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Sylvain Sorgato
Munich est, à la fin du XIXe siècle, la capitale de l’État de Bavière. Située au sud de l’Allemagne, à mi-chemin entre Mulhouse et Vienne, la ville constitue une porte d’entrée vers l’Autriche (Salzbourg est à une centaine de kilomètres) et vers la Suisse (par Bregenz). Jusqu’à son rattachement à Munich en 1890, Schwabing est une commune autonome.
Entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, Munich occupe une place centrale dans l’histoire politique allemande : première grève ouvrière en janvier 1918 sous l’impulsion de Kurt Eisner, proclamation de la République des Conseils de Bavière en 1919, puis berceau du nazisme, qui y installe son quartier général en 1933. C’est aussi à Munich, en 1939, que Georg Elser tente d’assassiner Hitler au Bürgerbräukeller. Ces mouvements, bien qu’opposés, partagent une même radicalité, souvent violente. Entre 1880 et 1933, Munich est le laboratoire d’expérimentations politiques diamétralement opposées : de l’anarchisme le plus humaniste au totalitarisme le plus brutal.
Pour illustrer cette effervescence de manière anecdotique, on peut imaginer le jeune Albert Einstein, âgé de dix ans, croisant dans les rues de Munich Karl Wilhelm Diefenbach, prêchant le végétarisme. Un peu plus tard, en 1900, Adolf Hitler (onze ans) et Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine (trente ans), vivent dans la même rue, la Kaiserstraße. Ces rencontres, même si elles sont sans doute fictives, incarnent le melting-pot intellectuel, artistique et politique qu'était alors Munich. Et c’est à Schwabing que battait le cœur de cette effervescence.

la Türckenstrasse en 1910
Pour illustrer cette effervescence de manière anecdotique, on peut imaginer le jeune Albert Einstein, âgé de dix ans, croisant dans les rues de Munich Karl Wilhelm Diefenbach, prêchant le végétarisme. Un peu plus tard, en 1900, Adolf Hitler (onze ans) et Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine (trente ans), vivent dans la même rue, la Kaiserstraße. Ces rencontres, même si elles sont sans doute fictives, incarnent le melting-pot intellectuel, artistique et politique qu'était alors Munich.
Et c’est à Schwabing que battait le cœur de cette effervescence.
Devenue métropole en 1890, Munich est déjà une grande capitale artistique européenne grâce à quatre institutions majeures : l’Académie des Beaux-Arts (1808), l’Alte Pinakothek (1838), le Glaspalast (1854, détruit par un incendie en 1931), et le Deutsches Museum (1903).
La Coopérative des Artistes de Munich (Münchner Künstlergenossenschaft), fondée en 1858, revendique une identité artistique bavaroise. L’histoire artistique de la ville est marquée par une succession de sécessions, reflets d’une volonté d’indépendance et d’auto-légitimation des artistes. Cette culture du débat, de la rupture, et de la déclaration d’intentions façonne une génération convaincue de vivre un moment unique depuis un lieu exceptionnel.
Pour les amateurs d’ésotérisme, Schwabing incarne, entre 1880 et 1933, un véritable "lieu magique", doté d’un Genius Loci qui attire les âmes du temps (Ingenia Tempori). Mais ici, la magie passe à l'acte : les artistes de Schwabing affichent leur volonté de participer à l’Histoire en conscience et avec l’éthique qui leur est propre.
La Bohème de Schwabing est majoritairement composée d’immigrés : venus d’Allemagne, mais aussi de Suisse, de Russie, de Pologne, de Tchéquie, d’Estonie, de Grèce... Les Bavarois y sont minoritaires. Et tous ces artistes, intellectuels, politiciens, conscients de former un microcosme, habitent ce quartier qui devient le centre vibrant d’une nouvelle communauté culturelle européenne..
Schwabing n’est pas un lieu,
c’est un état d’esprit.
Franziska zu Reventlow
Et pourtant, Schwabing fut un lieu.
Le lieu de beaucoup de possibles, dont la vie s’est probablement nouée autour des tables des nombreux cafés (Simplicissimus, Stefanie, Luitpold…) dont Erich Mühsam et Franziska zu Reventlow déroulent le parcours comme celui d’une succession de rendez-vous, donc de discussions, d’échanges d’informations et de points de vue, d’appropriations et de mises en perspective, et autant d’étapes galantes et de disputes irréconciliables aussi.

Hanns Bolz (1885-1918)
caricature de Erich Mühsam au Café Stefanie, ca. 1912
Si j'avais su que Zeus ferait autant d'erreurs lors de la création, je lui aurais volontiers proposé mon collègue.
Der Komet, Vol. 1, numéro 22, 29 juillet 1911
Les figures marquantes de Schwabing sont toutes en rupture : avec leur classe, leur pays, leur genre, leur destin. Elles trouvent dans ce quartier un lieu d’expérimentation pour réaliser leurs aspirations philosophiques, artistiques ou intimes. Schwabing est perçu comme un espace de liberté, hors des normes sociales, un monde en soi. Mais il ne s’agit pas d’une école ou d’une colonie d’artistes au sens strict : plutôt une communauté affinitaire, raffinée, intellectuelle, souvent déconnectée du quotidien populaire.
Schwabing était une île spirituelle dans le grand monde, en Allemagne.
J'y ai vécu pendant de nombreuses années.
C'est là que j'ai peint mon premier tableau abstrait.
J'y portais des pensées sur la peinture "pure", l'art pur".
Vassili Kandinsky

la Gruppenbild der Gesellschaft für modernes Leben (Société pour la vie Moderne),
fondée en 1890 par Michael Georg Conrad (1846-1927),
Otto Julius Bierbaum (1865-1910), Rudolf Maison (1854-1904) et Hanns von Gumppenberg (1866-1928)
Bibliothèque municipale de Munich
C’est en Bavière, non loin de Munich, que Diefenbach fonde sa première colonie naturiste et végétarienne. À Schwabing, Franziska zu Reventlow mène une vie de comtesse bohème, entre littérature, libertés sexuelles et misère. C’est là qu’Emmy Hennings s’illustre dans les cabarets expressionnistes, où elle rencontre Hugo Ball, avec qui elle fondera le Cabaret Voltaire à Zurich.
Le débat entre avant-garde et tradition dans l'art, la littérature et le style de vie qui a eu lieu vers 1900 révèle toute son intensité à Schwabing, qui était bien plus qu'un simple lieu géographique. Schwabing était une surface de projection pour les rêveurs, les rebelles, les bienfaiteurs et les frontaliers. Après sa requalification en 1890 comme quartier de Munich, l'ancien village agricole de Schwabing est devenu un lieu de rencontre pour des artistes sophistiqués, exigeants, radicaux, venus de divers pays. De jeunes étudiants en art sont venus à Munich pour étudier dans les musées d'art de renommée mondiale, ou à l'académie des arts de renommée internationale, voire dans des écoles de peinture privées telles que Anton Azbe.

