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Décrocheurs - Aussteiger - Dropouts

artistes, anarchistes, proto-écologistes, vagabonds et hippies

un récit possible pour le XXIème

Emmy Hennings : Aussteigerin

(temps de lecture : 24 minutes, 37 illustrations)

Malgré l’oubli dans lequel l’histoire (de l’art en général et celle du dadaïsme en particulier) a cru bon de la tenir, l’intensité de l’œuvre de Emmy Hennings continue de nous saisir, au fil des textes et des portraits photographiques qui nous restent d’elle.

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Emmy Hennings, Munich, 1912

Jeunesse

Emmy Hennings est une Aussteigerin, une décrocheuse, en ce qu’elle est l’autrice d’une œuvre déterminée par une existence expressionniste : le récit de la vie qui fut la sienne, rapporté par les romans, textes, poèmes et photographies qu’elle a laissés, est indémêlable de sa vie elle-même.

Emmy Hennings est l'œuvre d’art totale à laquelle nous devons une des pages les plus radicales de l’histoire de l’art moderne : la possibilité du Cabaret Voltaire.

Jeunesse

Emmy Hennings (née Emma Maria Cordsen le 17 février 1885) est issue d’une famille modeste — son père était plieur de voiles. Après avoir fréquenté une école de filles, elle a travaillé, entre autres, comme femme de chambre, puis dans un studio photographique, entre 1901 et 1905. C’est donc assez jeune qu’elle a découvert la duplicité de l’objectif.

Passionnée de théâtre dès son plus jeune âge, elle y a trouvé le goût du jeu qui fera d’elle une autrice expressionniste de tout premier plan.

 

Emmy Hennings, 1902

 

Emmy se marie en 1903 avec Joseph Paul Hennings, comédien, et ensemble ils parcourent le Schleswig-Holstein de scène en scène. Emmy aura un premier enfant, mort en couches.

 

Emmy et Joseph, rejoints par Wilhelm Vio, se produisent sur les places et dans des cafés à Moscou, Budapest ou Cologne. Les gains sont si maigres qu’Emmy les complète en vendant des produits de toilette en porte-à-porte.

 

En 1905, Joseph abandonne Emmy, alors enceinte. Elle donne naissance à Annemarie Schütt-Hennings. Emmy confie l’enfant à sa mère et prend la route de l’Allemagne et de l’Europe, en fonction des engagements qu’elle trouve dans divers théâtres et cabarets. Comme ces prestations artistiques ne suffisant pas à assurer sa subsistance, elle les complète par des emplois de serveuse ou par la prostitution, ce qui était une pratique répandue chez les actrices précaires de l’époque.

Dans La Flétrissure, Emmy Hennings évoquera son expérience de la prostitution en disant :

« Nous sommes un plat offert avec du vin mousseux. »

Ferdinand Hardekopf (1876-1954), ca 1912

En 1909, Emmy épouse le journaliste, écrivain et poète Ferdinand Hardekopf, ami de Gide et de Cocteau, figure de la bohème berlinoise. Hardekopf entretient l’addiction de Emmy à la morphine et la contraint à se prostituer. Le couple divorcera en 1914.

À partir de 1915 et jusqu’en 1921, Ferdinand Hardekopf entretiendra une relation réputée passionnée avec Sylvia von Harden, fille de banquier, qui deviendra une icône de la Nouvelle Objectivité grâce au portrait peint par Otto Dix en 1926.

Otto Dix (1891-1969)

portrait de Sylvia von Harden, 1926

Centre Georges Pompidou, Paris

Munich

Emmy Hennings arrive à Munich en 1908, accompagnée par Ferdinand Hardekopf.

Elle devient dépendante à l’éther et consomme autant de cocaïne que de morphine, tout en se prostituant. Il faut rappeler qu’à l’époque ces drogues restent relativement faciles d’accès : une simple ordonnance suffit, et nombre de médecins — Sigmund Freud compris — s’interrogent encore sur les vertus « miraculeuses » de la cocaïne, qu’ils espèrent analgésique et stimulant intellectuel.

 

Pour Emmy Hennings, la morphine n’a rien de festif : c’est un antalgique qui lui fait oublier la faim, atténue la morsure du froid et étouffe l’hostilité de la ville. Reste le prix très élevé qui est celui de l’addiction.

Dans cette déchéance apparente, elle commence pourtant à écrire des poèmes sous le pseudonyme Charlotte Leander.

 

Elle se produit bientôt au cabaret Simplicissimus et mène une vie sexuellement libre, autodéterminée et instable.

L’amitié du poète anarchiste Erich Mühsam la met en contact avec Gustav Landauer et les cercles révolutionnaires de la bohème munichoise, sans toutefois qu’elle s’y implique pleinement : Emmy est poète, pas révolutionnaire.

Sa poésie et ses prestations de diseuse l’inscrivent dans une littérature résolument expressionniste, tandis qu’elle garde des liens avec le Neue Club et le Cabaret Neopathétisches de Berlin, où se retrouvent Jakob van Hoddis, Wilhelm Simon Guttmann, Robert Jentzsch et Georg Heym.

 

« À bien des égards, Munich est devenue cruciale pour ma vie future. (…) Les intérêts qui dormaient en moi se sont réveillés. J’ai été initiée aux arts visuels et à la littérature moderne, et j’ai appris à absorber ce qui était beau et bon de façon plus consciente qu’auparavant. J’avais l’impression que la plénitude de la vie affluait vers moi de toutes parts. »

Le Jeu éphémère. Chemins et détours d’une femme

Emmy Hennings, ca. 1912

Musée municipal de Munich

Les apparitions au Simplicissimus l’obligent à écrire régulièrement, et elle gagne en assurance.

