas parce que le végétarisme par lui-même est un pas important vers ce royaume, mais parce qu’il est l`indice que la tendance vers la perfection morale de l'homme est sérieuse et sincère, car cette tendance implique un ordre invariable propre à l’homme, et qui commence par cette première étape. Léon Tolstoi : La première étape préface au livre de Howard Williams : The Ethics of diet , 1892 Ida supporte de moins en moins l’idée de force qui est nécessairement attachée à la consommation de viande rouge et saignante. Et puis, les textes de Tolstoï ayant fait leur chemin, il lui est maintenant impossible de voir arriver sur la table du déjeuner la moindre des volailles, même savamment arrangée, sans que lui revienne en mémoire l’anecdote selon laquelle Tolstoï avait présentée vivante une volaille à un convive carnivore, lui proposant de la tuer lui même, car il ne s’en sentait pas le coeur. L’alimentation carnée lui semble le résidu d’un état primitif, barbare, désormais inutile :la viande c’est la chair de l’autre telle que transformée avant d’être ingérée. Le végétarisme vaut comme critère de base par lequel nous pouvons reconnaître si l’homme aspire sérieusement à une perfection morale. La nourriture carnée est un résidu primitif ; le passage à une alimentation végétarienne est la première manifestation de l’instruction. Léon Tolstoi, Le premier échelon, 1892 Le végétarisme serait le premier échelon à gravir pour réenchanter le Monde. Et même si cela ne lui semble qu’une intuition, Ida rejoint sans réserve l’écrivain Russe lorsqu’il ajoute : Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille. Libérer l’humanité de la viande serait la libérer de la violence mortifère par laquelle l’histoire se répète sans cesse. la machine La machine dans laquelle Ida est installée se révèle être une expérience de l’enfermement. Cette cage isole Ida du Monde dont elle peut voir toutes les promesses mais qu’il ne lui est plus possible d’atteindre, maintenant que le monstre d’acier file tellement vite. Le Monde devient une représentation glissante, insaisissable, qui, privée de la possibilité de son expérimentation, épuise tout son sens. L’expérience du monde devenue inaccessible c’est alors un profond sentiment de frustration qui envahit Ida: de quoi peut être faite la liberté si on la prive de son seul but : être au monde? Reste donc le paysage du Monde, la vision du paysage : ce cadre sans sujet dans lequel le regard se perd de bonne grâce et dans lequel tous ces nouveaux peintres insoumis à l’académie se jettent avec le plus grand bonheur. Ferdinand Hodler (1853-1918) Au pied du Petit Salève Bielefeld Kunsthalle Mais chaque passage dans un tunnel rabat impitoyablement les fumées noires et âcres dans les compartiments et rend l’air irrespirable et les toilettes grisâtres. Les derniers raffinements que des ébénistes et serruriers consciencieux ont su apporter au compartiment pour en faire un intérieur ajusté, pratique, et confortable n’en font pas oublier la traction bestiale fournie par un monstre de fonte et de graisse qui réclame en permanence d’être gavé du plus noir des charbons pour faire bouillir l’eau qui lui donnera tout son élan. L’eau, l’air, la fumée? Ida qui voulait absolument monter dans le train se retrouve maintenant contrainte d’y rester. Suspendue au passage du contrôleur. Mâle, blanc, moustachu, sourcillieux et accessoirisé d’une poinçonneuse sans repenti. Oui, en effet : c’est le progrès et le voyageur devenu voyageur empressé y gagne en confort et en rapidité. Sans doute. Mais à quel prix? Voyager en train c’est long, à être enfermés dans une cabine sur roulettes hermétiquement close, pour regarder défiler des paysages fantastiques rendus inaccessibles par la vitesse de l’industrie moderne. Qui songerait à sauter du train en marche pour s’immerger dans le paysage qui s’offre à la découverte? Il lui revient le propos rapporté à John Ruskin selon lequel on ne peut contempler le Monde plus vite qu’à la vitesse d’un cheval au galop. anonyme Course entre un train de voyageurs et un chevalattelé, vers 1900 Le fauteuil dans le compartiment assigne Ida au centre moderne d’un paysage dans lequel elle ne peut que se refléter. Ida se perd dans la perception de son époque et son reflet tremblant se superpose à la vue des montagnes verdoyantes de la Croatie qui lui semblent pourtant bien tristes, belles et bien perdues : les idées nous les avons, les sentiments qui distinguent l’humanité de la bestialité nous les connaissons, et pourtant nous sommes bien incapables de les mettre en oeuvre. La voilà, notre époque finissante, songe encore Ida. Baudelaire n’a eu raison qu’un instant : en effet, la modernité c’est la transition, le changement perpétuel, ou encore la modernité c’est une succession par vagues d’attentions avec lesquelles les individus synchronisent leurs élans, mais si cette transition est mise au service exclusif des besoins de la machine qui s’emballe, alors qu’advient-il des véritables aspirations humaines : l’amour, la bienveillance, le rêve, la confiance, l’amitié peuvent-ils être simplement asservis aux seuls besoins d’une actualité vorace, nos facultés les plus sensibles peuvent-elles n’être que le carburant d’une industrie frivole de captation de l’attention? N’est-il pas préférable de s’en remettre à l’esprit? à la dynamique qui leur est propre, une dynamique intersubjective dans laquelle les propositions et les engagements des individus valent mieux que leur accession à un rang social par l’accumulation de propriétés? Ida est décidément bien songeuse et rend grâce aux paysages qui glissent à la fenêtre du compartiment pour l’avoir portée à des rêveries qu’un jour prochain elle mettra en œuvre. Songer oui : mais en actes. C’est ce qu’il faut faire. Délibérément. La nuit Ida fait un cauchemar plein du bruit de la machine et de la fureur de ses fumées, elle lutte contre une bête en acier noir dans laquelle on fourrage des enfants sales pour qu’elle hurle et siffle à toute allure dans d’interminables tunnels. La machine Saturne dévore ses enfants, les espoirs qu’ils portent et le paysage avec. Rien ni personne ne succédera à la machine immortelle. Ida sort de son cauchemar en sueur pour retrouver l’intimité rassurante du compartiment qu’elle s’est choisie. Les cliquetis de la machine qui feint l’innocence produisent un effet rassurant. Mais est-ce bien rassurant se demande Ida? Ne serait-ce pas précisément le confort auquel il faudrait résister? Celui contre lequel il devient impérieux de lutter? Celui auquel il faudrait, malgré ses belles promesses, tourner radicalement le dos? Comment descendre du train maintenant qu'il est lancé à pleine allure? la viande Avec le matin, le train débouche sur la plaine et Ljubljana. Vérifications d’usage, triage logistique, déjeuner dans une auberge dont elle a oublié le nom, puis un autre train pour remplacer le premier, et enfin la gare de Lesce qui n’est qu’à quelques kilomètres de Veldes. C’est dans ce pays de monts calcaires, de forêts et de lacs que le docteur Rikli à installé son sanatorium de Mallnerbrunn. L’air, l’eau et la lumière y arrangent une féérie qui donne à cette journée de juin un sentiment de clarté purificatrice qui remplit Ida d’aise, qui laisse son regard songeur glisser sur la diversité du paysage. L’air, l’eau et la lumière. Comme un soulagement : enfin le voilà : le bout du Monde, le bout du Monde qui a obtenu qu’y soient implantées les voies ferrées qui l’ouvriront au Monde. publicité pour le Sanatorium de Mallenbrunn d'Arnold Rikli à Veldes, vers 1880 L’idée est dans l’air, et quantité de ces sanatoriums se sont développés un peu partout sur le territoire de l’Empire Austro-Hongrois, qui sont l'œuvre de ces médecins un peu étranges et que l’on nomme Naturopathes et que l’on pourrait tenir simplement pour des bricoleurs de la santé. Tous ces naturopathes sont d’habiles entrepreneurs et ont développé des activités qui combinent très honorablement le sens des affaires avec celui de la bienveillance. De leurs activités naissent les journaux qui permettent de rompre l’isolement des sympathisants de leur cause et de favoriser des débats enthousiasmants qui concernent tous les aspects permettant une vie hygiénique et une alimentation saine; et si chacun y trouve de quoi améliorer sa propre vie, chacun peut aussi y trouver de quoi améliorer le Monde. Suivent quantité de boutiques, de réseaux de distribution d’une alimentation saine, de restaurants ou de pensions végétariennes et toutes sortes d’activités qui vont dans le sens de la Réforme du Mode de Vie et de l’horizon pacifié et bienheureux qu’elle promet. Ida se sent assez en confiance dans les prises de positions de ces naturopathes. Ces gens ne sont pas dangereux : il s’agit surtout de soignants, et même si l’essentiel d’entre eux n’ont jamais fréquenté les amphithéâtres des universités, leur intention est plutôt de soigner, de soigner les troubles nouveaux que l’on peut raisonnablement imputer au tumulte de la vie dans les villes et aux fumées des machines. Un naturopathe c’est un médecin sécessionniste. Les naturopathes retournent l’attention portée spontanément vers les plus vulnérables contre l’usage conservateur et paternaliste qui est fait de cette idée : la santé n’est pas une norme scientifique, mais la proposition d’un nouvel horizon, d’une nouvelle perception du Monde qui suppose une continuité entre le corps et le Monde. Une pensée holistique de la santé qui inclut la Nature. Au fond, ces médecins ne présentent de menace que pour les esprits enserrés dans des corsets dogmatiques : ceux-là même dont Ida se défie en secret et qu’elle tient pour responsables de l’instrumentalisation des femmes et de la destruction des rapports sociaux. Un médecin ça n’est pas un notable, mais l’humble apôtre de la bienveillance. Par ailleurs, la plupart de ces naturopathes défendent une idée qui fait doucement son chemin dans l’esprit d’Ida: le végétarisme. Tolstoi dans ses livres lui a bien montré la voie, et l’occasion qui se présente en allant à Veldes la trouve bien