Anton Ažbe, Munich, 1904
La volonté d’utiliser l’art comme langage commun entre des personnes d’horizons différents rendait « l’expérience Schwabing » tout à fait unique dans ce qui était alors une Europe à l’esprit nationaliste. Les nouveaux arrivants étrangers sont rapidement devenus de nouveaux habitants de Schwabing qui ont rapidement intégré les habitudes locales dans leur propre vie. L'échange de cultures s'est révélé extrêmement productif et innovant; l'art en tant que mode de vie partagé et le rejet strict des modes de vie bourgeois ont montré aux artistes de Schwabing la voie de la modernité dans leur recherche d'une nouvelle identité.
A Schwabing, quantité d’individus ont trouvé les conditions de la réalisation de leur expression individuelle et singulière. C’est sur ces réalisations que se sont bâties leurs identités, et c’est le contexte de ce quartier de Munich à cette époque précise qui a constitué leur écrin : le foyer d’un groupe hétéroclite, dynamique, et élargi au quartier d’une ville.
Schwabing a été entre 1890 et 1920 le lieu d’une communauté informelle et ouverte, comme l’a été Montmartre, comme le sera Greenwich Village.
Mais la guerre interrompt brutalement cette effervescence. Les artistes étrangers doivent fuir. Le Blaue Reiter se disperse. Reventlow, Ball, Hennings, Kandinsky, Jawlensky quittent l’Allemagne. Lors de la brève République des Conseils de Bavière (avril-mai 1919), Landauer, Mühsam et Toller tentent d’incarner l’utopie socialiste. Leur rêve s’achève dans une répression sanglante que la bohème est accusée d'’avoir provoquée.

Stosstrupp Hitler (troupe d'assaut « Hitler ») de Munich, en 1923
Avec l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, Schwabing perd définitivement son aura. Les juifs et les intellectuels fuient ou sont déportés. La liberté d’esprit s’éteint. Reste la mémoire, et la résistance symbolique, comme celle du groupe de la Rose Blanche, animé par Hans et Sophie Scholl.

Sophie Scholl (1921-1943)
photographie d’identité judiciaire par ses geôliers lors de son arrestation, le 18 février 1943.
La spécificité de Munich dans l’histoire culturelle de la modernité tient à ce grain de folie, à cette indépendance farouche qui, encore aujourd’hui, affleure parfois à la surface.
Peut-être même... jusque dans les dernières vidéos TikTok de l’Oktoberfest.
Bohème
Bohème est un terme socioculturel qui désigne une sous-culture artistique et intellectuelle dans laquelle la relation entre les individus et la société est problématisée. La société est critiquée, et l'individualité créatrice est mise en avant.
Ce phénomène, né à Paris dans le premier tiers du XIXe siècle, s’est étendu jusqu’au premier quart du XXe siècle et n’a été observé que dans les métropoles européennes.
Selon l’homme de lettres Helmut Kreuzer (1927-2004), les caractéristiques de la Bohème comprennent:
-
la formation de groupes ou de cliques informels
-
l'agression symbolique contre les valeurs bourgeoises telles que l'argent ou l'économie du temps
-
la rupture avec les conceptions de la vie ou du monde transmises par le père
-
le rejet de la conception bourgeoise du travail dont il résulte une marginalisation sociale du sujet
L’historien Peter Gay (1923-2015) a parlé d’une véritable phobie bourgeoise au sein du mouvement bohème, dans lequel s’est développé un goût artistique spécifique et sa propre morale.
Peter Gray ajoute les caractéristiques suivantes:
-
le vagabondage
-
le libertinage
-
un habitus particulier (une manière d’être, de se comporter ou de s’habiller)
-
un jargon spécifique

Carl Spitzweg (1808-1885)
Le Pauvre Poète, 1839
peinture à l’huile sur toile, 36 x 44 cm
Neue Pinakothek, Munich
Vers 1830, alors que se développent les Écoles de Peintres à Barbizon et à Grez-sur-Loing, émerge à Paris un jeune milieu artistique qui se démarque du philistinisme (étroitesse d'esprit petite-bourgeoise) de la génération de ses parents et qui fréquente assidûment les cabarets qui fleurissent au milieu de la canaille de la butte Montmartre. Le Lapin Agile, le Chat Noir, le Moulin de la Galette, la baraque de la Goulue, le bal Bullier et le Moulin Rouge sont les lieux festifs de la confrontation symbolique entre les jeunes contestataires et leurs parents bourgeois conservateurs.

Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa (1864-1901)
Au Moulin de la Galette, 1889
peinture à l’huile sur toile, 89 x 101 cm
Art Institute, Chicago
C’est de la volonté de réaliser dès le matin la refonte du monde disputée le soir dans ces cabarets que naît la bohème comme mode de vie alternatif. On y sera pauvre puisqu’on y sera jeune. On y sera libre aussi, puisqu’on y vivra entourés de camarades, de bienveillance, et puisqu’on y pratiquera l’entraide, la débrouille, la créativité et qu’ainsi on retrouvera une qualité profondément enracinée chez l'être humain, qui ne peut ni être acquise ni enseignée, ni se perdre à cause des changements dans la constellation extérieure de la vie
Karl Kraus, die Fackel, 1906
Dans les pays germanophones, vers 1900, la bohème était un ensemble de lieux où l’on trouvait rassemblés les adversaires des opinions et des modes de vie bourgeois. Les groupes bohèmes sont nommés en partie par leur nom et en partie par les lieux où elles se réunissent: le groupe du Monte Verità tient son nom de la colline sur laquelle il est installé au-dessus d'Ascona sur le lac Majeur, le quartier de Schwabing a donné son nom à la bohème éponyme.
En tant que mouvement d’opposition, la bohème fédère des objections et des profils hétéroclites qui se prononcent contre l’Allemagne wilhelmienne. Ces mouvements contribuent au débat qui accompagne et oriente la transition de la société allemande depuis la féodalité vers une forme républicaine, industrielle et capitaliste. Les objections exprimées à l’endroit des groupes sociaux dominants structurent les communautés bohèmes autour d’un ensemble de réalisations qui peuvent varier selon que l'implantation de la communauté se trouve en ville ou en milieu rural.
Il peut s’agir de réaliser les conditions de l’évasion du monde moderne, bourgeois et industriel; ou de mettre en œuvre des idées coopératives et anarchistes. Il peut s’agir assez simplement de laisser libre cours à des excentricités, ou alors d’entretenir des projets révolutionnaires.
Il faut cependant garder à l’esprit que la Bohème, (à l’inverse des Wandervögel) n’est pas constituée d’individus provenant des classes populaires, mais plutôt de familles aisées qui, pour beaucoup, subviendront aux besoins de leurs rejetons bohémiens.
Les théories du Lebensreform vont trouver dans la bohème un terrain d’expérimentation particulièrement dynamique puisque ces théories proposent des modèles d’autosuffisance (le végétariannisme), d’opposition à la modernité (la vie naturelle), comme à la morale bourgeoise (le naturisme et l’union libre).
La mise en œuvre de ces principes permet de réaliser des modes de vie alternatifs.
La Bohème de Schwabing va être entre 1885 et 1914 le laboratoire philosophique, littéraire et artistique des propositions du Lebensreform. La détermination des individus qui constituent cette bohème en fera toute la radicalité et la richesse. C’est dans ce quartier de Munich que des enfants de Nietzsche vont mener la plus intense des disputes entre l’âme et l’esprit, avant que la première guerre mondiale n’en disperse définitivement les acteurs.