De 1910 à 1915, elle mène la vie typique de la bohème : figure littéraire de l’expressionnisme, elle vit surtout la nuit, dans le dénuement, et enchaîne les liaisons. Plusieurs artistes lui dédient poèmes et portraits, notamment Jakob van Hoddis, profondément marqué par leur relation.

 

Convertie au catholicisme en 1911, Emmy Hennings provoque l’incompréhension d’amis libertaires qui y voient une trahison. Cette révélation mystique — qui tient de la fulgurance plus que de la vocation — la marginalise d’un milieu volontiers anarchiste et plutôt masculin, mais la rapproche viscéralement de Hugo Ball, rencontré en 1912 et qu’elle épousera en 1920.

 

Entre 1909 et 1913, ballotée entre Munich et Berlin, elle devient l’une des figures les plus en vue des cercles expressionnistes. À Berlin, elle retrouve la chansonnière Claire Waldoff — icône féministe et lesbienne qui se produit au Chat Noir puis au Linden Cabaret — et adopte volontiers le dialecte berlinois sur scène, affirmation identitaire surprenante de la part d’une artiste venue du Nord.

Claire Waldoff dans la pièce Drei Alte Schachteln (Trois Vieilles Boîtes), vers 1928

Claire Waldoff a débuté sa carrière de chansonnière lesbienne vers 1903.

Féministe engagée et lesbienne assumée, elle chantera au Chat Noir de Berlin en 1908, puis régulièrement au Linden Cabaret. Claire Waldoff enregistrera ses chansons à partir de 1910. Ses chansons seront reprises par Marlène Dietrich mais elle finira dans l’oubli après avoir été déclarée “indésirable” par les nazis en 1933.

Outre le fait d’assumer une sexualité aussi libre que peu admise, Emmy Hennings va trouver chez Claire Waldoff un emploi tout à fait libre du dialecte berlinois lorsqu’elle chante sur scène. Cet usage vaut comme la déclaration d’une identité sociale à laquelle Emmy Hennings souscrit très volontiers.

 

Elle se lie aussi à Else Lasker-Schüler, poète d’avant-garde déjà célébrée (recueils de 1899 et 1902). L’importante oeuvre poétique que produit déjà Else Lasker-Schuller, ajoutée à une très forte personnalité, fournit à Emmy Hennings une indication sur la hauteur de ses ambitions : muse et diseuse de cabaret c’est bien, mais écrire de la poésie c’est beaucoup plus urgent.

De plus, Else Lasker-Schuler est une femme dangereuse : sans cesse ballottée entre le relatif et l’absolu, entre le fantasmatique et la réalité, l’extrême sociabilité et la solitude la plus profonde, cette femme fantasque qu’illustre l’anecdote selon laquelle elle avait toujours sur elle des bonbons pour payer ses notes de café, a laissé une impression très forte sur Emmy Hennings.

Ernst Moritz Engert (1892-1986)

Emmy Hennings,

papier découpé, 1912 extrait de Schwabinger Kopf. Silhouettes

 

En 1912 Emmy Hennings pose comme modèle pour Ernst Moritz Engert qui laissera d’elle des profils découpés, puis pour Hans Bolz à qui l’on doit un portrait peint, et Reinhold Rudolf Junghanns qui produira une série de gravures publiées en 1913 par Kurt-Wolff Verlag sous le titre Variationen über ein weibliches Thema (Variations sur un thème féminin) qui ne font pas l’économie de l’érotisme dont Emmy Hennings assume d’être le modèle.

Quantité de portraits photographiques de Emmy Hennings dont on dispose aujourd’hui ont été réalisés par Hans Holdt. Entre 1910 et 1915 à Berlin Emmy Hennings à tout d’une icône.

 

Ces photographies, souvent éditées en cartes postales, sont aussi une source de revenus significatives pour tout artiste du spectacle à l’époque. Largement diffusées, la postérité des artistes représentés leur doit beaucoup.

 

Reinhard Rudolf Junghanns (1884-1967)

Variationen über ein weibliches Thema. 1913

Érotiquement et moralement, Hennings était une femme libérée qui aimait le changement après la fin d’un premier mariage lamentable.

Ses textes parlent non seulement de sa soif d'expérience, mais aussi de la souffrance qu'entraîne « l'amour comme marchandise », du conflit et de l'aliénation de soi qui y réside. Emmy écrit :  «Je supporte tant de souffrance des autres/Et je pleure beaucoup de larmes pour les autres./Je ressens un désir inconnu/Et je donne de la tendresse aux autres».

 

Ils seront quelques uns à se laisser envoûter par le charme troublant et insaisissable de la jeune femme, qui laissera des traces profondes dans les journaux de Franz Wedekind, de Johannes Becheret de Georges Heym. 

 

Erich Mühsam (1878-1934)

Erich Mühsam nous a laissé de sa liaison passionnée avec Emmy Hennings un surnom : celui de Génie Erotique, et rédige des pages qui mélangent la candeur et l’érotisme sans rien perdre des convictions libertaires de chacun : il n’est pas envisageable de posséder des personnes, et jamais dans ses écrits Mühsam ne prêtera le flanc à ce travers, et il est assez frappant de noter que si les anarchistes peuvent montrer des archaïsmes étonnants dans leurs rapports aux femmes, ils demeurent en revanche tout à fait respectueux de leur liberté et ne manifestent aucune jalousie dans des rapports qui consentent à l’amour libre.