décidée à la suivre. Ida réalise la quantité d’idées qu’elle voudrait réaliser et que son statut social lui interdisent. Ou lui interdisaient? Rikli est un précurseur de la naturopathie, on dit de lui qu’il a fait des miracles : ayant obtenu des succès là où la médecine savante avait échoué, on dit que le grand artiste Karl Diefenbach en personne s’est vu guérir par Rikli d’une typhoïde et qu’il aurait certainement perdu un bras si il ne s’en était remis aux bons soins du docteur Rikli. On dit beaucoup de choses de Rikli et on dit aussi qu’il est sans doute un peu fou et ce faisant on reconnaît qu’il pratiquerait une science qui aurait su maintenir un lien avec la poésie et le mystère. Une science chaude et sensible, une science humaine. Veldes Bled et son lac. Photographie contemporaine Au premier coup d’oeil on comprend que Veldes est une ville nichée dans un creux que les montagnes à l’entour ont consenti à laisser vacant pour que des groupes humains s’y puissent développer paisiblement. C’est là que l’autoproclamé docteur Rikli à installé un sanatorium complexe, déployé en cabanes sur les rives du lac Blejsko Jezero. Le littoral est constellé de ces constructions légères, ces Maisons de Lumière comme les nomme le Docteur Soleil. La renommée de l’établissement à largement franchi les frontières de l’empire : ici viennent des patients de l’Europe entière pour des cures qui chasseront leurs fatigues respiratoires, dissiperont leurs maux d’estomac ou leur feront retrouver le tonus de leur jeunesse. On est ici pour boire de l’eau (l’alcool est proscrit), prendre l’air (et les plantes, et le tabac est proscrit) et le soleil (le naturisme au soleil est inscrit comme thérapie). Tout est bon pour exposer son corps aussi librement que possible aux bienfaits les plus élémentaires que la nature fournit sans compter. C’est dans une chambre du bâtiment principal qu’ Ida trouve son père très affaibli. Celui-ci à du mal à quitter la chambre et ne profite plus que sporadiquement des bords du lac. Ses problèmes pulmonaires sont traités par l’air pur rafraîchi par le lac et qui envahit la chambre par une fenêtre qui demeure grande ouverte de jour comme de nuit. Il ne boit que de l’eau fournie par la source locale, et est nourri de compositions d’herbes prescrites par le docteur Rikli en personne. Entre deux quintes de toux grasses et violentes, son père fait savoir à Ida le réconfort que lui procure sa visite. Mais sa fatigue est grande qui le regagne vite et Ida regarde son père s’assoupir dans les rayons du soleil de cette fin d’après-midi. Son père endormi, Ida envoie aussitôt un câble à Cetinje pour dire que son séjour au chevet de son père sera sans doute plus long que prévu. Ce premier contact lui laisse un assez mauvais pressentiment. Ida loue donc une chambre voisine de celle de son père, au sanatorium de Veldes pour une semaine, le temps de voir se réaliser l’espoir d’une rémission. C’est le docteur Rikli en personne qui lui fait visiter le site: après le bâtiment principal, dans lequel on trouve les chambres de nuit et où l’on traite les patients les plus fragiles, vient le vaste réfectoire au rez-de chaussée et où elle sera invitée à prendre tous ses repas, puis le site se déploie sur les rives les mieux exposées du lac, en une quantité étonnante de petits pavillons individuels en bois, comme autant de cabanes, qui s’égrènent en rangs clairsemés entre les résineux qui bordent le lac. Le docteur soleil est assez fier d’indiquer à Ida que c’est 56 de ces cabanes qui ont été construites ici, sur les rives ensoleillées du lac de Veldes, et qu’elles sont toutes occupées. La soirée est déjà là et Ida déploie ses affaires dans sa chambre avant de rejoindre le réfectoire pour un souper entièrement végétarien dans lequel elle trouve le réconfort. Préalable à une nuit sans rêve. L’épuisement la gagne après ce long voyage, mais elle note tout de même le calme dans lequel les pensionnaires prennent leur repas, et qu’ils et elles sont toutes et tous vêtus de longues chasubles en laine qui leur donne des airs d’apôtres et dans lesquelles leurs mouvements restent libres et leurs corps aérés. Cela semble très confortable. Il faudra dès demain qu’Ida se procure une de ces chasubles. Les usages du sanatorium animent son séjour par une succession de passages doucement obligés qui ritualisent les journées. La matinée commence par une séance de gymnastique collective. Séance de gymnastique pour laquelle Ida a enfilé la chasuble claire qu’elle n’a finalement pas eu à réclamer puisqu’elle l’a trouvée pliée sur son lit en rentrant du réfectoire hier au soir. séance de gymnastique féminine collective au sanatorium d’Arnold Rikli à Veldes, ca. 1880 collection Vojko Zavodnik Les exercices proposés aux femmes se font loin de ceux proposés aux hommes qui, paraît-il, les pratiquent nus. Les exercices ont pour vocation de libérer les mouvements, mouvements tous orientés vers le déploiement des membres, comme si les patientes étaient invitées à devenir la mesure de ce qui les entoure en étendant bras et jambes à la conquête de l’espace qui les enveloppe. Les mouvements sont synchrones et organisent un ballet collectif silencieux propice à la détente des muscles et à la souplesse des corps. De ce ballet un peu étrange Ida sort tout à fait prête pour déjeuner.. Pour radical que puisse sembler le régime végétarien en vigueur dans l’établissement, le déjeuner se compose d’une entrée à base de fromages accommodés d’herbes locales (thym, “ramison”, ail des ours, noix et pain à base de sarrasin). Suit un risotto crémeux à base de sarrasin lui aussi, cuisiné avec des légumes locaux (carottes, pois et poivrons). Le docteur Rikli apparaît en personne pour présenter et vanter les mérites du pain dont il a personnellement élaboré la recette: à base de farine de seigle et d’une haute teneur en fibres, contenant très peu d’amidon et le moins possible de gluten, le “Pain Rikli” est particulièrement digeste et contribue à soulager les problèmes intestinaux de ses patients. Vient enfin le dessert est composé d’une poire cuite au miel. Étonnamment, Ida sort de ce déjeuner tout à fait rassasiée, et légère. Autant dire qu’après pareil déjeuner, la sieste promise dans les cabanes s’impose. cabanes du sanatorium Mallnerbrunn à Veldes modèle de lufthütte par Arnold Rikli De bien curieuses cabanes, qui ponctuent la rive du lac la mieux orientée au soleil de l’après-midi, grandes comme des antichambres, dépourvues de portes, elles forment une sorte de bivouac individuel dont une face est composée de barres de bois verticales qui permettent de préserver l’intimité du curiste tout en laissant entrer le plus possible des rayons bienfaisants du soleil. Les curistes peuvent passer là des journées entières, le plus souvent nus ou simplement vêtus de leurs chasubles, allongés sur la couche prévue à cet effet, ou bien assis au seuil de ce que le docteur Rikli appelle ses cabanes de plein air. Cabanes qui semblent des sanctuaires fort enviables pour qui aime la lecture et les méditations solitaires. la cabane Ida rejoint la cabane attribuée par le docteur Rikli, séparée des eaux plates du lac par une allée d’arbres rigoureusement alignés qui forment une promenade le long de laquelle d’autres cabanes se succèdent. Trois marches de bois permettent d’atteindre l’univers particulier que forme ce sanctuaire. Il s’agit simplement de quitter sa chasuble pour la déployer sur la couche avant de s’étendre dessus, de se détendre, de respirer profondément en convoquant les bienfaits gymniques et alimentaires de la matinée. Ida résiste encore à la nudité de plein air, mais s’allonge sur le dos, ferme les yeux, se concentre à détendre chacun des muscles de son corps jusqu’à se donner le sentiment d’épouser la planche sur laquelle elle se repose, respirant aussi calmement que profondément, elle sent l’air rafraîchi par le lac qui lui glisse dessus et n’entend déjà presque plus le chant pointilleux des oiseaux à l’entour. Ida se dissipe paisiblement dans la continuité qu’elle éprouve avec l’environnement qui l’entoure. J'ai en moi un univers Où je peux aller et où l'esprit me guide Là, je peux poser toutes mes questions J'obtiens les réponses si j'écoute J'ai un espace de guérison en moi Les guérisseurs aimants sont là, ils me nourrissent Ils me rendent heureuse par leurs rires Ils m'embrassent et me disent que je suis leur fille Sinéad O’Connor - The Healing Room, 2000 Ida est réveillée par la secousse de ses nerfs soudain détendus. La sensation fournie par le soleil qui cherche à se glisser par la jalousie est délicieuse, et l’on sait plus que l’on entend le clapotis enviable du lac au pied de la cabane. Sans y réfléchir davantage, irrésistiblement attirée par la fraîcheur promise, Ida sort de sa cabane pour tenter l’expérience de se glisser dans les eaux du lac. Jean-François Millet La Baigneuse , 1848 National Gallery of Art, Washington D.C. Nul besoin de s’encombrer de la chasuble, pour confortable qu’elle soit, puisqu’il est notoire qu’ici la nudité est vue comme la meilleure des thérapies par des patients empressés de se réconcilier avec une nature qu’ils savent bienveillante. Franchir le pas qui conduit à la nudité c’est éprouver l’artificialité de l’entrave que la morale bourgeoise a cru bon de placer entre l’humanité et la nature. Ida se sent prête à faire à la culture dont elle a hérité toute la violence nécessaire pôur devenir la femme qu’elle veut être: naturelle, et à cesser d’exister sous la contrainte de l’hypothèse du regard concupiscent des hommes guidés par la frustration. L’occasion qui se présente là est belle, et même fantastique, de revivre la pureté du premier jour et Ida sent l’air frais du lac caresser délicatement ses jambes et son abdomen, elle vit l’épiphanie des retrouvailles de son corps avec l’environnement dont il n’aurait jamais dû être séparé. Alors qu’elle ose un pied dans les eaux du lac Ida se grise du mordant des eaux fraîches et réalise en pénétrant dans les eaux combien cette expérience de la fraîcheur est une expérience du réel