Leo von König (1871-1944)
Au Bohème Café, (John Höxter et Spela Albrecht), 1909.
paru dans Jugend 17, 1912
Bayerische Staatsbibliothek
Publications
L’une des particularités du mouvement bohème de Munich est d’avoir été accepté par une partie de la bourgeoisie libérale locale, malgré son adhésion à des valeurs progressistes. A postériori, le loup peut sembler confortablement installé dans la bergerie: un loup du symbole plutôt que de l’attentat, un loup qui ne sera pris au sérieux par les munichois qu’à partir de 1919.
En 1885 on trouve à Munich la revue Die Gesellschaft (la Société), un hebdomadaire consacré à la littérature, aux arts et à la société qui précisera dans ses sous-titres sa volonté d’articuler l’art, la littérature et la vie publique, sociale et politique.
Cette ligne éditoriale est dirigée par Michael Flürscheim (1844-1912), économiste chevronné, ardent défenseur du Georgisme et engagé dans la lutte pour l’établissement d’un impôt foncier unique. Cet “impôt sur la terre” ne vise pas à déposséder les propriétaires terriens de leurs biens, mais à obtenir qu’ils restituent à la communauté une partie de ce qu’ils prélèvent sur la ressource naturelle, qui est considérée comme propriété commune.
Michael Georg Conrad (1846-1927) est à l’initiative de la création de cette revue, dans les pages de laquelle il publie les poèmes naturalistes de Anna Croissant-Rust.
Unique membre féminin de la Société pour la Vie Moderne, Anna Croissant-Rust a été l’auteur de poèmes d’inspiration réaliste qui ont révélé les terribles conditions d’existence du monde agricole et des classes ouvrières.

Anna Croissant-Rust (1860-1943)
C’est dans les pages du Gesellschaft qu’une nouvelle génération d’intellectuels munichois va trouver un forum. La ligne éditoriale du périodique était centrée sur une critique littéraire et sociale de l’époque wilhelmienne (incarnée par le poète lyrique et dramatique Paul Johann Ludwig von Heyse, 1830-1914) en usant de points de vue réalistes et naturalistes.
Reflet des antagonismes naissants, les pages du Gesellschaft relaieront également des propos antisémites et social-darwinistes.

Die Gesselschaft
premier numéro, janvier 1885
Dans sa suite de ce périodique dont la publication cessera en 1902, vont paraître les revues Simplicissimus, Jugend et Kain, qui vont favoriser une expression publique des problématiques qui animent la Bohème et offrir à leurs auteurs des opportuinités de revenus.
A Munich, la bohème a pignon sur rue, et soutient une production littéraire remarquable, faite de journaux, d’articles, d’essais et, plus ponctuellement de romans autobiographiques. Il peut sembler assez évident qu’une communauté d’auteurs tellement attentifs à la conduite et aux déterminants de leurs existences ait été tellement portée à rédiger des autobiographies, mémoires et journaux. (Franziska zu Reventlow, Hugo Ball, Paul Klee, Erich Mühsam, Emil Szittya…), mais il faut rappeler que le format du “Journal” est le minimum auquel tout être habité par la littérature ait à se plier pour se prévaloir d’un statut d’artiste, ou d’écrivain.
Carnaval
C’est le carnaval, ce moment de renversement de l’ordre du monde, qui permet à Munich d’intégrer sa Bohème et son folklore. À Munich, les lieux bohèmes sont considérés comme un prolongement du carnaval, dont le libertinage et la célébration de la jeunesse sont les caractéristiques principales.

le char du café Simplicissimus pour l’édition 1910 du carnaval de Munich
Les grandes caves de plusieurs milliers de bouteilles du Löwenbräu, du Mathäser et du Hofbräu étaient remplies d'une armée de gens merveilleux qui, entre les guirlandes de sapins et les chopes de bière, déclenchaient une orgie de danses et de cris d'une beauté barbare. Les couples buvaient ensemble dans une chope de bière, du mobilier est vendu et des cuisines sont gagées juste pour pouvoir se livrer à cette frénésie.
Kasimir Edschmid : Munich Fasching, 1910
Ici, tout se boit, tout est exposé, personne n'est gêné devant les autres, et neuf mois plus tard, après la chaude saison du carnaval, la population de Munich augmente considérablement.
Igor Grabar, 1914
Les bals de la brasserie Schwabinger étaient une symphonie de tout Schwabing. La fête de Bacchus dans cette brasserie a permis de voir tout ce qui faisait partie de l'esprit de cette ville, qui, ici seule en Allemagne, s'était mêlée à l'aristocratie et à l'art.
(...)
Combien de fois voit-on que le lendemain des bals, les groupes de jeunes gens les plus fantastiques se précipitent dans le jardin anglais, les nymphes à côté des princesses indiennes et les nègres à côté des Bajazzo, tableau plus que stupide et entre le les buissons et les étangs de ce parc semblent si naturels, comme si une époque était revenue, tout comme les peintres l'ont peint lorsqu'ils voulaient représenter l'impartialité et le bonheur, qui n'est autre que la jeunesse.
Kasimir Edschmid : Munich Fasching