De ce point de vue, il est assez étonnant de noter que Ferdinand Hardenkopf (proxénète et dealer) et Jakob van Hoddis (amoureux transi) se retrouveront en compagnie de emmy Hennings et de Hugo Ball au Cabaret Voltaire sans que cela ne pose le moindre problème.

 

Munich, samedi 27 mai 1911

Depuis avant-hier, il y a un certain nombre de choses à noter, avant tout un vilain péché. Emmy m’a incité au coït. Je l’ai avertie, je me suis dressé, je me suis battu avec moi-même, mais j’ai été faible. Maintenant je dois l’avoir infectée et le gonocoque fera le tour de Munich.

Erich Mühsam, Journaux intimes, 1911

 

Emmy Hennings, 1912

archives Erich Muhsam

En 1912, ses poèmes paraissent dans Pan et Die Aktion.

L’expressionnisme intéresse les révolutionnaires, mais c’est le réseau des amitiés qui conduit Emmy Hennings à publier dans de telles pages : jamais elle n’a cru, ni ne croira, qu’un lendemain puisse chanter quoi que ce soit.

Elle contribue à la revue Revolution, lancée par Heinrich Franz Seraph Bachmair avec Johannes R. Becher, Hans Leybold, Klabund et Hugo Ball — incubateur d’idées qui mèneront, en 1919, à la République soviétique de Bavière.

 

Revolution, octobre 1913

incluant des contributions de Hugo Ball et Emmy Hennings

 

Tandis qu’il écrivait Nietzsche et le renouvellement de l’Allemagne, Hugo Ball travaillait alors comme dramaturge pour le Kammerspiele de Munich, où il essaya d’ introduire Franz Marc et Vassily Kandinsky comme scénographes.

C’est avec Kandinsky qu’à l’époque Hugo Ball imagine ce que pourrait être un “théâtre total”.

Sa fréquentation des cercles expressionnistes et avant-gardistes le conduit à collaborer avec Frank Wedekind, à développer des relations avec l’écrivain Hans Leybold, et surtout le poète, écrivain et futur psychiatre Richard Huelsenbeck qui sera bientôt une figure centrale du Cabaret Voltaire et du Dadaïsme radical.

C’est à cette époque que Kandinsky a pu parler à Ball du langage Zaoum des Futuristes russes.

Ce langage poétique inventé à la même époque par Alexei Kroutchenykh n’est construit sur aucune règle grammaticale, ni convention sémantique, ni norme de style. Il a été créé pour permettre l’expression d’émotions et de sensations primordiales. Alors qu’il tente de formaliser une nouvelle poétique du geste et du mot,

Hugo Ball a pu s’en inspirer pour écrire en 1916 le poème Karawane, qu’il dira sur la scène du Cabaret Voltaire, comme il a pu trouver chez Emmy un ancrage concret à cette utopie : il n’y a pas de discontinuité entre Emmy et ce qu’elle dit sur scène.

 

Hugo Ball, Emmy Hennings et Jacques Schiffrin, Munich, 1913

 

Bien que tous deux contributeurs de la revue Révolution de Heinrich Franz Seraph Bachmair, l’histoire intime veut que Hugo Ball ait découvert Emmy Hennings lors d'une de ses apparitions au cabaret Simplicissimus.

C’est en ces occasions qu’il eut la révélation de l’intensité artistique émise par Emmy Hennings comme personnage et comme poète.

Pendant près de quatre ans, ils vivront une relation amoureuse non exclusive, avant de former le couple qui a permis le dadaïsme en ouvrant le Cabaret Voltaire en février 1916, avant de se retirer à Agnuzzo, au Tessin.

 

Portrait de Emmy Hennings, ca. 1914

Musée municipal de Munich


Franz Werfel, éditeur chez Kurt Wolff-Verlag, a lu les poèmes d’Emmy Hennings parus dans Révolution.

Il en a été si impressionné qu'il a écrit avoir été touché de la savoir au monde. Hennings réagira de manière tout à fait expressionniste à cette proposition en écrivant : J'étais très heureuse que les poèmes soient imprimés. Parce que je n'osais pas croire que de tels poèmes soient imprimés. Cette joie ne pouvait être répétée, j'ai titré ce volume Die letzte Freude (La Dernière Joie ou La Joie Ultime).

 

Emmy Hennings

Die Letzte Freude

première édition, Kurt Wolff Verlag 1913

 

Prison

 

En septembre 1914, Emmy Hennings est condamnée à quatre semaines de prison ferme à Munich, à la suite de rebondissements liés à une vieille suspicion de vol remontant à 1910.

À peine libérée, elle est de nouveau arrêtée en décembre, cette fois soupçonnée d’avoir aidé l’écrivain Franz Jung à déserter.

De cette double incarcération, expérience à la fois traumatique et fondatrice, Hennings tirera Prison.

 

Ce récit autobiographique, publié en 1919, se présente comme un plaidoyer pour son innocence, mais il ne s’inscrit jamais dans la logique du témoignage objectif.

Écrit dans une veine profondément expressionniste, Prison s’éloigne des faits bruts pour leur préférer une saisie hypersensible de l’existence en détention. Ni les chefs d’accusation ni les conditions concrètes de l’incarcération ne sont directement évoqués ; tout passe par la perception, par l’intensité de l’affect, par une écriture poreuse où les contours entre réel et fiction se dissolvent.

 

Cette subjectivité radicale, revendiquée comme telle, entre en conflit direct avec les normes bourgeoises d’objectivité, pré carré de l’autorité judiciaire et des institutions patriarcales. Contre l’idéologie paternaliste qui régit la société de son temps, Hennings oppose une parole personnelle, fragmentaire, instable, mais sincère. Une parole de femme, donc suspecte, et précisément pour cela : subversive.