qui l’éloigne encore des artifices de la vie moderne, de la vie technique, de celle du grand capital et des flatteries de la représentation. Se glisser nue dans les eaux du lac après s’être dépouillée des oripeaux de la fausse civilisation c’est renaître dans un monde serein, sensible, intelligent, et Ida se sent étourdie et grisée par ce baptème qu’elle comprend et qu’elle souhaite . La nudité serait le deuxième échelon vers le réenchantement du Monde. Nager, ce serait beaucoup dire. Ida s’agenouille dans l’eau fraîche, se laisse gagner, en ressort le buste puis replonge et goûte la sensation nouvelle de l’adaptation à l’eau, à sa température, sa masse, sa densité, sa fluidité. Ida est un têtard, une grenouille, bientôt un gardon qui frétille sur la rive. L’eau est une amie, une grande amie de l’humanité, l’eau est fluide comme la vie et court sans cesse et elle absorbe la lumière et on y pénètre comme dans une masse et on en ressort piqué par la fraîcheur de l’air alors on y retourne et l’appréhension des températures s’est inversée et Ida est envahie par un sentiment vivifiant transmis par chaque cellule de son corps qui trouve que décidément, la baignade est une activité très amusante, un jeu dont on ressort avec l’assurance d’y retourner prochainement et un sentiment de satisfaction comparable à celui fourni par le travail lorsque l’on pense l’avoir fait du mieux possible. C’est toute sa peau qui maintenant brûle Ida qui sent monter la griserie de l’expérience de la baignade. Le calme de l’endroit a glissé à l’intérieur de son corps et c’est un puissant sentiment de paix qui l’envahit tandis qu'elle se laisse sécher aux rayons du soleil en répétant les gestes appris à la séance de gymnastique du matin. Ida donne de bon coeur raison à Rikli: l’eau, l’air, la lumière, dans l’ordre que l’on voudra, c’est ça le vrai progrès. Ida se dit qu’elle a bien fait de venir jusqu’à Veldes. Même si l’objet de la visite à son père la rappelle à d’autres sentimentss, c’est ici qu’elle sent monter en elle la force qu’elle cherchait dans les livres et dans ses rêves, c’est ici, maintenant, qu’elle réalise l’incompatibilité de ses aspirations avec les mensonges du monde industriel et capitaliste. la rencontre Ida est tirée de ses rêveries par deux voix qui s’approchent, devisant avec un bel entrain. Par réflexe, elle se saisit de la chasuble qu’elle enfile prestement: la nudité c’est un rapport à la nature mais pas une convenance sociale, et particulièrement au moment d’être mise en présence de deux hommes inconnus. Ida entend avec assez de curiosité que l’une des deux voix parle Allemand avec un accent hollandais assez marqué, plutôt pointu, tandis que l’autre parle un Allemand aussi rude que caverneux, et les deux de voix de partager un bel enthousiasme et soudain, passé le sentier littoral, les voilà tous deux qui surgissent : un brun solide aux traits ténébreux tous mangés d’une barbe aussi noire que drue, et un blond plus élancé, plus fin, au sourire un peu triste, les yeux clairs délavés et crâne déjà dégarni. Les deux hommes apparaissent simplement ceinturés de pagnes, comme des Neuer Menschen , des hommes nouveaux, libres et barbus, surgissant au détour d’un chemin c’est-à-dire de nulle part, qui s’avancent, devisant avec une complicité soucieuse, complémentaires dans l’univers d’Ida qui les reconnaît comme les deux poissons d’un Yin et un Yang. Aimables, courtois, les deux hommes s’excusent s’ils ont pu, bien malgré eux, surprendre la jeune femme avec laquelle ils échangent des présentations : le brun c’est Karl, Karl Gräser, lieutenant dans un régiment d’infanterie auquel il a décidé de cesser de se soumettre. Karl répète régulièrement Ohne Zwang! (sans coercition) et il faut y entendre une citation de Fourier : Tout ce qui est fondé sur la coercition est invalide et manque d’esprit. L’utopie que véhicule Karl le rend assez touchent, mais l’anarchie radicale qu’il prône impressionne. Le blond c’est Henri Oedenkoven, fils d’une famille ayant fait fortune dans l’industrie minière, lui non plus n’est en rien satisfait d’un système qui corrompt les âmes, détruit les corps et parasite les relations. Henri est convaincu que c’est de l’intérieur et en retournant contre le capitalisme ses propres moyens que l’on pourra en démontrer la futilité et le vaincre définitivement. Ida contient son émerveillement du mieux possible et se joint de bon cœur à la discussion des deux hommes, qui mélange les thèmes de l’organisation sociale et de la liberté individuelle. Henri cite une visite prochaine qu’il voudrait faire au Familistère de Guise, en France, et qui lui semble le prototype de la vie communautaire de demain: il y voit un modèle organisationnel égalitaire, inspiré de Fourier. Karl approuve, pour qui les hommes sont capables du meilleur, y compris en collaborant, et que cela peut être obtenu, encore, sans coercition. Ida, Henri et Karl passent la soirée attablés autour du repas végétarien préparé par le sanatorium. Manger n’est pas difficile, mais tous trois sont très animés par des discussions qui mêlent la littérature et la politique, tous trois se retrouvent dans l’éclosion idéaliste que constitue ce séjour à Veldes : loin des fumées, loin de l’exploitation capitaliste et plus loin encore de l’autoritarisme impérial, ils cherchent une issue et si Ida évoque volontiers son cher Tolstoï, Karl réplique avec un Fourier qu’il semble connaître sur le bout des doigts et Henri renchérit en citant les Phalanstère et les Colonies Sociétaires. Leurs échanges se teintent d’un lyrisme porté par des visions utopistes et tous les trois conviennent de faire quelque chose, quelque chose qui serait la réalisation de leurs aspirations, quelque chose qui serait la réalisation du mode de vie dont ils rêvent et qui serait fondé sur des principes anarchistes et naturalistes : végétarisme, amour libre, amitié, pas d’argent et puis, Karl ponctue: sans coercition! Henri : - Tu sais Ida, l’origine de nos tourments est à trouver dans le capitalisme, qui a tout envahi, tout recouvert, et auquel nous n’avons pas su résister. Le capitalisme est devenu notre dieu, notre culture, notre seul rapport aux monde et aux autres alors que nous sommes capables de bien mieux, de plus subtil, de plus sensible et intéressant. Regarde ce beau prunier que la nature nous offre sur les rives de ce lac enchanteur. En bon extractiviste, j’y prélève deux de ses fruits. De cette récolte je te donne un fruit. Qu’est-ce que j’obtiens? - un fruit? - mieux : j’obtiens un sourire, une amie peut-être, et ça n’a pas de prix. - cher Henri, vous venez d’obtenir mieux que cela.. La communauté serait le troisième échelon vers le réenchantement du Monde. Portée par l’euphorie, Ida rejoint sa chambre dans une hâte contenue : il faut immédiatement qu’elle écrive à Jenny tout ce que cette belle journée lui a apporté, tout ce qu’elle veut absolument partager avec elle. le rendez-vous La fraîcheur du lendemain matin saisit les ardeurs d’Ida. Elle se rend à l’évidence : Rikli n’obtient pas de guérison et cette thérapie par la fenêtre ouverte semble bien désuète. Ida reconnaît bien volontiers que Rikli est un médecin du bien-être, que l’apaisement qu’il procure est une chose essentielle, mais qu’il est incapable de traiter des pathologies. Chaque heure qui passe rend plus difficile l’organisation d’un rapatriement vers Munich. Tandis qu’elle se tient à son chevet, Ida réalise que la mort prochaine de son père sonnera pour elle l’heure de la fin de la soumission au paternalisme impérial. L’heure du décès sera aussi celle de son émancipation. Ida est saisie d’un léger vertige, et chasse vite ces pensées peu charitables. Le voyage vers Munich sera déjà assez difficile pour ça. Ida avise donc Rikli de ses intentions et de leur application immédiate. Rikli qui n’est pas exactement pris au dépourvu et promet que tout sera fait afin qu’ils puissent quitter le sanatorium dans les meilleurs délais et les meilleures conditions. Ida rejoint le réfectoire pour déjeuner. Elle y retrouve Henri, qui faisait mine de pas l’attendre en laissant son regard se perdre sur les eaux du lac. Ida lui expose sa situation. et à peine en a-t’elle terminé que Karl les rejoint, ébouriffé et grognon. Alors Ida précise: j’ai été très troublée par notre discussion d’hier. Troublée par l’immense vague d’enthousiasme qu’elle m’a causée. Comme nous l’avons entendu hier : nos aspirations concordent et notre volonté commune est évidente alors voilà ce que je vous propose : j’ai besoin d’un peu de temps et à l’automne de l’année prochaine, je vous recevrai chez ma mère, dans notre maison de Haimhausen, et nous déciderons du plan qu’ensemble nous réaliserons afin d’épanouir nos existences en fonction des aspirations déclarées. Rien ne sert d’attendre. Nous avons encore la jeunesse et l’enthousiasme. Il s’agit de passer maintenant aux actes. déclaration qu’évidemment Karl ponctue d’un Ohne Zwang! qui fait sursauter tout le réfectoire. Henri se déclare tout à fait prêt pour un tel rendez-vous. Il a deux visites à faire, l’une à Rome et l’autre à Paris pour l’exposition Universelle au printemps prochain. D’envisager ce rendez-vous à l’automne 1900 lui laisse le temps de formaliser tout ce qui a été avancé dans la discussion. Il se sent tout à fait prêt à exposer un plan réaliste du dispositif qui, selon lui, doit permettre la réalisation de leur rêve commun. Dans son regard on peut deviner l’émerveillement. d’Henri, qui vient de faire une rencontre. Cetinje le voyage la machine Veldes la cabane la viande le rendez-vous la rencontre Up
- Enseignant | sylvain-sorgato