Stefan George, Karl Wolfskehl et Franziska zu Reventlow
posant pour le Carnaval des écrivains en 1903
Musée Municipal de Munich, archives Hoerschelmann
Une journée merveilleuse. La ville entière est debout. Le carnaval est à son apogée. Le public allemand est laid et grossier. Ils donnent des coups de poing et des baisers qui ne valent pas mieux que des coups de poing. Ils lancent des confettis comme s’ils avaient un devoir à accomplir. Pas un mot drôle, pas un rire plein d'esprit.
Marianne von Werefkin, Lettres à un inconnu , 1901-1905
Erich Mühsam distingue deux sortes d'expériences enivrantes en comparant le carnaval de la bonne bourgeoisie aux fêtes des artistes de Schwabing qui débordaient de joie, de folie et de désir érotique. Les deux célébrations déclenchent l’ivresse - mais que peut savoir le Munichois, dans son ivresse alcoolisée, de celle du Schwabinger vécue dans la vraie jouissance de la joie et de la beauté.
Erich Mühsam
Cette quête de la jouissance va être une caractéristique persistante de l’ensemble des mouvements alternatifs du XXème siècle.
Sociabilité
Les quartiers munichois de Schwabing et Maxvorstadt, situés au nord de la vieille ville, étaient particulièrement adaptés au mode de vie bohème en raison de leur proximité avec l'académie des beaux-arts et de l'université, assortie de conditions de vie peu chères.
Schwabinger Boheme est devenu un terme populaire parce que Schwabing était considéré comme un endroit où les gens pouvaient se loger pour très peu d’argent. Les bohèmes ayant, pour l’essentiel, renoncé à tout travail régulier et critiquant ouvertement l’idée d’une richesse individuelle qui ne serait fondée que sur l’estimation de la fortune, il va de soi qu’ils et elles ne disposaient en général que d’assez peu d’argent (ou seulement de l’argent des autres).
Contrairement aux formes bourgeoises de sociabilité, celle pratiquée par la bohème n’est pas hiérarchique: on doit pouvoir entrer et sortir librement des lieux de sociabilité bohème. Cette accessibilité est même vue comme la condition première de la réalisation de la fête de l’esprit attendue de ces rencontres qui prennent volontiers des airs de spontanéité. C’est ce qui fera le succès des cafés, qui deviennent des points de rencontres inopinés et dont la liste d’adresses constitue l’itinéraire, la randonnée sociale de la bohème de Munich.
Il fait extrêmement chaud et je retourne au travail, mais je ne peux faire aucun progrès. Et des personnes complètement nouvelles. J'ai récemment rencontré Fritz Huch et il m'a présenté à ses amis et est resté assis dans la brasserie jusque tard dans la nuit. Mon Dieu, c'est finalement quelque chose de complètement différent, comme venant d'un monde nouveau mais connu et familier.
Franziska zu Reventlow : Nous nous regardons dans les yeux, la vie et moi. Journaux 1895-1910
Cafés
Les pauvres appartements dont ils et elles disposent interdisent aux bohèmes de Munich les rendez-vous à domicile. Quelques personnalités remarquables, dont Marianne von Werefkin, disposent d’adresses propres à faire salon où à reçevoir le monde, mais pour les autres il n’y a qu’un lieu possible: le café.
Ces établissements sont des espaces de transit ou des non-lieux, dans lesquels les bohèmes se sentent chez eux et s’y rassasient de leur sport favori : la discussion, le débat, la prise de position. Les Bohèmes munichois y trouvent le cadre de rencontres et d’échanges où l'on oublie sa propre solitude, confronté à une audience avide de déclarations intempestives. Les cafés ont les faveurs d’une bohème qui apprécie de s’y pouvoir rencontrer "à égalité", et sans rendez-vous préalable - la volatilité et l'intensité se conjuguent fort bien dans un café. Ici, tout le monde est invité, et personne n’a à assumer le rôle d’hôte.

emplacements des cinq cafés cités: Simplicissimus, Die Elf Executioner, Stefanie, Luitpold et Hofbräuhaus
Hofbräuhaus

Devant la Hofbräuhaus, 1896
Archives Monacensia
L'histoire de la taverne la plus célèbre du monde, la Hofbräuhaus de Munich, remonte au XVIe siècle : le duc Guillaume V fit construire la Hofbräuhaus comme brasserie pour sa cour en 1589 parce que la bière bavaroise n'était pas assez bonne pour lui et que la bière importée d'Einbeck était trop chère.
On se souvient qu’entre 1881 et 1884 c’est devant cette brasserie que Karl Wilhelm Diefenbach venait prêcher le végétarisme et le renoncement aux boissons alcoolisées.
Après divers remaniements, c’est un Hofbräuhaus rénové qui est inauguré le 22 septembre 1897.

Le Hofbräuhaus de Munich avant la rénovation en 1896
Archives Monacensia

Le nouveau bâtiment vers 1900
Archives Monacensia
Dans son glossaire « La ville de la bière de Munich », Michael Georg Conrad qualifie Munich de « première forteresse de la bière au monde ».
En plein centre se trouve la citadelle classique de Gambrinus de la période Urbajuwar : la Hofbräuhaus royale. Tout autour de la ville s'étend le mur des bâtiments des caves à bière comme un anneau incassable, avec de nombreuses dépendances et barricades provocantes face à chaque coin du ciel. Quelle que soit la route, la terre, l'eau ou la voie ferrée dont l'étranger s'approche, il doit traverser la ceinture de châteaux-caves ; Les bouchons de bonde lui cognent dessus partout, des chants de bière guerriers avec des claquements de banzen et des cliquetis de plafond rugissent autour de lui et l'assourdissent.
Le dramaturge autrichien Ignaz Franz Castelli relate une expérience similaire :
Plusieurs pièces et toute la cour sont tellement remplies de monde que quelques centaines d'autres, qui ne trouvent plus de place aux tables, sur les charrettes ou dans les tonneaux qui traînent dans la cour, mangent leur bière debout, une chope à la main. Il y a un tumulte et un bruit pas comme les autres, mais le pire est à la taverne. Des centaines de personnes sont là, ayant vidé leurs chopes, les sirotant dans l'eau qui coule et attendant qu'un nouveau lot de bière fraîche de la cave soit à nouveau servi. Ici, vous ne mangez que du pain, des saucisses et du fromage, et vous devez payer dès que vous recevez quelque chose.
Ignaz Franz Castelli., Munich. Une tentation de lecture

La brasserie de la Hofbräuhaus 1896
Archives Monacensia
Pour le journaliste Otto Julius Bierbaum, la Hofbräuhaus était l'un des derniers bastions de la culture bavaroise, dont la disparition le préoccupait beaucoup. Dans sa vision de la « ville étrangère », il se plaint :
Il n’y a plus de Munich du tout. Depuis 1871, cette ville est devenue lentement mais sûrement prussienne. C'est fini avec tout le confort. Si vous marchez sur le pied de quelqu'un et dites, comme il se doit : Oh, monsieur le voisin ! c'est donc considéré comme impoli et mauvais. Si vous allez boire une bière quelque part et déballer votre fromage et votre « mess » (charcuterie), la serveuse vous regarde d'un air désapprobateur. La bière s'amincit chaque année, et partout où on crache, on crache sur un Prussien. S'il n'y avait pas le "Keller" et le Schwemm à la Hofbräuhaus, le Salvator et le "Wies'n" à l'Oktoberfest, vous pourriez tout aussi bien émigrer immédiatement à Berlin.
Otto Julius Bierbaum : Vues de la ville étrangère
Le romancier et philologue Victor Klemperer (1881-1960), qui étudia à Munich et y enseigna brièvement en 1919, se souvient dans ses mémoires Curriculum Vitae d'une observation étonnante lors d'une visite à la Hofbräuhaus :
Un jeune couple était assis juste à côté de nous, tous deux avaient leur bière devant eux, et un petit garçon d'environ deux ans était assis sur les genoux de la femme. Le père prit son pichet, le porta à la bouche de l'enfant, le souleva peu à peu comme on soulève avec précaution un biberon de lait pour bébé, puis montra à la femme avec une expression fière combien le petit garçon avait bu, et la mère lui caressa la tête avec une tendre appréciation.
Simplicissimus :
un journal
Simplicissimus c’est d’abord un journal fondé en 1896 par l’éditeur Albert Langen (1869-1909).