 

René Georges Hermann-Paul (1864-1940)

illustration pour Mlle Président, 1892

Hennings décrit la prison à la façon d’une hétérotopie au sens foucaldien : un espace d’altérité, un monde à la dérive, déconnecté, ni ici ni ailleurs, où la « déviance » des détenues marque leur désajustement aux normes bourgeoises et patriarcales.

Prison donne à voir un quotidien carcéral rarement abordé : celui des femmes, de leur solitude, de leur intériorité, de leurs manières de survivre dans un système conçu pour les discipliner.

C’est un regard féminin — et féministe, bien que ce mot ne soit pas utilisé — sur la violence symbolique exercée au nom de la morale publique.

 

Sous le nom à peine modifié d’Emma, Hennings dézingue la société.

Elle en révèle les contradictions, notamment dans la manière dont les tribunaux — exclusivement masculins — se donnent le droit de définir ce qu’est une femme, et à quel moment elle cesse de mériter ce nom.

Ainsi, à propos de la prostitution, Prison souligne l’absurdité du traitement juridique réservé aux femmes, seules tenues responsables d’un « crime » où les clients restent invisibles. Emma ironise :
 

Prenez la créature la moins protégée, une fille des rues. S’il est interdit de demander un paiement pour l’amour à l’heure, il doit également être interdit d’acheter l’amour à l’heure. L'expérience montre cependant que l'être humain ne peut pas vivre sans des heures d'amour. L’amour devrait donc s’organiser différemment. Mais « l’amour organisé » semble extrêmement embarrassant. Cependant, il n’y a aucun moyen de s’en sortir. La cour de justice est composée d'hommes et il faut moins d'efforts pour punir le sexe faible que pour demander des comptes aux hommes qui souhaitent garder secrètes leurs pulsions les plus fortes.

Emmy Hennings

Fille sur le quai

extrait de : Gedichte (Poèmes)

Künstlerkneipe Voltaire (Cabaret Voltaire), Zurich 1916

Kunsthaus Zürich

Après la publication de Prison, Hennings continue d’explorer cette expérience en en rédigeant trois versions différentes. Aucune n’est définitive. Elle fait ainsi sienne la proposition d’Hugo Ball : réécrire la vie chaque jour. Cette dynamique constante de remaniement affirme l’idée — chère aux avant-gardes — qu’il n’y a pas de frontière entre l’art et la vie.

 

L’œuvre devient alors un champ de variation, une suite d’essais d’intensité plus que de vérité.

L’instabilité narrative, les glissements d’identité, les formes hallucinées et parfois ludiques qui traversent Prison relèvent d’un projet subversif : déconstruire les récits officiels, ceux de l’État, des tribunaux, de la bourgeoisie, qui s’érigent en gardiens de la vérité tout en masquant leur violence structurelle.

 

C’est à partir de cette démarche que l’on peut comprendre la cohérence entre les esthétiques de l’expressionnisme, les gestes des avant-gardes, et les mouvements révolutionnaires du début du XXe siècle : tous cherchent à rompre avec les formes dominantes de vie et de pensée, à reconfigurer les règles du possible.

 

Cette posture artistique, faite de réinvention permanente, se retrouve également chez Else Lasker-Schüler. Hennings la formule sans détour dans La Flétrissure (1920) :

 

Mon seul métier est celui d’apprendre ce que je suis.

 

Ses œuvres prennent ainsi tout leur sens lorsqu’elles deviennent acte de présence. Seule sur scène, dans l’instant, Emmy Hennings performe son identité mouvante. La scène n’est plus un jeu, mais un lieu d’existence. L’histoire qu’elle y raconte est toujours la même — sa propre histoire — mais elle change à chaque fois. Elle sera différente demain.

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Emmy Hennings et Lotte Pritzel

Munich 1913

 

Tessin

Entre 1913 et 1915, Emmy Hennings n’a sans doute pas échappé à l’influence de l’école de danse de Rudolf von Laban. Elle y a probablement croisé Mary Wigman, Sophie Taeuber et Katja Wulff, figures majeures de la danse moderne, que l’on retrouvera plus tard au Cabaret Voltaire.

 

À la même époque, Hennings et Hugo Ball ont vraisemblablement été sensibles à l’attrait du Monte Verità — d’abord parce qu’Erich Mühsam, familier des lieux, leur en avait sans doute fait l’éloge, ensuite parce que l’école de danse de Laban, installée à Zurich et à Munich, y installait régulièrement ses quartiers d’été.

 

C’est très probablement par ce réseau que le couple, comme tant d’autres figures de la bohème munichoise, a découvert le Tessin.

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fête costumée à Munich, ca 1911 (Sophie Tauber est au centre)

collection privée

 

Femme Libre

La quête d’Emmy Hennings pour la liberté individuelle et l’épanouissement personnel, en tant que femme, et en tant qu’artiste, explique son insoumission aux institutions que sont le mariage et la maternité.

 

Si l’institution bourgeoise du mariage — qu’Hennings qualifie de « prison » et de « tombeau de toute jeunesse et beauté » — était régulièrement remise en question au début du XXe siècle, la maternité demeurait encore perçue comme l’expérience fondamentale de la vie d’une femme, voire sa véritable vocation naturelle.

 

Lorsque Emmy Hennings rejette à la fois le mariage et la maternité, c’est l’angoisse de perdre la liberté de se réinventer constamment au-delà des contraintes sociales qu’elle exprime : l’angoisse de n’avoir plus cette liberté intégrale, indispensable à l’artiste qu’elle est, à sa nécessité artistique de ne pas savoir ce que demain lui réserve.