Enseignement en Expographie (sciences et techniques de l'exposition) développé par Sylvain sorgato. Enseignement d'Histoire de l'Art développé par Sylvain Sorgato. ENSEIGNANT J'ai d'abord proposé des formations aux techniques de l'exposition destinées aux artistes. Mais ça n'a pas intéressé les écoles d'art. Les universités ont mieux réagi. J'ai développé un enseignement nommé par mes soins Expographie, considérant que l'exposition des oeuvres plastiques méritait des attentions particulières, distinctes de celles du théâtre par exemple. J'ai ensuite développé un cours d'histoire de l'art destiné aux enfants de collectionneurs, que je dispense également (rions un peu) dans une université populaire. 2023 Histoire de l'art, de 1778 à nos jours, UPT Montereau Expographie - Sciences et Techniques de l'Exposition, UPJV Amiens 2009-2023 Expographie - Sciences et Techniques de l'Exposition, UPJV, Amiens 2018-2022 Expographie - Sciences et Techniques de l'Exposition, IESA, Paris 2017 Expographie - Sciences et Techniques de l'Exposition, L. Art university / POE Consulting 2010-2017 Expographie - Sciences et Techniques de l'Exposition, Paris I - Sorbonne 2014 Workshop, Micro-Édition, ENSA, Limoges 2011 Workshops Maîtres d'oeuvres / Maîtres d'Ouvrage, ESA de Clermont-Métropole Ah! Le Hall, ENSAPC, Cergy 2007 Jurys Prix Gras Savoie pour l'Art Contemporain, villa Arson, Nice DNSEP de l'école des Arts Décoratifs de Paris 1998 Pratiques Minimales de l'Art Contemporain, Université Paris 8 - Nanterre 1997 Pratiques Minimales de l'Art Contemporain, Université Paris 8 - Nanterre 1996 Pratiques Minimales de l'Art Contemporain, Université Paris 8 - Nanterre Up
- Commissaire | sylvain-sorgato
Commissariat d'expositions d'art contemporain par Sylvain Sorgato. COMMISSAIRE Non content d'en faire, d'en traiter et d'en parler, je me trouve un avis pour en organiser. J'ai pu trouver, quelque fois, des occasions d'exprimer par l'exposition de ce que je pouvais penser de l'art des autres; j'ai pu produire, quelques autres fois, l'exposition de ce que je pouvais penser de l'exposition des oeuvres des autres. 2023 Carrés sur l'Axe (cat), J. Borel, La Furieuse Company, Léa Eouzan-Pieri, C. Hinterhuber, C. Jankovski, G. Lego, S. Loye, M. Mont, J. Savoye et S. Sorgato, Vernou sur Seine et ses environs 2019 Jean-Philippe Roux, Hôtel Élysées-Mermoz, Paris 2018 Hôtel Élysées-Mermoz, Paris Sans Clou ni Vis , John M. Armleder, C. Hinterhuber, G. Lego et O. Malessène Élise Bergamini : Sans Titre Apparent (cat.) Florent Audoye : Paperwork 2017 Hôtel Elysées-Mermoz, Paris Sophie Chaintrier : Là où je suis, j’allais déjà Ce que la photographie peut pour l’art , E. Bernadas, O. Breuil, R. Cattenoz, N. Chesnais, C. Giordano, C. Laigle, N. Nadaud, N. Polovski, É. Poisson, L. Poulet et S. Sorgato Jeu de Mains , F. Arraya, O. Breuil, C. Cuzin, C. Giordano, C. Hinterhuber, H.-S. Jin, G. Lego, O. Malessène, C. Martin, V. Mesaros, J. Savoye, We Are The Painters Be my Guest, O. Breuil, C. Cuzin, É. Duserre, G. Lego, O. Malessène, J. Savoye, We Are The Painters La Main Invisible , F. Audoye, V. Balatsos, J. Blanpied, J. Borel, M. Bourdanove, O. Breuil, D. Brun, A. Callay, C. Cuzin, J.-F. Demeure, É. Duserre, L. Eouzan-Pieri, A. Erre, I. Ferreira, P. Fraenkel, La Furieuse Company, L. Gary, C. Giordano, C. Hinterhuber, C. Laroche, G. Légo, J. Lévy, A. Lucas-Gary, O. Malessène, C. Martin, V. Mesaros, M. Mont, É. Msika, J. Rault, M. Sanheira, J. Savoye, T. Schaelstraete, Z. Sharipova, A. Sorgato, S. Sorgato, J.-M. Thommen et E. Villard, La Belle Absente / Présente, Paris 2016 Hôtel Elysées-Mermoz, Paris L’avaleur de langage ment : Pierre Fraenkel et la Furieuse Company Isabelle Ferreira : She always folds her napkins in the shape of a flower Martin Bourdanove : les Lucioles Christophe Cuzin : Hoops! Elvire Bonduelle : Le Meilleur Monde Léa Eouzan-Pieri : Neyret Peter Downsbrough : Books / Livres / Libbri / Boeken / Bücher / Książki 2015 Colombe Marcasiano : Greetings!, Hôtel Élysées-Mermoz, Paris LivreS d’ArtisteS , M. Aballéa, K. Christidi, C. Cuzin, L. De Leersnyder, J. M. Espitallier, B. Géhanne, N. Guiet, V. Joumard, L. Le Bricomte, E. Maillet, C. Marcasiano, M. Mont, E. Msika, (…) LivreS d’ArtisteS Premium, J. Borel, M. Bourdanove, O. Breuil, C. Dugit-Gros, c. Laroche, R. Martinez (…) 2013 Loft-Artplace, Paris Édouard Prulhière Guillaume Millet : Les Peintures Grises Miquel Mont 2012 Andrew Dadson, On Kawara et Adam McEwen, Loft-Artplace, Paris Pour que les murs se souviennent , J.-M. Alberola, J. M. Armeleder, É. Boutry, c. Cuzin, T. de Giallully, E. Heydayat, V. Joumard, M. Mont, F. Morellet, C. Rutault, S. Sorgato, S. Thidet et F. Varini, Galerie Aline Vidal, Paris 2011 C.O.N.S.O.L.E. , Paris Pas au-delà du vernissage 4 - Les artistes habitués du Bar du Marché Pas au-delà du vernissage 2 - un dessin mural de Stephen Loye Pas au-delà du vernissage 1 - une peinture murale de Pierre Fraenkel 2007 Fred Sandback : Minimal / Maximal , Musée de Grenoble / CAB Grenoble Stéphane Albert et Nicolas Guiet : Antistatique , la maison rouge, Paris Up
- Wandervögel - Völkisch | sylvain-sorgato
Article présentant l'élaboration des rapports entre les mouvements de jeunesse Wandervögel et le développement de la pensée Völkisch en Allemagne à partir de 1880. Hermann Hoffmann Escholiers périgrinants Völkisch Volk Traditions Julius Langbehn Religion Race Colonialisme La jeunesse Eugen Diedrichs SERA Période nazie Postérité Kaïros is a collective of visual artists acting in public space with some consideration for the climate le groupe des Wandervögel aus Steglitz vers 1930 Archives Fédérales Allemandes Un mouvement de jeunesse est né en 1896 dans la banlieue berlinoise à Steglitz du décrochage de jeunes étudiants opposés aux effets de l’industrialisation massive qui eut lieu en Europe à la fin du XIXème siècle. Pour donner un élément de contexte: en 1871, la population urbaine en Europe représentait 36 % de la population totale, en 1900 elle représentait 54 %. Dans les grandes villes, la population a doublé entre 1871 et 1900. anonyme Krupp : ateliers de fonte d’acier à Essen, 1880 La bourgeoisie, aux commandes de la société allemande de la fin du XIXème, est amenée à faire face à un prolétariat de plus en plus nombreux, soutenu par la production de corpus théoriques à la suite du Capital de Karl Marx (publié en 1867), et qui tend à s’organiser. Limitée dans ses ambitions politiques par une aristocratie soucieuse de préserver ses privilèges, la bourgeoise allemande n’a pas su trouver une attitude politique commune, ni s’entendre sur un système politique qui lui permette de s’exprimer en tant que classe sociale dominante : on retrouve des représentants de la bourgeoisie dans tous les partis politiques : de la gauche jusqu’à la droite. Dans les faits, la bourgeoisie allemande s’est désintéressée de sa propre représentation politique, pour se consacrer exclusivement aux affaires qui permirent son enrichissement personnel. Les années de 1871 à 1900 sont celles d’une grande prospérité économique entrecoupées de crises (ces crises seront le fardeau des classes populaires, la bourgeoisie ne se préoccupant que de réussite économique et sociale individuelle). anonyme la famille de Friedrich Alfred Krupp sur la terrasse de sa villa de Capri, 1898 Quelques voix se sont élevées pour critiquer, au nom de « l’âme », cette quête obsessionnelle de l’argent et du confort matériel. Nietzsche en est demeuré la figure la plus évidente, mais à l’époque, les voix les plus puissantes sont celles de Paul de Lagarde et de Julius Langbehn et elles connurent un succès immense. Leurs théories mêlaient le nationalisme anti-bourgeois le plus exacerbé avec une mystique du sol et du sang qui produisirent le récit populiste pangermanique Völkisch. anonyme vue de l’usine d’acier Krupp à Essen, 1900 Déclarant que la jeunesse populaire, espoir de la nation allemande, ne peut pas rester prisonnière des cités enfumées de l’ère industrielle, le mouvement Wandervögel va pour sa part progressivement faire sortir la jeunesse de l’avenir tracé pour elle en l’incitant à des randonnées épiques dans les forêts et montagnes allemandes. Tournant radicalement le dos aux villes, à leurs usines et à l’autoritarisme de leurs aînés, les Wandervögels vont chanter sur les chemins le plaisir d’être de jeunes vagabonds organisés en bandes fraternelles, et, jeunes adultes en devenir, vont cheminer en brassant les idées de l’époque, et inévitablement croiser la route de la pensée Völkisch. atelier de formation à la mécanique lourde de la société Schlickert & Co., 1902 Hermann Hoffmann Fölkersamb Hermann Hoffmann-Fölkersamb (1875-1955) Fiction : Hermann est un garçon sensible. Hermann ajuste sur l’arête de son nez les bésicles cerclées qu’il s’est choisies par coquetterie mais qui lui sont indispensables à la lecture comme à la bonne perception des espaces. Le nœud papillon est parfaitement ajusté, le gilet boutonné, reste le canotier qui réclame d’être chaussé sur un crâne qui se refuse à sortir sans être coiffé. Le miroir rend une image convenable, conforme, satisfaisante, qui fait discrètement sourire Hermann alors qu’ il glisse dans sa poche intérieure une pochette légèrement parfumée. C’est une belle journée du début de l’été 1896 qui annonce le début du siècle nouveau. Ça ne fait pas vraiment un sujet de discussion puisque les uns et les autres restent confortablement assis dans le fauteuil rassurant des promesses que laisse entrevoir la noce de l’industrie et du capital. Tout ira bien dans un monde prospère. La science découvrira et la technique pourvoira. Fini le labeur, terminées les corvées, tu parles! Hermann connaît bien le revers de ces pourpoints brodés, lui qui paie ses études en dégrossissant de jeunes paysans égarés dans les villes pour les soumettre au servage du tertiaire. Finis les foins! il faut maintenant administrer, enregistrer, scribouiller les faits du capitalisme naissant, et c’est de la formation de tout ce prolétariat installé dans les faubourgs misérables de Berlin qu’ Hermann tire ses quelques revenus en enseignant à toute cette jeunesse l’art cryptique de la sténographie. Un bon tour. Il pourrait jouer un bon tour. Fin de la fiction. En 1894, Hermann Hoffmann-Fölkersamb commence à étudier le droit et les langues orientales à Berlin. En tant qu’étudiant, il se porte volontaire pour enseigner la sténographie aux élèves du lycée de Steglitz (sud-ouest de l’actuel Berlin). C’est là qu’il va inciter ses élèves à la pratique de la