Théophile Alexandre Steinlein (1859-1923)
Gil Blas n°41 du 8 octobre 1893
Inspiré de l’hebdomadaire illustré français Gil Blas, ce périodique emprunte son nom au héros du roman picaresque Les Aventures de Simplicius Simplicissimus (1669) par Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen, qui relate les aventures tragi-comiques d’un naïf pendant la guerre de Trente Ans.
Le miroir satirique de l’époque que présente le périodique a connu un très grand succès. Si le premier numéro ne fut tiré qu’à 15 000 exemplaires le 1er avril 1896, celui du 1er avril 1904 atteignait 85 000 exemplaires.
Simplicissimus n’épargnait rien ni personne : il s’en prenait explicitement à la morale, aux mœurs et même à l’Empereur, ce qui n’était pas sans risque. Dans son poème In heiliger Land (En Terre Sainte), Frank Wedekind, sous le pseudonyme de Hieronymus, tournait en dérision le Kaiser Wilhelm II, ce qui lui valut ainsi qu’à Thomas Theodor Heine, auteur de la caricature, six mois de prison ferme, alors que l’éditeur de la revue, Albert Langen, dut passer quatre ans et demi d’exil en Suisse et s’acquitter d’une amende de 20 000 goldmarks.
Mais rien n’arrête la satire sociale et politique. Simplicissimus va être le relais des problématiques de l’époque telles qu’avancées par la société intellectuelle et bohème de Schwabing.
Hermann Hesse, Heinrich Mann, Fanny zu Reventlow, Robert Walser, Frank Wedekind, Thomas Mann et Rainer Maria Rilke vont être des contributeurs réguliers de la publication, qui sera illustrée des oeuvres de George Grosz, Thomas Theodor Heine, Alfred Kubin, Jules Pascin, Eduard Thöny et Heinrich Zille.

Thomas Theodor Heine (1867-1948)
Simplicissimus, 1896

Bruno Paul (1874-1968)
Les « poètes allemands » préfèrent s’asseoir au café
Ernst von Wolzogen avec un fume-cigarette, Max Halbe avec un pince-nez et Paul Heyse de profil
Caricature de 1897 parue dans Simplicissimus
Bibliothèque d'État de Bavière / Archives d'images
Pendant la Première Guerre mondiale, la revue se soumet au nationalisme ambiant, avant de trouver dans la République de Weimar (1919-1933) l’élan d’un nouvel essor et d’un renouveau artistique.

Karl Valentin sur la couverture de Simplicissimus, 1928
À l'arrivée des nazis au pouvoir, Thomas Theodor Heine dut s'exiler en Suède et, après quelques mois d'interdiction, la revue fut contrainte de relayer la politique du Troisième Reich, comme sa consœur Jugend, mais continuera de publier régulièrement jusqu’en 1944, en gardant un esprit satirique mais corseté dans un cadre patriotique.
Simplicissimus :
un cabaret
La notoriété sulfureuse de la publication Simplicissimus va se trouver amplifiée par la création du cabaret éponyme : le Simplicissimus Kunstler Kniepe.
Kathi Kobus (1854-1929), la fille de l'aubergiste de Traunstein, est arrivée à Munich en 1890, a d’abord gagné sa vie comme serveuse et modèle de peintre. Elle reprend un bar au numéro 57 de la Türckenstrasse qu’elle nomme Simplicissimus, en hommage au magazine satirique. De ce bar elle fait en 1903 un café, la nuance indiquant que l’on y recevra volontiers les intellectuels bohème et qu’il s’y pourront exprimer de manière informelle. C’est la recette qui fera le succès de l’établissement.
Simplicissimus est donc simultanément une revue satirique (de 1896 à 1944) et un café qui sera tenu par Kathi Kobus jusqu’en 1919.
Le Simpl est devenu le centre social de la bohème de Munich.
Tous ceux qui vivaient ou étudiaient à Munich s'y rendaient. Tous ceux qui traversaient Munich s'arrêtaient chez Kathi. Oui, des gens d'Amérique et d'autres pays venaient de loin juste pour faire connaissance avec elle et son bar d'artistes. Les jeunes artistes chantaient au luth ou au piano. D’autres dansaient, jouaient des scènes de théâtre, pratiquaient des arts magiques et toutes sortes de divertissements artistiques étaient proposés. Au début, cela a été fait de manière improvisée, plus tard, lorsque Kathi en a tiré beaucoup d'argent, par accord et contre paiement, bien que très maigrement.
Joachim Ringelnatz : Mémoires

intérieur du Simplicissimus en 1900 (Kathi Kobus à gauche)
Scherl/Süddeutsche Zeitung Photo
Le café pouvait accueillir des réunions de cercles ou d’associations, on y pouvait entendre régulièrement des prises de parole en public ou y assister à ce que l’on nommerait aujourd’hui des performances artistiques (à défaut d’y pouvoir accoler le nom d’un format théâtral connu). Joachim Ringelnatz (Hans Gustav Bötticher, 1883-1934)) ou Ludwig Scharf (1864-1934) déclamaient leurs propres textes qui pouvaient relever du comique de stand up comme du poème politique. Le café d'artistes Simplicissimus va réunir des habitués dont Erich Mühsam et Frank Wedekind qui vont y trouver une scène informelle pour y dire leurs propres textes et poèmes ou y débattre vivement des problématiques qui les animent.
C’est au Simplicissimus encore qu’Hugo Ball (1886-1927) a pu rencontrer Emmy Hennings (1885-1948), qui s’y présentait comme Diseuse, et il semble évident que ce à quoi ils ont pu assister dans ce café leur a servi d’inspiration pour la création du Cabaret Voltaire. Il y a donc une filiation évidente depuis le cabaret du Chat Noir jusqu’au Cabaret Voltaire, qui passe par le Simplicissimus.

Public et artistes au Simplicissimus en 1909
Archives municipales de Munich
Au Simplicissimus, il était d'usage que les artistes vendent leurs cartes postales au public après les représentations, un revenu complémentaire qui nous paraissait très souhaitable car Kathi ne pouvait pas nous payer un cachet élevé. En échange, Marietta, notre charmante Diseuse, et moi-même avons dégusté chaque soir une soupe aux boulettes de foie, qui nous était offerte gratuitement, tandis que le poète Joachim Ringelnatz, qui apparaissait également ici et n'était alors connu qu'à Munich, était autorisé à boire autant qu'il voulait.
Emmy Hennings : Le jeu éphémère. Chemins et détours d'une femme

Emmy Hennings
carte postale, 1913
Die Elf Executioner
Les Onze Bourreaux (Die Elf Executioner) est le nom du premier cabaret politique fondé dans le quartier de Schwabing à Munich en Allemagne et l’un des premiers cabarets allemands en général.