 

Hennings attribue la souffrance exprimée dans ses poèmes à son existence même en tant que femme :

« Je suis une femme.

J'enlève tout contrôle.

À la question du « pourquoi » et du « d'où »,

Je confesse seulement le « comment » je suis tombée. »

 

Dans ce même texte, Emmy Hennings évoque avec un mélange de dégoût et de mépris son rapport à la luxure et à la féminité :

« Je n'ai pas inventé la luxure.

D’une telle perfidie, l’inventeur ne pouvait pas être une femme.

La femme n’est pas une inventrice naturelle. »

 

Ce mépris du genre féminin est caractéristique de nombreux écrivains bohèmes de l’époque : on le retrouve notamment dans les prises de position atypiques de Franziska zu Reventlow, qui se déclare alors favorable à la maternité tout en restant fermement opposée au mariage.

 

Comme beaucoup de féministes, Emmy Hennings aspire à une vie de célibataire, car le mariage impose aux femmes de subordonner leurs désirs et leurs aspirations à ceux de leur mari.

Elle déclare que l’exclusivité sexuelle exigée par le mariage porte atteinte à sa liberté individuelle, ramenant cette exigence à la condition d’objet ou de bête appartenant à son époux.

Dans son roman autobiographique Das flüchtige Spiel (Le Jeu éphémère), Emmy Hennings fait dire à Helga, à la suite de son mariage :

« Je ne voulais pas être la propriété privée d'un homme, et ce que désirent beaucoup de femmes, me donner entièrement et exclusivement à un homme, ce n’était pas — je le sentais de plus en plus — ma tasse de thé. »

 

Lorsque, en 1905, Emmy Hennings donne naissance à sa fille Annemarie, le bonheur qu’elle éprouve ne suffit pas à étouffer son désir d’une vie d’errance et de théâtre :

« Maintenant, j'ai eu mon enfant tant attendu et c'était — à vrai dire — littéralement la seule satisfaction dans mon mariage, mais cela ne me suffisait pas. »

 

Plus loin dans le livre, décrivant le moment où elle confia sa fille encore enfant à sa mère, Emmy Hennings affirme que sa vocation d’actrice était plus forte que la maternité :

« Ma mère m'a exhortée à rester, mais je n'ai pas pu. Obsédée comme je l’étais par mon envie de jouer, par mon addiction à l'errance et aux mélodies, même mon enfant ne pouvait me retenir. L'incertitude dans laquelle je me trouvais était plus forte que l'amour pour mon enfant. Mais il ne faut pas croire que j’ai manqué d’amour maternel. C'était comme si j'étais poussée par un démon auquel je ne pouvais pas résister. »

 

Annemarie passera son enfance à Flensbourg jusqu’au décès de sa grand-mère en 1916, date à laquelle elle rejoindra le couple Emmy Hennings–Hugo Ball à Zurich.

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Johann Jakob Bachofen (1815-1887)

La féminité en temps de Bohème reste une notion étrange, y compris pour les hommes. Ceux-ci se trouvent marqués par les réflexions de l’universitaire suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887), qui théorisa en 1861 le matriarcat dans son essai Le Droit maternel (Das Mutterrecht). Bachofen y évoque la possibilité que les premières sociétés humaines aient été dominées par des figures féminines incarnant la vie et la prospérité par la fertilité.

Il avance que l’époque primitive aurait pu être celle d’une gynocratie, un droit maternel transmettant le pouvoir de mère en fille, car les femmes, détentrices du pouvoir religieux, auraient su résister à une sexualité masculine jugée tyrannique.

 

Figure centrale de la Bohème munichoise, le poète et anarchiste Erich Mühsam, ami et amant d’Emmy Hennings, partage ce point de vue presque mystique sur le matriarcat, convaincu de sa supériorité sur le patriarcat ultérieur.

Mühsam diffuse ces idées au sein du Cercle Cosmique, aux côtés de Ludwig Klages, Karl Wolfskehl ou encore Franziska zu Reventlow — elle-même sexuellement libre, vendant occasionnellement son corps pour subvenir à ses besoins, tout en prônant une vie de célibataire et valorisant la maternité, qu’elle qualifia de véritable « premier jour de sa vie » lors de la naissance de son fils.

 

Mühsam qualifie Emmy Hennings de « génie érotique », déclarant qu’il aime en elle cette « prostituée naïve » qui « ne sait rien d’autre qu’aimer et être aimée ».

Les prétendants d’Emmy dans la bohème munichoise sont nombreux ; ils la décrivent tour à tour comme diva, madone, muse ou femme fatale. Souvent, ils insistent sur sa silhouette  petite, délicate, presque enfantine. Emmy Hennings semble alors osciller entre les rôles de fille enjouée, innocente et enfantine, et de femme lascive et séduisante.

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Erich Mühsam (archives)

das bin ich Emmy Hennings, 1913

 

Zurich

En mai 1915, Emmy Hennings et Hugo Ball quittent Munich pour Zurich, ville alors perçue comme un refuge au cœur d’une Europe dévastée par la Première Guerre mondiale. Engagés par une petite troupe de variétés, ils y entament une nouvelle étape de leur parcours artistique, dans un contexte à la fois marqué par l’exil, la précarité et l’effervescence intellectuelle.