randonnée. D’abord “en douce”, puis abordant plus frontalement la résistance des autorités scolaires contre les excursions proposées, Hermann va se frayer un chemin en étant soutenu par les parents et des pédagogues les moins classiques, conscients, grâce à leur lecture de Nietzsche et de Langbehn, que l¹éducation doit quitter le trop-théorique pour prendre la vie et le réel à bras le corps. Pendant près de trois ans, de 1896 à 1899, Hermann entreprend des randonnées avec ses étudiants dans les montagnes du Harz, du Brandebourg, sur le Rhön, le Spessart et le long du Rhin. 1897, randonnée dans la forêt de Grunewald avec l‘association de sténographie du Lycée de Steglitz près de Berlin. A partir de la gauche: Karl Fischer, Hellmuth d. Ä., Hermann Hoffmann, Hellmuth d. J., Bruno Thiede, en haut: Heinrich Sohnrey jr. Une vingtaine d’élèves ont participé à la randonnée de l’’été de 1899 dans la forêt de Bohême, dont les futurs Wandervögel Karl Fischer, Hans Breuer, Wolfgang Meyen et Richard Weber. Au cours de ces voyages se sont développées les formes de l’esprit communautaire: un esprit de camaraderie marqué par la jeunesse, l’esprit libre et sans contrainte, un idéal de vie spartiate, simple. juillet 1898 : raid dans le Harz – Traversée de la rivière Kalte Bode (au nord de Elend, entre Göttingen et Magdebourg) – Hermann Hoffmann, responsable, devant à droite. Participants: les frères Hellmuth, Bruno Thiede, Rudolf Schrey, Heinersdorff, Ernst Kirchbach, Karl Bonin, Fritz Meyen, Egbert Patzig Pour Hermann il s’agit de soustraire à leur sort les jeunes qu’il est censé former à alimenter la machine à écritures administratives. Il s’agit d’inciter ces jeunes à tracer leur chemin, à décider de leur destin, de tourner le dos au formatage en classes sociales. Et tout cela peut se réaliser si je ne sais pas d’emblée où je vais, et tout cela réalise un bien secret et précieux : la camaraderie. Juillet 1898, lors du raid dans le Harz – Vue du Hohenstein, Sud-Harz – de la gauche vers la droite : Hermann Hoffmann, responsable, Rudolf Schrey, Fritz Meyen, Gottfried Heinersdorff, Arnold Hellmuth, Fritz Hellmuth En 1899, Hoffmann fut contraint de rentrer dans le service diplomatique, ce qui l’obligea à céder la direction du groupe de randonnée à Karl Fischer, qui, en tant que successeur, lance officiellement le mouvement Wandervogel en enregistrant le groupe comme association à Steglitz le 4 novembre 1901. L. Orth, photographe à Giessen Wandervögel à Giessen, 1900 Escholiers Pérégrinants carte postale Wandervögel, 1910 A partir de la randonnée originelle de 1897 à Steglitz, vont se développer sur l’ensemble du territoire allemand quantité de petits groupes locaux de randonneurs qui vont entreprendre de véritables excursions, parfois longues de plusieurs semaines, à travers l’Allemagne wilhelmienne, et toujours placées sous les auspices des établissements scolaires réformistes. Ces expéditions vont produire le symbole d’une révolte générale contre l’ordre établi (école, industrie, administration, etc.). Le mouvement exprime progressivement des aspirations qui critiquent l’ordre établi au nom d’une éthique de l’austérité (anti-consumériste) et veulent renouer avec la tradition médiévale des escholiers pérégrinants . Hermann Hoffmann lors d’une randonnée dans la forêt de Tegel en septembre 1897 Sur la photo les Wandervögel de la première garde : au dernier rang de G. à D.: Bruno Thiede, Fritz Gröning, Karl Wrobel, Karl Bonin, Juhan Ballenstedt; au milieu: Markwald (?), Ernst Kirchbach, Fritz Hellmuth, Rudolf Paulsen, Arnold Hellmuth, Franz Garthaus, Karl Fischer, Eberhard Müller, Karl Wille; devant: Gottfried Heinersdorf, Hermann Hoffmann Les premières randonnées s’apparentent à du vagabondage. Le camping n’existant pas et il a fallu tout inventer, consentir à dormir à la belle étoile ou sur la paille d’une grange (donc: tenue débraillée et yeux bouffis dès le deuxième jour), repas composé de ce que l’on a pu fourrer dans sa poche ou échanger contre un coup de main. C’est ainsi que se nouent entre ces marcheurs des liens de compagnonnage suffisamment étroits pour produire des codes de langage par exemple, et souvent inspirés de l’argot vernaculaire ou des vagabonds de l’époque. Pour quantité de ces jeunes, ces randonnées vont s’apparenter à un rite initiatique: le passage vers un style de vie privilégié, donc enviable. L’inconnu vers lequel s’engagent ces marcheurs crée entre eux des liens très puissants et tous les codes d’un habitus qui se développera ensuite dans les pratiques de la randonnée, voire du trail. Le dénuement auquel consentent ces jeunes Wandervögels en s’engageant dans ces randonnées les conduit à formuler une critique radicale des modes de vie bourgeois hérités de leurs parents. Ces randonnées impliquent des groupes autonomes, auto-organisés, auto-hiérarchisés (bien que conduits par un Grand Frère, un Führer ), dans des épisodes qui vont les placer en marge de la société. Ces moments de randonnée hors des villes deviennent l’espace, le domaine réservé et bientôt le royaume intérieur de la jeunesse allemande de l’époque. Ce mouvement va essaimer dans l’Allemagne toute entière, jusqu’à devenir une force politique convoitée. C’est peut-être un malentendu qui a rendu ces randonnées acceptables par la société paternaliste wilhelmienne: en 1903, alors que des groupes Wandervögel ont déjà essaimé à Poznań, Munich, Hambourg et Lunebourg, l’écrivain et pédagogue Ludwig Gurlitt adressa au ministère de l’éducation de Prusse un rapport sur l’activité de ces groupes afin d’obtenir la reconnaissance officielle de l’association qu’il présente comme ayant pour but le développement du goût pour les voyages, de proposer aux jeunes des occupations saines et instructives, d’affermir leur caractère et leur esprit de camaraderie voire : de les préparer à leur futur devoir militaire. Mais là où Gurlitt fait mouche, c’est en déclarant que l’aspect le plus réconfortant et le plus prometteur du Wandervogel est sans doute qu’il s’agit… d’un processus, de guérison, issu de notre jeunesse elle-même et dirigé contre les faiblesses et les mauvaises habitudes transmises par les générations précédentes, phénomène que nous, les adultes, devrions observer en nous réjouissant en silence, et aider de notre mieux. Si la jeunesse déclarée consciente de ses faiblesses plaide pour sa propre régénérescence, alors la reconnaissance officielle ne tarde pas, et les Wandervögel seront reconnus et soutenus par l’empire prussien et ses institutions. La voie est alors libre pour former un mouvement populaire. Seulement, et c’est là que se trouve le malentendu, si régénérescence est un des mots-clef de l’Allemagne de l’époque, celui-ci est présenté par le pouvoir et la bourgeoisie comme le bénéfice que l’on peut attendre de la modernité; alors que les Wandervögels vont rapidement devenir un vecteur de diffusion des idées Völkisch qui, précisément, s’opposent à une modernité imposée, machiniste plutôt que spirituelle, et dont les Wandevögels refusent de payer un prix social et spirituel. Le mouvement Wandervögel étonne par la diversité des sensibilités qui ont adhéré et souscrit à ces randonnées. Ce morcellement idéologique et social donnera lieu à de vives oppositions internes, mais contribuera certainement à la popularisation la plus large du mouvement et c’est cette dynamique qui va intéresser le NSDAP et le parti nazi qui en centraliseront les tendances sous la bannière des Jeunesses Hitleriennes. Völkisch Le mouvement Völkisch est un courant intellectuel et politique apparu en Allemagne à la fin du XIXe siècle qui englobe un ensemble de personnalités et d'associations dont l’élément commun est le projet de donner pour religion à l’ensemble des Allemands le paganisme germanique. Ce courant d'idées puise ses sources dans le romantisme allemand et dans les désillusions de la période 1849-1862, entre l'écrasement du printemps des peuples et l'arrivée de Bismarck au pouvoir en Prusse. Frédéric Sorrieu (1807-1887) 1848 - La République Universelle démocratique et sociale, ca. 1848 Musée Carnavalet, Paris Important par le nombre de ses groupuscules plutôt que par celui de ses adhérents, le mouvement Völkisch a produit une nouvelle définition de la nation articulée à partir d’un rapport idéalisé entre de la nature et le peuple. La pensée Völkisch considère que l’éclosion du génie spécifiquement allemand est à trouver dans l’enracinement de son peuple dans son terroir. Pour favoriser cette éclosion il convient de raviver un passé germanique largement mythique et mythifié dans le cadre d’une pensée occultiste en lutte constante contre le christianisme et les monothéismes. La pensée völkish va donc rapidement se trouver des ennemis partout autour d’elle, cette crainte se cristallisant autour des communautés juives à l’encontre desquelles elle va développer un antisémitisme féroce. En 1871 l’Allemagne n’est pas encore une grande puissance économique. Si elle a déjà dépassé la France, elle demeure cependant loin derrière l’Angleterre et les Etats-Unis et souffre d’un lourd handicap économique : l’Allemagne ne possède pas de colonies. Son atout c’est le charbon, et sa capacité en développement à produire de l’acier. À l’instar des nations voisines (l’Allemagne est une monarchie parlementaire jusqu’en 1918), la compétition engagée n’est pas seulement économique mais également culturelle. L’initiative revient à l’Angleterre avec le Préraphaëlisme dès 1848, suivie de la France avec la peinture d'histoire vers 1860, rejointes dans cette course par l’Allemagne à partir de 1890. Dans les trois cas il s’agit d’aller puiser dans un indicible passé les ferments d’un récit capable de fonder l’identité nationale. Evariste-Vital Luminais (1821-1869) Vedette Gauloise, 1869 peinture à l’huile sur toile, 134 x 68 cm Musée des Beaux-Ars de Nantes Cette course à l’identité nationale va s’autoriser à travestir l’histoire aux couleurs nécessaire des états concernés, et supposer de vastes entreprises de manipulation des foules en ayant recours à tous les medias possibles