la scène du cabaret des Onze Bourreaux, ca 1901
La création du premier cabaret politique de Munich se situe vers 1897, juste après la création du journal Simplicissimus, et six ans avant celle du Simplicissimus Kneipe, lorsque Otto Julius Bierbaum fait d’un cabaret artistico-littéraire le thème de son roman Stilpe.
Dans son roman, Bierbaum intègre des notions dont la gravité réaliste contredit les visions idylliques de la littérature destinée à devenir populaire. Bierbaum fait l’avance d’une philosophie de la vie qui en assume les vicissitudes : fatalité de la mort, vanité des systèmes politiques, hypocrisie des morales. Cet angle littéraire le conduit à produire une critique de l'Eglise et de l'État qui sont jugés l’un comme l’autre porteurs d’une morale périmée, aliénante et hypocrite. Bierbaum développe son récit dans des formes brèves et porteuses d’un érotisme subtil qui développe un art de vivre en résistance. C’est ce roman qui va inspirer la création du cabaret Überettl à Berlin, et Die Elf Executioner à Munich.
Dans l’environnement du journal Simplicissimus et de l’Akademisch-Dramatischen Verein (ADV: union académique dramatique), on cherche un nouveau théâtre qui prendrait pour modèle le cabaret montmartrois Le Chat Noir. Par ailleurs, l’organisation d’auteurs en fédération accorde à l’ADV le poids et la légitimité pour défendre leurs activités : créée en février 1900,la Fédération Goethe pour la protection de l’art et de la science libres (Goethebundes zum Schutze freier Kunst und Wissenschaft) prend des positions qui vont à l’encontre des dispositions gouvernementales en se prononçant contre la nouvelle Loi Heinze, qui est perçue comme une menace pour la liberté artistique puisqu’elle vise à interdire arbitrairement la représentation d’actes dits immoraux dans les oeuvres d’art, la littérature et les représentations théâtrales. En 1900, le durcissement des positions de l'État attise les braises d’un théâtre frondeur.

Ferdinand von Rezniček (1868-1909)
Lex Heinze
Pfui Teufel! Wie kann man so ohne Borsten herumlaufen?
(Pfui Teufel ! Comment peut-on se promener ainsi sans poils?)
Simplicissimus. Vol. 4, No. 49 (27. Février 1900)
Votée en 1900, la Lex Heinze entendait redonner du poids aux valeurs morales conservatrices et, afin de combattre toute forme artistique subversive, d’encadrer la création artistique. A Munich, certaines statues, dont la nudité fut jugée immorale, furent pudiquement recouvertes de feuilles de figuier. La réponse des artistes munichois s’est exprimée par la création du cabaret qui s’ouvrit le 13 avril 1901 et qui devait rester célèbre sous le nom des Onze Bourreaux (Die Elf Scharfrichter).

Bruno Paul (1874-1968)
Täglich die Elf Schafrichter, 1903
Kunstsammlungen Chamnitz-Museum Gunzenhauser
Les initiateurs du projet lancent une souscription pour assurer le financement de cette nouvelle scène, vendant des parts de la future entreprise à des mécènes munichois. Le théâtre ouvre au 28 Türkenstraße à Munich, dans l’arrière-cour de la brasserie Zum Goldenen Hirschen. Les murs sont décorés de peintures exécutées par des artistes comme Félicien Rops ou Thomas Theodor Heine. À l’entrée de la salle de spectacle qui offre 100 places assises, se trouve une tête de mort affublée d’une perruque, dans laquelle est plantée une hache. C’est Bruno Paul qui dessine en 1903 l’affiche du cabaret. Leo Greiner compose une « Ballade des bourreaux » pour laquelle le principal musicien du groupe, Hans Richard Weinhöppel, compose une marche. Chaque programme commence ou s’achève par cette marche des Onze vêtus d’immenses manteaux rouge sang.
Trois fois par semaine les bourreaux proposent un programme qui change chaque mois.

Marya Delvard (1874-1965)
Österreichische Illustrierte Zeitung, 4. März 1906
Le seul membre féminin du groupe lors de la création, Marya Delvard, originaire de Lorraine, en est aussi la vedette ; elle lance le genre alors encore inconnu en Allemagne de la chanson réaliste à la française (à la suite d’Aristide Bruant, dans le style d’Yvette Guilbert).
Frank Wedekind est en 1901-1902 l’un des onze bourreaux, il chante ses propres compositions en s’accompagnant à la guitare. Une sélection des chansons et poésies de l’époque a paru sous le titre Greife wacker nach der Sünde (Atteindre le péché avec audace). On joue aussi des petites pièces satiriques en un acte.
À cause des allusions politiques satiriques, des conflits ont lieu régulièrement avec les services de la censure.
Guillaume Apollinaire en fait le sujet d’un article dans la Grande France en octobre 1902.
Des tournées ont lieu dans toute l’Allemagne et au-delà, avec des succès variés. Du 9 au 12 décembre 1903 une représentation du groupe est donnée à l’hôtel Savoy de Vienne.
À l’automne 1904, le cabaret, qui a souffert de problèmes financiers récurrents, ferme à cause de dettes considérables.
café Stefanie