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Hugo Ball et Emmy Hennings (à droite) et la troupe du Flamingo Ensemble à Zurich, 1915

Après le tumulte et les difficultés de la vie bohème à Munich, Zurich offre à Emmy et Hugo l’apparence d’un havre de paix. Pourtant, leur situation est loin d’être aisée : sans le sou, ils vendent leurs derniers biens, perpétuellement à la recherche d’un emploi dans une ville où la concurrence entre exilés est rude et les ressources rares. Ils rédigent des demandes d’aide, empreintes de honte et de désespoir, traduisant la vulnérabilité de leur condition. Emmy se souvient :

« Zurich était alors la ville la plus internationale qu'on pouvait imaginer. Sur les quais, on entendait parler toutes sortes de langues. (...) Nous regardions, non sans jalousie, les mouettes et les cygnes se faire nourrir. Je n’ose dire de quoi nous vivions. »

 

La ville devient rapidement le théâtre d’expérimentations artistiques qui bousculent l’ordre établi. Le 5 février 1916, Ball et Hennings obtiennent la permission d’utiliser une salle désaffectée située au numéro 1 de la Spiegelgasse, une rue discrète mais désormais historique.

C’est là qu’ils créent le Cabaret Voltaire, lieu éphémère mais fondateur, qui va permettre la naissance du mouvement Dada.

Durant six mois, jusqu’en juillet, artistes et poètes venus de toute l’Europe s’y retrouvent pour déconstruire les valeurs traditionnelles et inventer une nouvelle forme d’expression, portée par la haine de la guerre et le rejet des structures patriarcales et bourgeoises.

Cabaret Voltaire

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Karl Schlegel (1892–1960)

carte d'invitation pour l'inauguration du Künstler-Kneipe Voltaire, Zurich 1916

Kunsthaus Zürich

 

Officiellement, il s’agit d’ouvrir un cabaret, proche de ceux qui faisaient le sel de la vie à Munich. Emmy y peut chanter et Hugo l’accompagne au piano.

Mais, inspirés par la culture du cabaret, encouragés par le Futurisme et portés par l’idée d’un art total, leurs véritables objectifs dépassent le simple divertissement : ils veulent dénoncer l’absurdité de la guerre en célébrant le non-sens.

Leurs saynètes absurdes sont le reflet monstrueux de la propagande guerrière. Leur musique, scandée sur un rythme militaire, est explosive et destructrice. Leurs costumes rigides évoquent des cercueils. Leur spectacle s’affiche comme un contre-programme radical à la guerre qui déchire l’Europe.

 

Il semble que Marcel Janco soit le premier à s’y être présenté.

Passant par hasard devant le cabaret, il aurait entendu Emmy chanter tandis que Hugo jouait du piano.

Marcel Janco y fera ensuite venir ses amis Tristan Tzara, Hans Arp et Sophie Tauber, avant que ne les rejoignent les proches de Ball et Hennings rencontrés à Munich : Richard Huelsenbeck, Paul Klee, Lotte Pritzel, Emil Szittya, Marcel Slodki ou Marietta di Monaco, sans oublier ni Ferdinand Hardekopf ni Jakob van Hoddis, et tout ce joli monde va se retrouver à deux pas des fenêtres où habite alors Lénine.

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Emmy Hennings et une Poupée Dada au Cabaret Voltaire, 1916

Sur les planches du Cabaret Voltaire, Emmy Hennings poursuit son projet expressionniste d’une subjectivation dynamique de son récit autobiographique, y introduisant une « poupée dada » qui peut être vue comme un double d’elle-même.​​​​

Lotte Pritzel : Poupées, 1910

Cette poupée, probablement inspirée par celles fabriquées par Lotte Pritzel, est un double grotesque, une autre facette de l’auteur, prolongeant l’entreprise expressionniste de rupture avec la linéarité du récit. Lorsque Emmy joue avec sa poupée Dada — nous pouvons être conduits à nous demander qui, après tout, a cessé de jouer la première —, laquelle des deux parle le mieux d’elle-même ? Elle? Même?

Sophie Taeuber danse au Cabaret Voltaire avec un masque de Marcel Janco, 1916

Au texte dit puis chanté d’Emmy s’ajoutent le masque, le costume et enfin la danse. C’est dans la danse qu’Emmy trouve une complice en Sophie Tauber, bientôt rejointe par Katja Wulff.

Elles pratiquent des danses solitaires, toujours en déséquilibre, surgissantes, comme des diablotins jaillissant de leur boîte, soufflant sur les braises d’une sauvagerie que Dada tout juste né s’apprête à chevaucher pour renverser l’art et l’ordre anciens, tenus pour responsables des atrocités littéralement innommables qui ravagent la Somme.

 

Cabaret voltaire : programme de la soirée Dada du 28 avril 1916

Le succès du Cabaret Voltaire est tel que, chaque soir, il fait quasiment salle comble. Cependant, c’est Emmy Hennings qui semble attirer le plus de monde. Quand les numéros absurdes fatiguent le public et que des huées éclatent, elle surgit et donne un numéro de cabaret qui apaise l’assemblée. Richard Huelsenbeck résume ainsi son rôle :

« Ses couplets nous ont sauvé la vie. C’est elle, l’âme du cabaret, celle que le public veut voir, celle dont le désespoir suscite la plus grande empathie. »

 

En mars 1917, Hugo Ball, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck ouvrent la Galerie Dada, qui propose conférences, spectacles et expositions. Mais Hugo Ball refuse de suivre Tristan Tzara dans l’idée de faire de Dada un mouvement international. Habité par des inspirations catholiques, il considère que la lutte contre le mal incarné par la guerre mondiale n’est pas achevée, et voit d’un mauvais œil la création d’une franchise Dada.

 

Finalement, en mai 1917, Hugo Ball et Emmy Hennings rompent avec les dadaïstes et s’installent à Berne, où Ball publiera une critique virulente de l’intelligentsia allemande, dénonçant le nationalisme fervent et le militarisme prussien. La vocation catholique du couple se renforce alors chaque jour.