et leurs plus récentes techniques : depuis la peinture la plus édifiante jusqu’à l’impression en masse de littérature nationaliste. Un exemple significatif tient dans l’invention de la phototypie par les frères Charles et Paul Géniaux. Cette invention va permettre dès 1880 la reproduction en masse de photographies dans toutes les publications et rendre possible l’invention de la carte postale, qui deviendra un vecteur essentiel de la diffusion de l’iconographie. Le marché de la littérature va devenir un marché de masse qui va très rapidement être exploité par des courants de pensée antidémocratiques et bellicistes issus des milieux de la petite-bourgeoisie. Cette petite-bourgeoisie entend obtenir par d’autres moyens le pouvoir dont la prive la grande bourgeoisie: celle qui détient le capital. La parution d’un livre confère toujours un certain prestige, à son auteur comme à son lecteur. La population allemande de l’époque est encore à peine lettrée et pas mieux formée que les autres à l’esprit critique. Il sera donc assez facile de diffuser le récit d’une idolâtrie flatteuse sous couvert de littérature pseudo-scientifique populaire, afin de promouvoir les idées pangermanistes. Friedrich Lange (1828-1875) Reines Deutschtum: Grundzuge Einer Nationalen Weltanschauung, 1893 (édition de 1904) En 1893 Friedrich Lange titrera sans hésiter Germanité pure (Reines Deutschtum ), la notion d’espace vital (Lebensraum ) apparaît sous la plume de Friedrich Ratzel en 1901, bientôt suivi en 1907 par Ernst Hasse et son Avenir de la Peuplité Allemande (Die Zukunft des deutschen Volkstums ), avant qu’en 1911 Richard Tannenberg ne publie La Grande Allemagne (Groß-Deutschland ) ou que le général Friedrich von Bernhardi n’écrive en 1912 L’Allemagne et la prochaine guerre (Deutschland und der nächste Krieg ), titres choisis parmi la floraison de publications du genre à la même époque. Parmi la quantité invraisemblable d’intellectuels ayant participé à la constitution de ce récit nationaliste, deux penseurs ont joué un rôle tout à fait majeur dans la construction de la pensée Völkisch : Paul de Lagarde, inspiré par un nationalisme religieux, tenant d’une germanité fondée sur l’âme plutôt que sur la race ou antisémite virulent; et Julius Langbehn qui voue une haine féroce à la démocratie, idolâtre du moyenage et antisémite radical, qui croyait fermement en un homme providentiel, . Le courant Völkisch joua un rôle mobilisateur important lors de la révolution conservatrice sous la république de Weimar et certaines de ses idées furent reprises par le nazisme. Philip Veit (1793-1877) Germania, 1848 Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg Volk C’est à Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) que sont attribués les fondamentaux de la pensée pangermaniste à l’origine du Völkisch. La pensée de Fichte est encore exempte de l’idée de race, mais exprime explicitement la primauté du peuple allemand comme celui ayant conservé à travers toute l’Histoire le contact avec les sources originelles. Les termes Völkisch et Volk partagent en commun une racine : le terme Volk. Le Volk ne renvoie pas uniquement à une population donnée, mais aussi, pour les théoriciens de la nation allemande au XIXe siècle, à quelque chose de plus abstrait : un intermédiaire entre les individus et une entité supérieure, d’essence divine, et qui s’incarnerait dans la nature. Si certains renvoient cette notion à celle d’une nature perçue comme spécifique à un espace donné, vivante et spontanée, d'autres l’étendent à l'univers tout entier. Fidus (Hugo Hoppner) (1868-1948) Yggdrasil (Die Weltesche), 1906 Pour les penseurs du Volk, son enracinement à un paysage, à un pays, constitue l'un des piliers du Volksgeist, (fusion de «l’esprit » et de « l’âme » du peuple), qui rend indissociables l'histoire, le territoire, l'architecture, le paysage et la nature. C’est de cette chaîne que Guido von List tire au début du XXe siècle un modèle de hiérarchie sociale basé sur l’évaluation des liens unissant chaque individu au Volksgeist germanique. Guido von List (1848-1919) Traditions À partir du XIXe siècle, le terme Völkisch met l'accent sur le caractère spécifique, exceptionnel, mystique du peuple allemand et le nécessaire maintien de traditions tenues pour ancestrales. Pour les penseurs Völkisch, tout ce qui fait référence à la société industrielle, alors en cours de formation, est rejeté. Pour Paul de Lagarde, l'incarnation du mal, c'est le libéralisme, pour Julius Langbehn, c'est la science. Ce refus de la modernité exprime le refus d'un monde quantifiable, réductible à des équations mathématiques et à des phénomènes mécaniques, le refus d'un monde physique composé uniquement d'atomes, c'est-à-dire de matière. Karl Emil Rau (1858-1937) Scène rurale idyllique, non daté La figure emblématique du Völkisch est celle du paysan allemand. En effet, celui-ci n'est pas encore touché par la société moderne, il est demeuré au plus proche des racines du Volk germanique. Ces paysans ont leur aire de prédilection: la Basse-Allemagne, l'Allemagne du Nord-Ouest. C'est dans cette Allemagne du Nord-Ouest, l'ancienne Saxe d'avant la conquête carolingienne, que vivent selon Langbehn les Allemands les plus authentiques: les paysans Niederdeutsche, dont le spécimen constitue l'incarnation du Volk germanique, vierge de toute modernité, et d'ascendance respectable puisqu’ enraciné dans son terroir. La modernité dans son ensemble est rejetée, car elle est accusée de briser les liens éternels des membres du Volk à leur terroir. Sont rejetés également ceux qui, en plus d’être étrangers au terroir, apportent cette modernité. À commencer par les Juifs, « peste et choléra passagers » selon le mot de Langbehn, peuple protéiforme, sans patrie, rendu suspect de projets de domination sur les Allemands. Cette hostilité à l'égard de la modernité se manifeste également par la multiplication de pratiques alors perçues comme alternatives, telles que le végétarisme, les médecines douces, et le naturisme. C’est dans ce rejet de la modernité que se rejoignent le mouvement Völkisch et celui du Lebensreform. Julius Langbehn Julius Langbehn (1851-1907) Julius Langbehnn aura un impact prépondérant dans le développement des idées du mouvement de jeunesse allemand. Les choses de l’esprit, le don naturel, l’âme simple des gens du peuple doivent selon lui avoir priorité absolue sur l’esprit marchand et industriel, sur les choses construites par l’homme, sur les calculs de la bourgeoisie. Son oeuvre majeure reste le livre Rembrandt als Erzieher (Rembrandt éducateur ). Julius Langbehn (1851-1907) Rembrandt als Erzieher (Rembrandt éducateur), première édition Paru en janvier 1890 à Leipzig, dans la maison de l’éditeur Eugen Diederichs, cet ouvrage connaît un succès populaire immédiat et fera l’objet de trente rééditions entre 1890 et 1893. Ni biographie, ni livre d'histoire de l'art, le Rembrandt de Langbehn dépeint le portrait d'un Allemand idéalisé et devient un référent pour l’époque. À la figure du génie romantique incarnée par Beethoven, Langbehn ajoute celle, ruralisée, de Rembrandt. Admirateur du peintre, Langbehn fait de Rembrandt le prophète de l'Allemagne rénovée qu'il appelle de ses vœux. Dans le cadre de ses recherches sur les Niederdeutsche , Langbehn exalte le paysan allemand de Saxe, auprès duquel Rembrandt a vécu et a trouvé son inspiration, et énonce des fondamentaux populistes convaincus de l’arrivée imminente de l’homme providentiel qui viendra satisfaire les besoins du peuple, fût-ce contre son gré. Le thème du livre est la haine que voue son auteur à la science et au scientisme, dénoncés comme recherches intéressées du savoir et comme moyen d'expliquer le monde pour le clore. Dans le lexique de la paranoïa Völkish, le thème de l’enfermement occupe une place centrale qui témoigne du sentiment d’encerclement qui peut être celui de l’Allemagne : prise au milieu d’un continent, dans un monde qui se serait partagé sans elle (l’Allemagne n’ayant pas de colonies, l’Allemagne est sans issue). Langbehn accuse la science d’être au service du productivisme, du capitalisme, et des intérêts de quelques-uns (qu’il ne tardera pas à nommer). Pour Langbehn, le savant doit être et demeurer un artiste, à l'image de Rembrandt ou de Johannes Kepler, qu’il déclare l'un comme l'autre motivés en premier lieu par des considérations esthétiques. C’est l’art qui doit être le moteur du monde, pas la science. L'art n'est pas la seule préoccupation de Langbehn : l'histoire fait aussi l'objet de ses attentions. Langbehn défend une histoire subjective, patriotique et racisée. Cette lecture de l'Histoire critique les académies et les universitaires, trop savants, trop spécialisés, trop formatés à son goût pour faire preuve des hauteurs de vue lyriques auxquelles Langbehn accorde sa préférence. Langbehn était un grand admirateur d’un Moyen-Âge idéalisé, qu’il plaçait comme un référent immuable, juste et équilibré, mais désormais entouré d’ennemis et placé dans une société en expansion. Langbehn exaltait volontiers le passé mythique de l’Allemagne conquérante de l’Europe en rappelant aux dynasties Souabes et aux Hohenstaufen. Langbehn reproche aux Juifs la remise en cause de ce moyen-âge idéal en les présentant comme le bras armé de la modernité que les allemands de souche auraient à subir, avant de se déclarer en faveur de leur discrimination (un peuple à part ) puis de leur élimination comme on le ferait de la peste ou du cholera au motif que ce peuple serait le principal obstacle à la réalisation des aspirations des peuples germaniques. Langbehn exalte systématiquement le rôle qu’il attribue à la jeunesse allemande dans la grandiose rénovation nationale qu'il annonce : sa charge contre les éducateurs, ses constants appels à la frange encore non éduquée de la jeunesse contribuent à faire de Langbehn l’auteur d’une pensée national-populiste qui sera largement reprise dans les deux décennies qui s'écoulent : entre la publication de son livre et le déclenchement du premier conflit mondial. À partir du