Café Stefanie, Amalienstrasse 25, 1905
Le Café viennois Stefanie, ouvert en 1896, l’année de la première parution du journal Simplicissimus, au 14 Amalienstraße (aujourd'hui 25), était connu bien au-delà des frontières de Munich et était cité au même titre que le Café des Westens berlinois et le Café viennois Griensteidl comme un lieu emblématique de la ville et le signe incontestable de son statut de métropole moderne.
Le journaliste Otto Julius Bierbaum , qui a notamment publié le magazine Die Insel , compare Munich à Montmartre. Dans son regard sur la « ville étrangère », il s'extasie sur les « magnifiques coureurs de jupons », les studios bon marché et les généreux marchands qui accordent des crédits à long terme. C’est ainsi que vous apprenez gratuitement et que votre génie grandit. Oh, il pousse fort bien à Schwabing et les gens l'admirent au Café Stephanie.
Ni la pauvreté ni la discontinuité ne sont le critère décisif pour les bohèmes, mais le désir de liberté, qui trouve le courage de rompre les liens sociaux et de créer des formes de vie qui opposent la moindre résistance à leur développement intérieur.
Erich Mühsam
le Café Stefanie était l'un des rares bars autorisés à rester ouverts jusqu'à 3 heures du matin, c'était donc le lieu de rencontre idéal pour les noctambules. Dans ses Mémoires Apolitiques, Erich Mühsam énumère parmi les invités réguliers : de nombreux peintres, écrivains et génies en herbe de toutes sortes, ainsi que de nombreux artistes étrangers, russes, hongrois et slaves des Balkans, bref ce que le munichois résume dans le nom collectif de Schlawiner.
Les réguliers du café Stefanie sont d’abord des artistes : les illustrateurs et caricaturistes Henry Bing, Hanns Bolz et Ernst Stern, tous trois publiant leurs dessins dans le journal Simplicissimus y avaient leurs habitudes. On y pouvait rencontrer le peintre de la sécession berlinoise Lovis Corinth, les membres du Blaue Reiter Franz Marc, Marianne von Werefkin et Paul Klee; l’écrivain et dessinateur Alfred Kubin (encore étudiant à l’Académie des Beaux-Arts) ou encore l’écrivain expressionniste Leonhard Frank, le dramaturge Klabund et l’autre dramaturge et pièce essentielle du cabaret munichois Frank Wedekind. La poetesse Else Lasker-Schuler, l’écrivain Heinrich Mann (frère de Thomas et journaliste au Gesselschaft), la diseuse Marya Delvard au sortir des Elf Executioner et la personnification de la vie bohème par excellence – Franziska Gräfin zu Reventlow (qui, de toutes façons, fréquentait TOUS les cafés de Munich).
Quelque part dans la maison et dans le ciel, il devait y avoir une centrale électrique. Les convives, reliés au courant à haute tension, se déchaînaient en gesticulant à gauche et à droite et devant et hors des banquettes rembourrées sous des décharges électriques, tombaient épuisés et se relevaient au milieu d'une phrase, les yeux grands ouverts dans le bataille d'opinions sur l'art.
Leonhard Frank
Il y avait deux pièces, une grande avec deux tables de billard, des chaises Thonet... et une plus petite aux fenêtres de laquelle étaient assis les joueurs d'échecs. ... Dans la petite salle, les joueurs d'échecs sont accroupis en silence sur leurs échiquiers : Gustav Meyrink, qui a popularisé la magie et l'horreur, joue avec Roda Roda [alias Sandór Rosenfeld], qui remplace l'uniforme d'officier qu'il portait obligatoirement. gilet rouge et le monocle dans sa face rubiconde de bouledogue.
Richard Seewald, Au Café Stefanie
Le café Stefanie attirait la frange la plus à gauche de la Bohème. Le Stefanie est devenu un port d'attache pour les révolutionnaires qui ont institué la République soviétique de Bavière juste après la Première Guerre mondiale. On y pouvait entendre le principal anarchiste révolutionnaire allemand et théoricien du socialisme libertaire Gustav Landauer (1870-1919) y débattre avec le sociologue et économiste Otto Neurath (1882-1945, futur conseiller économique de la République des conseils de Bavière) et les philosophes anarchistes et communistes Erich Mühsam (1878-1934) et Kurt Eisner (1867-1919). C’est dans ce café que va se décider la révolution qui aura lieu en 1919.
Entre anarchie et psychanalyse il faut citer Otto Gröss (1877-1920), qui laissera le récit d’une existence sulfureuse, ponctuée de séjours atroces dans des hopitaux psychiatriques, d’une dépendance marquée à la cocaïne et à la morphine, et l’auteur d’une théorie subversive de la psychanalyse.
Le bâtiment qui faisait l’angle de l’Amalienstrasse et de la Theresienstrasse a été lourdement bombardé et il ne reste rien du Café Stefanie. Un restaurant exotique s’est installé à cette adresse, et quelques vestiges sont conservés au Musée Valentin de Munich.

le Café Stefanie après les bombardements de 1945
C’est du Café Stefanie, et probablement sur les conseils d’Erich Mühsam, que quantité des bohèmes de Schwabing vont partir à partir de 1910 pour rejoindre les rives du lac Majeur, Ascona, et parfois la colonie du Monte Verità.
Café Luitpold

café Luitpold, ca. 1900
Ce sont les artistes et intellectuels les plus établis qui avaient tendance à se rassembler dans la salle monumentale du Café Luitpold. C’est dans cette salle, dit-on, que se serait décidée la constitution du Blaue Reiter en 1911.
Franziska zu Reventlow y avait établi sa résidence secondaire, où elle retrouvait le philosophe, psychologue et graphologue Ludwig Klages, par ailleurs membre du Cercle des Cosmiques (avec Karl Wolfskehl et Stefan George) et ardent défenseur du matriarcat théorisé par Johann Jakob Bachofen.
De ses moments passés au café Luitpold, la Comtesse a laissé le journal duquel sont extraits les passages suivants (de février à mai 1901):
14 février 1901
Patin avec Klages. A midi Adam Léopold.
17 février
La Renaissance de Burkhardt commence dans la soirée. Puis avec A. dans Léopold.
19 février
Belle randonnée. Après-midi. Patinons ensemble. Puis discutons au Léopold.
26 février
Malade. Journée nerveuse. Vers A. irritable et horrible.
Il m'a manqué ensuite au Léopold et je ne l'ai pas revu de la journée.
3 mars
Le reste de la journée a été un peu perdu, très agité et plein de maux de tête.
Déjeuner avec Klages et George à Léopold
4 mars
J'ai appris le grec et traduit quelque chose. Soirée avec Klages et George Leopold.
5 mars
Ensuite Wolfskehl , George, Kl.
Je viens de me rendre compte que j'ai complètement oublié Bel Ami ces derniers temps.
9 mars Hier soir avec Klages et Wolfskehl Leopold. A minuit, monsieur. Samedi aussi.
16 mars
Aujourd'hui soir avec Klages et d'autres au Léopold.
18 mars
Rolf – Prête-moi 3000 marks. Il faisait beau et j'étais très heureuse.
Lundi soir avec Adam à Falckenbergs. Ensuite Léopold.
15 avril
18 heures Adam à la gare.
Plus tard avec lui, Sonni, les chambres fleuries de Baschl Schmitzen
et encore une heure seule avec Adam au Léopold.
22 avril
Hier soir avec A. au Léopold. C’est encore quelque chose de complètement différent.
Tout ce qui me manque de l'autre côté.
Si seulement je pouvais forger celui que je n'ai pas avec toutes les personnes que j'ai.
6 mai
Café au lit le lendemain matin. Oh, être si soignée et choyée. Puis vint Klages.
J'ai fait les dernières courses, pour la dernière fois avec lui et A. au Léopold, dehors
sous la tente.
Franziska zu Reventlow: Nous nous regardons dans les yeux, la vie et moi. Journaux 1895-1910

première Journée Bavaroise des Femmes
du 18 au 21 octobre 1899 au Café Luitpold
Avant-Gardes
La bohème de Schwabing a été le creuset dans lequel se sont réalisés les mouvements artistiques qui scellent le passage vers le XXe siècle. L’académisme, le ballet et les sonnets y sont dépassés par des formes artistiques, tous genres confondus, qui embrassent les problématiques de leur époque : l’altérité, la psyché, l’expression et la liberté individuelle sont des notions dont les artistes vont s’emparer avec une détermination qui aujourd’hui peut laisser rêveur, rêveuse.
Le groupe d'artistes Der Blaue Reiter s'est engagé sur la voie de l'abstraction en soutenant la subjectivité.
L'école de danse de Rudolf von Laban (1879-1958) a inventé une chorégraphie expressive et délibérée.
La littérature s’est faite pamphlétaire et le pamphlet littéraire.
Le lieu de la scène a aboli le spectacle en y permettant une poésie expressionniste, un cri, un éclat du réel, et dans toute cette frénésie il en est aussi qui n’ont pas fait grand’chose mais c’est sans importance puisqu’ils en étaient.
La bohème de Schwabing constitue presque une avant-garde. Si les ambitions de Vassily Kandinsky sont tout à fait claires : il s’agit pour lui d’entrer dans une histoire très structurée qui est celle de l’art et il va donc falloir trouver le moyen d’en intégrer les réseaux institutionnels. Cette stratégie, alimentée par sa fortune familiale, sera soutenue par des écrits théoriques et de l’enseignement et va en effet faire passer le Blaue Reiter directement dans le champ des avant-gardes identifiables comme telles.