 

Hugo Ball et Emmy Hennings, 1916

Le succès du Cabaret Voltaire est tel que, chaque soir, il fait quasiment salle comble. Cependant, c’est Emmy Hennings qui semble attirer le plus de monde. Quand les numéros absurdes fatiguent le public et que des huées éclatent, elle surgit et donne un numéro de cabaret qui apaise l’assemblée. Richard Huelsenbeck résume ainsi son rôle :

« Ses couplets nous ont sauvé la vie. C’est elle, l’âme du cabaret, celle que le public veut voir, celle dont le désespoir suscite la plus grande empathie. »

 

En mars 1917, Hugo Ball, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck ouvrent la Galerie Dada, qui propose conférences, spectacles et expositions. Mais Hugo Ball refuse de suivre Tristan Tzara dans l’idée de faire de Dada un mouvement international. Habité par des inspirations catholiques, il considère que la lutte contre le mal incarné par la guerre mondiale n’est pas achevée, et voit d’un mauvais œil la création d’une franchise Dada.

 

Finalement, en mai 1917, Hugo Ball et Emmy Hennings rompent avec les dadaïstes et s’installent à Berne, où Ball publiera une critique virulente de l’intelligentsia allemande, dénonçant le nationalisme fervent et le militarisme prussien. La vocation catholique du couple se renforce alors chaque jour.

La Flétrissure

A Berne, Ball devient collaborateur puis directeur de la publication de la Freie Zeitung. Hugo y affirme un ascétisme catholique studieux et encourage Emmy à écrire davantage. C’est ainsi qu’elle écrit La Flétrissure, publié en 1920.

 

Emmy Hennings, 1917

L’ouvrage prend la forme d’un journal intime, dans lequel Emmy décrit avec un réalisme sombre et minutieux la vie d’une actrice livrée à la rue, sans aucun moyen de subsistance.

Le récit évoque la pauvreté absolue qui a pu être la sienne — cruel corollaire de son impérieux désir de liberté, mais poids bien injuste sur ses épaules.

 

La jeune femme que l’on suit dans ce journal vient de passer la nuit dans un parc, et c’est la pluie qui la tire de sa torpeur :

« Ce n’était pas une petite pluie de printemps, si j’en juge par mon rhume. J’ai dû rompre avec les conventions et ôter mes chaussures dans le parc pour les mettre à sécher sur le banc. Pour tout dire, je profite copieusement du soleil. »

 

Malgré l’humiliation et la détresse qu’elle traverse, Emmy conserve un ton ingénu qui refuse tout misérabilisme. Elle ne se plaint pas : elle constate, presque avec amusement, les conditions auxquelles nous, lecteurs, consentons chaque fois que nous détournons le regard.

Si La Flétrissure est le journal d’une vie de misère, ses pages laissent largement transparaître la nôtre — celle de tous ceux qui ont conclu un pacte faustien avec une société qui, au fond, ne les aime pas.

Pris dans un océan d’infortune, Emmy parvient pourtant à affirmer ce qu’il lui reste de fierté et retourne contre nous la doctrine à laquelle nous nous soumettons, en échange d’une liberté à laquelle elle n’a jamais renoncé.

 

La misère dans laquelle elle se trouve alors est telle qu’elle doit vendre ses propres cheveux :

« Laisse pousser ses cheveux : je ne suis pas certaine de pouvoir indiquer cette profession dans le registre de l’hôtel. »

 

À la manière d’un martyr chrétien, le prix payé par Hennings est celui de l’excellence de sa vertu. Cette excellence se traduit dans l’authenticité absolue que l’on ressent à la lecture de ses pages : jamais elle ne recourt au moindre cliché pour dire qui elle est et quel est son rapport au monde.

 

La Flétrissure est le récit de quelqu’un aux yeux si clairs qu’ils percent le travestissement dont nous préférons envelopper le monde — le récit de quelqu’un qui a depuis longtemps perdu toutes ses illusions et qui vit à contrecœur.

 

Agnuzzo

Les conditions de vie du couple à Bâle les rendent vulnérables à la moindre maladie, et il semble qu’à cette époque Emmy ait contracté la grippe espagnole, qui fut l’hiver 1918-1919 l’une des plus graves pandémies mondiales.

 

avertissements contre la grippe espagnole, Paris 1918

En février 1920, Emmy Hennings épouse Hugo Ball, puis, en 1922, ils s’installent définitivement au Tessin.

C’est sur cette terre de la Suisse méridionale qu’Emmy composera ses derniers ouvrages : Helle Nacht (1922), The Eternal Song (1923), La Maison Grise (1924), The Walk to Love (1925).

Pourtant, elle ne trouvera d’éditeur que de manière très ponctuelle, et donc presque aucun lectorat.

Progressivement, l’œuvre d’Emmy Hennings s’efface dans l’ombre du Cabaret Voltaire devenu dadaïsme — un mouvement laissant aussi peu de place aux femmes qu’à l’expressionnisme — puis disparaît derrière celle de son mari.

Encore aujourd’hui, nombre de ses poèmes restent à publier et à traduire, et singulièrement en français.

Ce n’est que récemment que l’histoire de l’art a commencé à replacer cette figure pourtant centrale de la contre-culture au cœur du récit du Cabaret Voltaire.

 

Hugo Ball et Emmy Hennings à Agnuzzo, 1921


Les mémoires d’Emmy, Call and Echo, ont été publiées à titre posthume, tout comme Ma vie avec Hugo Ball (1953) et ses Lettres à Hermann Hesse (1956), éditées par Annemarie Schütt-Hennings.