départ de Bismarck en 1890, Langbehn pense l'Allemagne comme un pays en grand danger. A ses yeux, le Volk allemand a besoin d'un nouveau chef, d'un Führer , capable de comprendre le peuple et de le guider; il rappelle à cette occasion un étymologie du mot Volk, qui vient de folgen (suivre) : le Volk est donc constitué de ceux qui suivent leur guide, le Führer. Langbehn considère que le départ de Bismarck a transformé le Reich en république dirigée par un empereur pompeux et prétentieux. Selon lui, cet empereur devrait plutôt être à la fois un héros culturel et un dirigeant politique volontariste, déterminé à mener à bien la réforme morale qui donnera à l'Allemagne la force et les moyens de diriger le monde. C’est à Julius Langbehn que l’on doit les fondamentaux du mouvement populiste Völkisch, qui produisent le récit prophétique de la réalisation d’une Allemagne éternelle, fruit de la fusion entre le peuple et la nature. Fidus (Hugo Höppner) (1868-1948) Schwertwache, ca.1920 Religion Les intellectuels proches de la nébuleuse Völkisch aspiraient soit à une réforme du christiannisme, soit au retour au paganisme. Autour de 1910, un courant religieux néopaïen, fruit de « bricolages » intellectuels, et conçu pour être un retour à la Germanie antique, se développe parmi les membres de ces courants de pensée. Si l’on voit l’éclosion de religions solaires et la célébration quasi systématique des solstices comme des pratiques quasiment spontanées et largement répandues sur le territoire allemand, on voit également de développer des projets plus structurés : c’est le cas de l’ariosophie de Jörg Lanz von Liebenfels, qui entend renouer avec un passé germanique largement mythifié, avancé comme étant plus proche des racines germaniques du peuple allemand que celui proposé par le christianisme. Jörg Lanz von Liebenfels (1874-1954) Ce courant peut être rapproché de courants voisins qui prônent une germanisation du christianisme, tels les Deutsches Christen qui vénèrent une divinité solaire germanique nommée Krist. Guido von List pour sa part élabore une nouvelle religion : l’armanisme, assortie du culte Wotansite, pendant Völkisch de la religion théosophique. Cette nouvelle religion s’exprime au moyen d’un alphabet runique fantaisiste de 18 runes dont le graphisme cryptique va devenir très populaire. Disposition circulaire des runes d’Armanen, d’après Guido von List Avec l’armanisme, Guido von List et Jorg Lanz von Liebenfels, vont être les auteurs de thèses qui seront fondamentales dans l’élaboration du mysticisme nazi. Heinrich Himmler, Alfred Rosenberg, Rudolf Hess et Richard Walther Darré y adhèreront puis s’en inspireront pour produire une vision nazie du monde. Race À la fin du XIXème est introduit le concept de race dans la pensée Völkisch. L’idée permet d’exprimer en un récit mythique donc indiscutable la supériorité des Germains (unis par des liens de sang, de langue et de culture) sur tous les autres groupes humains. L’idée d’une hiérarchie des groupes humains traduite en une classification de races est une idée ancienne, apparue à l’antiquité, périodiquement ravivée et singulièrement soutenue au XIXème par l’invention de l’anthropologie, de l’antropométrie et de la craniométrie. Une telle hiérarchie est conçue par Arthur de Gobineau (1816-1882) dans son essai titré Essai sur l’inégalité des races humaines publié entre 1853 et 1855 qui prône littéralement la supériorité de la race blanche sur les autres races (qu’il divise en trois groupes : la race jaune, la race noire et la race dégénérée). Son ouvrage décrit des races qui, à force de métissages se mélangent et dégénèrent. In fine, c’est la race la plus forte qui domine les autres et règne sur le monde. Les penseurs Völkisch, obsédés par les racines du Volk germanique, défendaient l'idée de pureté de la "race" germanique ; dans un contexte scientifique marqué par le développement de l'anthropologie et de la philologie, certains penseurs Völkisch déterminent non seulement un certain nombre de traits physiques communs à tous les peuples partageant des racines germaniques, mais insistent également sur les liens de parenté entre certaines langues, donc entre certains peuples, plongeant eux aussi leurs racines dans le terreau germanique. Cette exigence de pureté de la "race" germanique se trouve un ennemi intérieur dans l’antisémitisme. Le Juif, habitant mystérieux d'un ghetto fantasmé, est d’abord perçu comme un élément étranger au Volk ; il est un déraciné, donc privé des hautes qualités morales permises par l'intimité du lien entre le Volk et son territoire. Ce déracinement constitue une faiblesse dont le Juif est conscient et qu’il essaie de contourner en ourdissant des complots contre les non-Juifs. Dans les années 1850, la littérature populaire présente le Juif comme un archétype caractérisé par l'avarice, l'ambition, l'envie, la laideur et l'absence d'humanité: il ne peut donc connaître l'ascension sociale que s'il s'appuie sur des procédés déloyaux, qui l'opposent à l'Allemand (ou au chrétien), membre d'un Volk, droit et honnête, qui finit par triompher du vilain et du malhonnête par sa droiture et sa grandeur d'âme. Dans le cadre de cette opposition qui constitue le récit du bien résistant au mal, la question juive n'est plus seulement une question de race ou de religion, mais devient une question d'éthique. Combattre le Juif devient un devoir, un travail d’hygiène dont dépend la survie de la nation. Fidus (Hugo Höppner) (1868-1948) Illustration pour le Congrès d'Hygiène Biologique de Hambourg, 1912 Pour mémoire, l’Affaire Dreyfus va diviser très violemment la société française de 1894 et 1906. Le Volk est un tout unifié, organique, une communauté immuable que les évolutions de la société allemande des années 1860 désorganisent et disloquent. Pour Paul de Lagarde, les agents responsables de cette division de la nation sont les libéraux et les Juifs, les uns car ils sont favorables à la liberté de circulation des biens comme des personnes, les autres car ils forment un peuple exotique au Volk, suspecté de vouloir diriger les autres nations. À partir de 1873, Paul de Lagarde souhaite exterminer les Juifs comme on le ferait de la « vermine » ou de « bacilles » contagieux, et propose que les peuples qu’il considère “arriérés” subissent le même sort : les basques, les irlandais et les tziganes. Pour Julius Langbehn les Juifs sont des représentants d'un peuple étranger, que le Volk allemand ne peut assimiler: une pomme qui ne peut se transformer en prune , et qu'il divise en deux catégories : les Juifs orthodoxes et les Juifs assimilés. La première catégorie est acceptée puisque identifiable, n’ayant pas renoncé à sa culture spécifique. La seconde catégorie, celle des les Juifs assimilés, donc devenus invisibles et fondus dans le Volk germanique, doit elle être exterminée, comme un poison . Cette approche eschatologique envisage la régénération du Volk allemand par l'extermination des éléments étrangers assimilés. Cette extermination étant le préalable nécessaire à la réalisation d'un projet national allemand à l'échelle du continent européen. Ces généralisations sont cependant à nuancer ; en effet, quelques associations Völkisch professent une indifférence sur la question, voire affirment un fort philosémitisme. Plutôt que de prôner l'extermination des Juifs, le mouvement de jeunesse Neue Schar (La Nouvelle Foule) de Muck Lamberty organisé en Thuringe comme composante du mouvement Wandervögel, reconnaît que les Juifs constituent un peuple différent du Volk germanique mais affirment qu'une cohabitation est possible, et que cet autre Volk pourrait s'immerger dans le germanisme originel. Le morcellement du mouvement Wandervögel se vérifie dans la diversité des prises de positions sur la question de l’antisémitisme comme pour celle du genre. Si en 1907 est créé le Wandervögel Deutscher Bund, exclusivement réservé aux jeunes filles, et la même année le Jüdische Wanderbund Blau-Weiss, exclusivement composé de Juifs, en 1913 le Wandervögel interdit la présence de Juifs dans ses rangs. Jüdische Wanderbund Blau-Weiss, ca. 1910 Center for Jewish History Colonialisme Une partie importante de la nébuleuse Völkisch souhaite un essor territorial qui verrait l'Allemagne s’étendre bien au-delà des frontières du Reich. Travaillés par le sentiment d’enfermement continental causé par la situation géographique de l’Allemagne, les idéologues Völkisch sont favorables à une expansion européenne, réalisant la création d'un vaste empire continental à coloniser par l'implantation de populations germaniques à la place de populations autochtones refoulées.. Pour Paul de Lagarde, l'avenir de l'Allemagne est à l'est, sur des territoires qui seraient pris à l'Autriche et à la Russie, jusqu’à la mer Noire et l'Ukraine, qu’il s’agirait de coloniser. Lagarde s'oppose par ailleurs avec véhémence à l'émigration allemande et autrichienne vers l’Amérique. Julius Langbehn préconise quant à lui la création d'un espace allemand d'Amsterdam à Riga, avec la réunification de tous les peuples du rameau germanique, dans le cadre de ce qu'il nomme une politique familiale . Les armanistes de Guido von List prophétisent pour leur part la domination des Germains sur le Monde; avec comme préalable à cette domination, la construction d'un État grand-germanique, regroupant l'ensemble des populations germaniques. British Dominion’s Year Book 1918 Les prétentions territoriales allemandes de 1915 La jeunesse Déçus par la génération de Guillaume II, les intellectuels Völkisch se représentent la jeunesse comme l’incarnation spontanée, naturelle, de leurs aspirations et y placent tous leurs espoirs. Les principaux penseurs Völkisch développent des corpus pédagogiques afin de former la jeunesse allemande à leurs idées : Paul de Lagarde s'en prend au système éducatif du Reich wilhelminien, qui, à ses yeux, participe à la mise en place d'un esprit mercantiliste, dispensant un savoir cloisonné, utilitaire et conformiste; et Langbehn incite la jeunesse à prendre la tête du combat contre les Juifs et les