Franz Marc (1880-1916)
Blaues Pferd I (Cheval Bleu I), 1911
Lenbachhaus, München
Toutefois, les autres formes artistiques persistent à jouer dans les no man’s land qui séparent les disciplines lorsqu’elles sont observées depuis la taxinomie officielle.
Rudolf von Laban extrait la danse de la gymnastique rythmique de Jacquez Dalcroze, et fait des exercices hygiénistes collectifs inventés par ce dernier des moments de danse de groupe voire de masse fondés sur la subjectivité des danseurs.
Frank Wedekind devient un auteur dramatique en empruntant aux saltimbanques et aux pantomimes.
Emmy Hennings ne se dresse dans la salle ni pour réciter ni pour jouer mais pour dire, c’est-à-dire pour être.
Et Franziska zu Reventlow va au café… avant de se recoucher.
La magie des documents et des textes permet d’observer cette éclosion puis cette disparition avant qu’elle ne fasse l’objet d’une muséification, si tant est qu’elle en ait fait l’objet. C’est parce que les traces qu’elle a laissé sont restées diffuses que la bohème a un effet si puissant sur l’imaginaire, et qu’elle persiste à la façon d’un mythe encore capable d’alimenter la gourmandise pour la liberté.
De façon caricaturale, la bohème épate le bourgeois: elle le provoque et c’est ce qui la rend irrésisitble aux yeux de ce même bourgeois.
La provocation c’est que la bourgeoisie venait chercher dans ces lieux, exactement comme la bourgeoisie parisienne pouvait aller le faire au Chat Noir. Et comme la provocation repose bien souvent sur l’étalement au grand jour des tabous dont le bourgeois (ontologiquement frustré) est à la fois la victime et le prédicateur, la Bohème donne la possibilité au bourgeois-victime d’un moment d’apaisement caractérisé par le rire. Rien n’apaise comme le rire, rien ne subvertit comme le rire.
Ce schéma qui fait osciller de l’attraction à la répulsion dans un cadre symbolique, s’applique aussi bien en ce qui concerne la remise en question de la morale bourgeoise exprimée par Frank Wedekind et Oskar Panizza (1853-1921), comme il s’applique à l’interprétation psychanalytique des concepts d'amour et de pulsion par Otto Gross (1877-1919), comme il s’applique aux débuts de l'avant-garde picturale et à l’émergence de l’expressionnisme. Aujourd’hui encore : une authentique banane maintenue à hauteur du regard par du ruban adhésif repose sur ce mécanisme d’attraction et de répulsion articulé autour du rire.
Les bohèmes sont des individus qui apparaissent puis disparaissent au gré des époques dont elles demeurent le témoignage. Comme la jeunesse, la bohème est un état transitoire, moderne au sens baudelairien, d’un quartier dans une ville. Ces bohèmes sont pour l’essentiel peuplées et animées par des individus exotiques au terroir qui voit fleurir la bohème. La bohème est cosmopolite.
Les individus qui la composent, libres d’entraves sociales ou familiales ou animés par la quête d’une bohème nouvelle, vont poursuivre ailleurs le travail de construction d’identité artistique entrepris ici. Les bohèmes véhiculent la bohème en tenant assez peu compte des frontières administratives, sociales ou culturelles dans lesquelles les individus sont communément tenus. Une fois l’expérience de la bohème accomplie, il s’agit de la confronter ailleurs. De fait : les individus bohèmes sont aussi les vecteurs, les agents de métissage, de la bohème et contribuent ce faisant à entretenir une dynamique culturelle internationale. Et c’est particulièrement vrai concernant les échanges entre Berlin, Munich et Vienne, qui vont être entretenus par des personnalités telles que Karl Wilhelm Diefenbach, Else Lasker-Schuler (1869-1945) ou Peter Altenberg (1859-1919), ou élargis à Paris, Ascona, Zurich, Bruxelles, Budapest, Milan, Rome et j’en passe, ville que l’infatigable Emil Szittya (1886-1964) placera sur la carte des Bohèmes dans son compte-rendu tardif : Le Cabinet de Curiosités.
Szittya témoigne de la façon presque désinvolte, sans trace d’aucune sorte d’affect, par laquelle les Bohèmes peuvent en quitter une pour une autre. Cohérents jusqu’au bout : les Bohèmes, qui ne possèdent pas grand-chose de matériel (ni êtres, ni biens), déménagent facilement et peuvent quitter un lieu sans ensuite en exprimer aucune nostalgie.
Le sujet que constitue la migration des individus qui composent la bohème permet d’insister sur l’importance du réseau dans le maintien d’une dynamique culturelle. Réseau alimenté par les déplacements facilités et rendus possibles par la construction des chemins de fer, mais également par la production d’une masse épistolaire impressionnante, dont on garde aujourd’hui la trace par la publication des journaux et des correspondances des bohèmes. La bohème se déplace au gré des témoignages d’exploration des uns et des autres, qui font et défont l’attractivité d’un site au motif de son climat, de la présence d’autres bohèmes, de quelques cafés, d’un peintre inconnu ou de mécènes fortunés. C’est ainsi que la bohème de Schwabing, par ses migrations dues à la première guerre mondiale, va découvrir et populariser des lieux tels que Tanger, Taormina, Capri ou Corfou.
fin de la Bohème
On ne peut pas dater la fin d’une bohème avec précision. S’agissant de la bohème de Schwabing, il est tout à fait clair que la première guerre mondiale a incité quantité d’individus à quitter Munich, que ce soit pour des raisons politiques ou de sécurité, tandis que nombre d’autres devaient trouver la mort en servant leur patrie, ou pour des raisons économiques puisque la pression entre les deux guerres en Allemagne est telle que les projets de marginalisation ne sont plus possibles. Difficile en effet de prétendre au vagabondage quand l’essentiel de la population doit lutter pour sa subsistance, l’hyperinflation ne crée pas les conditions propices à l’entraide.
Par ailleurs, la montée en puissance du nazisme oblige les bohèmes à affermir et radicaliser leurs prises de positions, les éloignant de fait d’une “réforme de la vie” qui n’est plus alors perçue que comme un idéalisme porté par un âge d’or qui n’appartient plus qu’au passé.
C’est la guerre (1914-1918), puis la crise économique (1921-1939) et enfin l’avènement du nazisme (1933) qui ont baissé le rideau sur la bohème de Schwabing.
Aujourd’hui on parle de bohème lorsqu’on entend une forme d’individualité réfractaire au contrôle social.
Dans les représentations, les bohèmes sont devenus la représentation glamour d’une classe sociale qui a pour condition première de disposer des moyens économiques suffisants pour garantir son indépendance et n’avoir pas à se soumettre aux conditions qui sont celles du prolétariat.
La bohème au XXIème siècle prend un risque social et intellectuel limité.
C’est pourquoi on parle aujourd’hui de bourgeoisie-bohème.