Alors que ces ouvrages, parus en République fédérale, aux côtés des mémoires dadaïstes d’Arp, Huelsenbeck et Hans Richter, consolidèrent sa réputation de compagne fidèle et poète amie, ses premiers textes furent longtemps oubliés.

En 2016, à l’occasion du centenaire du mouvement Dada à Zurich, Emmy fit l'objet d'attentions nouvelles en tant que femme fondatrice du groupe Dada zurichois.

Ses premières œuvres en prose, sa poésie et ses nombreuses correspondances ont depuis été intégrées à une édition critique en cours de production, rendant son œuvre accessible au grand public.

Toutefois, la réception de son travail littéraire reste encore largement éclipsée par la fascination pour sa vie mouvementée et non conformiste.

 

Hugo Ball, 1921

 

Au Tessin, loin du tumulte européen, Hugo trouve une paix intérieure, se plongeant dans l’étude des saints, figures d’absolu et de renoncement.

Cette quête spirituelle rejoint celle d’Emmy, pour qui la poésie fut aussi un chemin vers une vérité plus profonde. Leur amitié avec Hermann Hesse, qui reconnaît chez Emmy une compassion infinie pour les âmes égarées, souligne combien son humanité et son art s’inscrivent dans une démarche d’amour universel, au-delà des blessures personnelles.

L'écrivain Suisse Friedrich Glauser dira :

« C'était un homme d'une pureté qui ne se rencontre probablement qu'une fois tous les cent ans. Ball était l'un de ces rares individus à qui la vanité et les postures sont totalement étrangères. Il ne faisait pas semblant ; il était. »

 

Hermann Hesse, Emmy Hennings et Hugo Ball, sur la plage d’Agnuzzo en 1921

Mais la santé de Hugo décline rapidement : atteint d’un cancer de l’estomac, il meurt en 1927, à seulement 41 ans.

 

Hugo Ball, Agnuzzo, 1927

Sa vie était finie. L'homme qui avait fait d'elle une Madone, qui avait adopté sa vision du monde, qui l'avait si profondément influencée qu'il vivait sa vie comme la sienne, venait d'être enterré dans la terre humide.

Le conte de fées était terminé.

Richard Huelsenbeck : Voyage au bout de la liberté

 

Emmy Hennings et Hugo Ball,, 1927

Emmy déménage alors à Magliaso où survivra plus de vingt ans à Hugo Ball.

Elle poursuit son œuvre avec La Maison de l’Ombre (1930), puis Blume und Flamme – Geschichte einer Jugend (1938), ainsi que de nombreux articles consacrés à son époux ou à l’expérience Dada.

Pourtant, ses conditions de vie sont terriblement précaires : elle travaille comme blanchisseuse et ouvrière, elle doit sous-louer sa chambre pour joindre les deux bouts, et incarne la condition d’une femme d’exception réduite à l’abandon social.

 

dernière adresse de Emmy Hennings à Magliaso

Emmy Hennings meurt le 10 août 1948 à Magliaso.

Elle est enterrée près de Hugo Ball, à Gentilino, au bord du lac de Lugano.

 

Emmy Hennings à Magliaso, 1948

Cette fin de parcours illustre tragiquement le sort réservé à tant d’artistes femmes : figures centrales dans la naissance de mouvements d’avant-garde, elles disparaissent ensuite dans l’ombre des récits dominants, leurs voix marginalisées, leurs combats occultés.

Pourtant, Emmy Hennings, par sa ténacité et son œuvre, continue de briller comme une flamme fragile et persistante, au cœur d’une époque marquée par la destruction et la renaissance.

 

À travers le parcours sans concessions d’Emmy Hennings, se dessine bien plus qu’une simple biographie d’artiste ou une fresque dadaïste.

Son existence incarne, au cœur d’une Europe en crise et en mutation, la figure complexe de l’« Aussteiger », cette personne qui choisit – ou est contrainte – de décrocher du monde dominant, de ses normes étouffantes, de ses guerres et de ses dictats culturels.

 

Emmy, comme tant d’autres Décrocheurs, trace une voie de révolte et d’errance, mais aussi d’affirmation personnelle radicale. En marge du flonflon des grands récits officiels, elle illustre la puissance d’une contre-culture insoumise, faite de rupture, d’échec et de floraisons.

Par sa poésie, sa voix et son engagement au Cabaret Voltaire, elle offre un manifeste d’authenticité et de résistance esthétique, traversé par la douleur et la quête d’un autre rapport au monde, plus libre, plus vrai, tête haute.

 

Emmy Hennings, 1913

Cette Aussteigerin ne se contente pas d’échapper au carcan social : elle en dénonce le non-sens et l’absurdité pour révéler les folies d’une époque dévastée.

Sa démarche artistique et spirituelle dissippe les frontières entre création et vie, identité et altérité, misère et transcendance. Elle symbolise cette volonté paradoxale d’« habiter l’exil » comme forme de lutte, tout en cherchant à retrouver une place, un sens, dans un monde fragmenté.

 

Dans le panorama plus large des Décrocheurs, Emmy Hennings brille par sa singularité féminine et son ancrage expressionniste, souvent occultés par une histoire de l’art centrée sur des figures masculines.

Son œuvre, longtemps reléguée dans l’ombre, gagne aujourd’hui une reconnaissance à la hauteur de sa force subversive et poétique.

Elle ouvre une voie qui renseigne les liens entre bohème, avant-gardes, Lebensreform et les désirs d’absolu qui traversent le tournant du XXe siècle.

Emmy Hennings nous éclaire sur les formes d’émancipation possibles face aux gesticulations d’un monde en crise.

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site mis à jour en juin 2025

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