libéraux, ce qu'elle fait à partir de 1913 en excluant les Juifs de ses associations étudiantes, et à la suite des exclusions prononcées dans l’armée du Reich par le corps des officiers puis de celles décidées par la congrégation des jésuites. La Neue Schar sur la Karlplatz d’Eisenach, octobre 1920 La Nouvelle Foule (Neue Schar) est un groupe de jeunes conduits par Friedrich Muck-Lamberty à partir de 1920. Proche des Wandervögels, la Neue Schar est soutenue par l'Église protestante et oppose la puissance des forces de l’esprit au matérialisme et à l’amour dévoyé pour le gain. Gusto Gräser sera très proche de ce mouvement. Le mouvement Wandervögel va en actes contribuer à présenter sous un jour favorable les thèses Völkisch, allant même jusqu’à produire des objets culturels vernaculaires exemplaires d’un génie populaire Volk : des chansons, une organisation et une discipline, une homogénéité et l’appartenance organique au pays exprimée par les hommages rendus à ses chemins et paysages. La jeunesse allemande, telle qu’elle s’exprime à travers les Wandervögels, réalise de façon indiscutable (si la spontanéité que l’on accorde à la jeunesse est gage d’authenticité) les aspirations Völkisch. Wandervögel : randonnée, musique et littérature, ca. 1920 Eugen Diederichs Eugen Diederichs (1867-1930) Eugen Diederichs a fondé une maison d’édition en 1896 qu’il a mise entièrement au service de la diffusion des idées du Wandervögel et de ses développements depuis une pensée en rupture avec l’époque (vécue comme mortifère) vers la pensée Völkish. Diederichs va contribuer à enrichir ces tendances en les croisant avec des éléments issus de la culture alternative réformiste de l’époque : Herman Hesse en 1899, Novalis, Maeterlinck, Rusklin, Tolstoï, Tchekov, Bergson et Hölderlin font partie premières publications figurant à son catalogue. La maison d’édition existe toujours, sous le nom de Diederichs Verlag, propriété du groupe d’édition Random House de Munich. Diederichs est très sensible aux idées de Langbehn, dont il publiera les ouvrages, mais entretient des positions plus modérées : Diederichs ne cède pas au nationalisme folklorique prôné par Langbehn, il vise plutôt une universalité plurielle et alternative, qu’il juge capable de résister au nivellement du libéralisme dominant, et qu’il accompagne d’une mission pédagogique à l’intention de la jeunesse dont il admire le potentiel créatif. Cosmopolite, féru de culture baltique, Diederichs sera un fervent lecteur (et éditeur) de Bergson et de L’Evolution Créatrice (1907), à qui il empruntera l’idée d’une nature capable de création et de renouvellement permanent. Il sera également un grand promoteur du mythe de Edda (Edda de Snorri ) comme texte fondateur de la mythologie germanique dans laquelle il trouve les racines de notre force, insistant sur l’origine naturelle de la puissance et du génie allemand. Diederichs trouve dans ce texte du treizième siècle les éléments susceptibles de fonder une nouvelle mystique religieuse que l’on puisse substituer à la rigidité des institutions confessionnelles en place et auxquelles il reproche d’avoir bureaucratisé la foi. De fait, en s’élargissant aux religiosités traditionnelles et non chrétiennes de Chine et d’Inde, Diederichs va favoriser l’émergence des sociétés théosophiques en Allemagne. En 1903, Diederichs écrit au Pasteur Theodor Christlieb qu’il voulait, par son travail d’éditeur, promouvoir une religion sans regard vers le passé, et dirigée vers l’avenir. Pour désigner cette religion « futuriste », Diederichs parlait de religion du présent , religion de la volonté , religion de l’action , religion de la personnalité . Avec le théologien protestant en rupture de banc Friedrich Gogarten (théologien de la crise , théologien dialectique ), Diederichs évoquait une religion du oui à la Vie, une religion qui dynamise les volontés . Diederichs est un fervent admirateur de la Fabian Society de Londres. C’est dans ce club politique fondé en 1884 qu’il puise l’énoncé de sa pensée politique et sociale de centre gauche et qui s’exprime en ces termes chez les Fabianistes : Les membres de la société affirment que le système compétitif assure le bonheur et le confort du petit nombre au détriment de la souffrance du plus grand nombre et que la Société doit être reconstruite de telle manière qu'elle garantisse le bien-être général et le bonheur. Eugen Diedrich entretient le projet utopique d’une mystique sociale éclairée, susceptible à ses yeux d’établir la nouvelle culture allemande que l’Empire de Guillaume II ne parvient pas à développer à la hauteur des ambitions que l’Allemagne est capable de porter. SERA célébration du solstice de l’été 1913 par le Cercle SERA Diederichs va développer l’idée d’une organisation de jeunesse festive : le Cercle Sera, qu’il fonde vers 1907. Le Cercle Sera permettra à Diederichs d’entretenir des liens étroits avec le mouvement des Wandervögel. Le Cercle Sera recrute une élite étudiante et lycéenne, très cultivée, adepte d’une mixité jugée scandaleuse à l’époque, jeunesse susceptible de s’engager dans la recherche de nouvelles formes de vie et d’une éthique nouvelle. La création de ce Cercle va permettre à Diederichs d’exprimer son goût pour une culture dyonisiaque, expressive, qui soit l’expérience d’un moment sacré de la communauté, d’une transcendance par la collectivité qui se réalise en particulier à l’occasion des célébrations du solstice d’été. Diederichs tenait à ce que ces rassemblements soient chaque fois l’occasion d’injecter dans les esprits de nouvelles idées ou de nouvelles formes. Ainsi la chanteuse norvégienne Bokken Lasson, à la croisée de la chanson folklorique et de cabaret , participe en 1905 au solstice de la Lobedaburg. En 1906, des groupes de danseurs suédois présentent des danses traditionnelles réactualisées. En 1907, les jeunes de Iéna présentent de nouvelles danses de leur composition, inspirées de la poésie lyrique des Minnelieder médiévaux. Bokken Lasson à Hamburg en 1902 Chaque fête du 21 juin est l’occasion de découvrir une facette de la littérature ou de la pensée panthéiste européenne (François d’Assise, Spiele de Hans Sachs, poèmes d’Eichendorff ou de Goethe), présentées sous des formes toujours actualisées. A la suite des fêtes solsticiales et sous l’influence des randonnées des Wandervögel, le groupe pratique les Vagantenfahrten , les randonnées vagantes, à l’instar des escholiers pérégrinants du Moyen Âge, en arborant pour l’occasion des costumes inspirés de traditions médiévales. Diederichs espère que cette petite phalange de jeunes, garçons et filles, cultivés et non conformistes va entraîner dans son sillage les masses allemandes et les tirer hors de leurs torpeurs et de leurs misères. Période nazie Durant les années 1920, un certain nombre de partis politiques se réclament explicitement du courant Völkisch et parviennent, lors d'élections locales, à faire élire certains de leurs représentants dans les Landtage des États fédérés au sein du Reich; ainsi, Artur Dinter parvient à se faire élire député à la diète de Thuringe, sous l'étiquette du Deutschvölkische Freiheitspartei. Le NSDAP essaye par la suite de se profiler comme la force agissante du mouvement Völkisch en vue de mettre en avant sa vision du monde. Dans Mein Kampf, Adolf Hitler écrit : Le Parti national-socialiste des travailleurs allemands tire les caractères essentiels d’une conception Völkisch de l’univers et Aujourd'hui toutes les associations, tous les groupes, grands et petits — et, à mon avis, même de « grands partis — revendiquent le mot Völkisch. Hitler appelle donc explicitement à la mise en place d'un État Völkisch, sur un territoire composé uniquement d'Allemands et de Germains. Marginalisés dès le milieu des années 1920 au sein d'un parti de plus en plus conçu pour accéder au pouvoir, les idéologues Völkisch les plus en vue, mais les moins bien en cour sont exclus du parti, à l'image d'Arthur Dinter, exclu en 1928, à la suite des manœuvres de Martin Bormann, alors responsable local du NSDAP en Thuringe. À partir de 1933 les organisations Völkisch subsistantes (et leurs dirigeants) perdent rapidement de leur signification : la plupart finissent par se dissoudre ou vivotent dans l’ombre, au sein de la SS. Postérité Certains aspects du mouvement Völkisch se retrouvent aujourd’hui dans l’extrémisme de droite. En France, l'association Terre et Peuple (résistance identitaire européenne) peut être considérée comme héritière du courant Völkisch. Ce courant de pensée fondé par Jean Haudry, Pierre Vial et Jean Mabire se fait le chantre d'une idéologie agrarienne et néo-païenne, aujourd’hui augmentée d’opposition à toute forme de gauche comme à l’écologie en général. Dans le champ de l’activité artistique plus récente, les éléments mythologiques ou naturels tels qu’employés par Joseph Beuys (rupture avec le fétichisme du progrès; anti-autoritarisme; régénérescence spirituelle, écologie…) ou Anselm Kiefer (mythification de l’histoire, centrisme européen, tradition picturale et renoncement au progrès…) peuvent être pris comme étant d’inspiration Völkisch. Et enfin, d’autres héritiers de ce courant de pensée évoluent vers des préoccupations écologiques spiritualistes, souhaitant renouer avec une nature idéalisée, perçue après reconstruction, comme réconciliée avec l'Homme. Parmi les personnes ayant participé à l’invasion du Capitole à Washington le 6 janvier 2021, on trouve Jake Angeli, aka Q Shaman, personnage associé à la mouvance complotiste QAnon, se mettant en scène sur les réseaux sociaux arborant des symboles du wotanisme. Le Völkisch est un récit malléable, adaptable par toute organisation politique qui exprimerait des raisons de s’opposer ou de résister au progrès technique et qui serait tenté par l’expression d’un protectionnisme culturel ou démographique rassurant destiné à un électorat peu enclin à la critique. Hermann Hoffmann Escholiers périgrinants Völkisch Volk Traditions Julius Langbehn Religion Race Colonialisme La jeunesse Eugen Diedrichs SERA Période nazie Postérité Up